Société

Panique virale : comment ne pas rater la catastrophe ?

Professeur de littérature et médias

Au moment où la crise sanitaire sature les salles de soins intensifs, comment comprendre la panique virale qui s’est emparée de nous ? La notion de « capitalisme génétique », proposée hier dans AOC par Thierry Bardini, aide à repérer les effets de la viralité médiatique qui exacerbe les effets sociaux du coronavirus. C’est en mesurant la plasticité inédite de ce capitalisme viral qu’on parviendra peut-être à tirer parti de la catastrophe, pour éviter un « retour à la normale » de l’extractivisme écocidaire.

Mieux vaut parler de la « catastrophe » que de la « crise » du coronavirus. Parler de crise implique que ça va passer, que l’immense majorité d’entre nous s’en remettra, et qu’il faut travailler pour qu’un retour à la normale se fasse au plus vite. Parler de catastrophe signifie, étymologiquement, que nous vivons un effondrement qui va « retourner » durablement nos existences, les mettre sens dessus dessous. Nous avons besoin d’une telle catastrophe pour renverser les trajectoires qui nous enfoncent déjà à tombeau ouvert dans des situations infiniment plus terribles encore qu’un (très) mauvais épisode grippal, aussi dramatique et douloureux que soit ce dernier pour les familles affectées.

Trois horizons des catastrophes en cours

On peut distinguer trois temporalités et trois enjeux majeurs dans la catastrophe en cours. D’abord un horizon sanitaire de court terme : il s’agit ici, à l’échelle des jours qui viennent, de multiplier les lits d’hôpitaux pouvant soigner en urgence les déficiences respiratoires causées par le Covid-19. La majorité des préoccupations reflétées par les journaux télévisés, radios majoritaires et autres chaînes d’information en continu sont obnubilées par cette urgence. Il en va de nos vies, de celles de nos proches et, bien entendu, tout le possible doit être fait pour les sauver dans l’immédiat.

Cette urgence sanitaire est toutefois l’occasion d’une remise en cause relevant d’un deuxième horizon, plus large, celui du néolibéralisme, dont nous sommes nombreux à souhaiter que le conoravirus sanctionne l’effondrement terminal. L’épidémie, et le soutien populaire qu’elle génère pour les soignant·es héroïsé·es, applaudi·es chaque soir à 20 heures, semblent arriver à pic pour dénoncer les politiques d’austérité menées depuis 30 ans contre les services publics, sous-financés, pressurisés, bureaucratisés, privatisés. C’est « le prix du bon marché » (imposé par l’idéologie compétiviste) que nous payons aujourd’hui faute d’avoir investi dans la précaution. L’ubérisation rampante voit elle aussi le coronavirus révéler son imposture : les auto-entrepreneurs apparaissent de façon patente comme les sans-abris du monde de l’emploi. La catastrophe du virus pourrait opérer un retournement significatif de nos affects communs, (re)mettant la protection sociale (accessible à tou·tes) au cœur de nos préoccupations partagées, d’où l’avait délogée le rêve (inégalitaire et écocidaire) de la maximisation des profits financiers, de la compétitivité à outrance et de la maximisation productiviste.

Une telle révolution idéologique, qui paraît aujourd’hui (à peine) possible, ne serait pourtant elle-même qu’une défaite, si elle ne devait aboutir qu’à permettre un retour à la normale (débarrassée du délire néolibéral). Le troisième horizon doit situer la catastrophe – en cours depuis au moins deux siècles – sur le plan de nos relations extractivistes à nos milieux de vie. Dans l’Union soviétique et la Chine maoïste comme dans l’Amérique capitaliste, nos modèles de « développement », nos idéaux d’« abondance » et nos rêves de « liberté » ont reposé sur la réduction de nos environnements à des « ressources », que nous pouvions en extraire pour les exploiter sans nous soucier ni de leur renouvellement (soutenabilité), ni des conséquences induites par cette exploitation (externalités). On pompe le pétrole qui permet aux avions d’Easyjet de nous faire passer un week-end d’hiver dans une villégiature estivale, sans se demander ni ce qu’il adviendra lorsque les gisements seront épuisés, ni ce que le CO2 relâché par nos escapades entraîne en termes de dérèglement climatique.

Jason Moore y dénonce un « Capitalocène » reposant sur l’épuisement de la cheap nature (la nature à bon marché) ; Jairus Victor Grove appelle cela l’« Eurocène » dans la continuité d’une colonisation de la planète au profit de l’une de ses populations ; Anna Tsing y voit le « Plantationocène », où la monoculture qui plante une seule espèce d’arbres rend les plantations agro-industrielles (fussent-elles « vertes ») aussi calamiteuses que les plantations esclavagistes[1]. C’est cette catastrophe multiséculaire que le coronavirus doit nous permettre de renverser. Les manifestations internationales du vendredi pour le climat, la résonance médiatique des imaginaires collapsologiques, les courbettes de greenwashing que multiplient les entreprises et les gouvernements envers des sensibilités écologistes de plus en plus répandues, tout cela prépare aussi depuis quelques temps un retournement possible de nos affects communs – qui sont la seule véritable source de pouvoir parmi les populations humaines.

C’est sur l’articulation entre le deuxième et le troisième horizon qu’il faut rassembler les forces de celles et ceux qui se retrouvent en état de confinement. Les dirigeants du G20 promettent de mettre 5 000 milliards de dollars (1 000 pour la Banque Centrale Européenne à elle seule) sur la table d’un New Deal destiné à assurer le retour à la normale du régime extractiviste. Il est de notre devoir historique d’opérer un braquage sans précédent sur ce « pognon de dingue », pour le détourner vers une sortie (aussi pacifique que possible) de la catastrophe écocidaire et socialement inique qui a prévalu jusqu’ici. Pour ce faire, il serait bon de mieux comprendre à la fois quel est le statut inédit de ce virus, et ce qu’il est capable de nous (faire) faire.

La schizophrénie virale du capitalisme génétique

Le théoricien des media (ainsi qu’artiste et biologiste) Thierry Bardini a publié au cours des dernières années une série d’écrits importants et insuffisamment commentés, qui nous donnent un recul très éclairant sur la situation actuelle. Il relève que les virus ébranlent nos certitudes quant aux limites entre le dedans et le dehors, comme entre le vivant et le mort. Un bout de code n’a pas l’air de pouvoir vivre d’une vie propre. Et pourtant, il est capable de « se reproduire » : seulement dans une cellule hôte, cependant, en utilisant la « machinerie » de cet hôte. Par ailleurs, il « meurt », s’il ne parvient pas à rentrer dans une cellule accueillante.

Ce zombie – qui se nourrit des corps et des codes d’autrui, mais qui les altère et contribue parfois à leur santé – dérange surtout nos habitudes de pensée parce qu’il défie radicalement nos présupposés ainsi que nos processus d’individuation. Thierry Bardini le répète : un virus n’existe jamais seul. Les virus n’existent que par multitudes. Ils sont à la fois fragments d’individus (bouts de code) et populations (invasions). Ils se reproduisent à l’identique, mais ils charrient des bouts de code arrachés ici ou là d’un hôte à l’autre (par « transduction virale »). Rien de plus difficile que d’y reconnaître « un ennemi » contre lequel mener « une guerre ».

Ces étonnantes propriétés des virus conduisent Thierry Bardini à voir dans « le capitalisme génétique » un nouveau régime de gouvernance se superposant (sans les remplacer) à ceux que Michel Foucault et Deleuze-Guattari nous ont appris à identifier comme la « souveraineté », la « discipline » et le « contrôle ». Au cœur de ce quatrième régime opère une conception de (et une opérationnalité sur) « la vie » conçue au point de convergence entre a) code génétique, b) code informatique et c) code médiologique. [2]

Notre rapport au virus – en l’occurrence le Covid-19 – est à resituer au sein de cette convergence, qui se manifeste jusqu’à la surface de nos énoncés par un rapport au mieux ambivalent, au pire schizophrène, avec la viralité. D’un côté, dans le domaine de la biologie, de la médecine et de l’informatique, les virus apparaissent comme des choses horribles, dont nous nous protégeons par des antivirus, et contre lesquelles nos Présidents nous appellent à entrer « en guerre ». Nous les fuyons, nous nous confinons et nous barricadons pour essayer (parfois en vain) d’échapper à ces ennemis publics n°1.

Les scientifiques – lorsqu’on ne réduit pas leur rôle à énoncer des règles de confinement – ont beau nous dire que nous avons besoin des virus au sein des holobiontes complexes qui nous permettent de vivre, dans nos entrailles comme dans nos environnements extérieurs. Les biologistes ont beau nous émerveiller par les étonnants mécanismes permettant à ces bestioles de mêler leur code génétique à celui de leur cellule hôte, ce qui leur donne une forme d’existence à la fois germinative et zombie, dont personne ne sait vraiment si elle se situe en-deçà ou au-delà de « la vie ». En dépit du besoin que nous avons d’eux et des merveilles de leur reproduction, les virus génétiques suscitent majoritairement de la peur, voire aujourd’hui de la panique : « choper un virus » est rarement une bonne affaire, et « choper le virus » est désormais synonyme d’angoisse.

Si les virus informatiques suscitent une hantise à peine moins violente, Thierry Bardini relève toutefois que, lorsqu’on passe du côté de la médiologie, la viralité fait au contraire l’objet de tous les désirs. Quoi de plus envié que de « devenir viral » lorsqu’on réalise une vidéo, invente un mot, compose un meme, lance un hashtag ? La contagion qui effraie dans le registre sanitaire réjouit dans le registre médiatique. Il est pourtant bien question d’une même réplication : un bout de code s’infiltre dans un autre bout de code, pour envahir un certain domaine en s’y reproduisant de façon incontrôlable, jusqu’à l’altérer depuis l’intérieur en faisant vaciller son identité par la transduction de matériaux importés.

Qu’est-ce que cette ambivalence schizophrénique dans notre rapport à la viralité nous dit du capitalisme génétique ? Celui-ci ne se contente pas de réprimer (souveraineté), de former (discipline) ou de moduler (contrôle) : il génère, depuis l’intérieur des systèmes, des entités hybrides, largement irrépressibles, informelles et résistant à la modulation. L’État ne peut pas lui imposer sa souveraineté de l’extérieur, parce qu’il est d’ores et déjà constitutif de sa genèse. Nul ne peut le contraindre à se fondre dans une forme disciplinée, puisqu’il se développe par une information réduplicante, qui ne répond qu’à la simple possibilité de se reproduire. Il résiste à tout effort de contrôle modulateur, dans la mesure où notre définition même de la viralité désigne l’emballement imprévisible d’une contagion soudaine.

Comment se sont constitués le pouvoir et la richesse inouïe des géants du web, sinon par la réussite de contagions virales ? Microsoft introduit le code de Windows ou de Word dans votre disque dur, dans vos textes, dans vos habitudes, et vous voilà accro à ses produits payants. YouTube, Facebook ou Twitter ne nous font-ils pas tou·tes rêver de disséminer nos bouts de code dans les machines et les âmes de nos congénères ? Amazon n’a-t-il pas généré une façon de consommer qui colonise et fait progressivement exploser de l’intérieur toutes nos autres façons préexistantes de dépenser nos revenus ? La compétition entre algorithmes capables d’exploiter les big data par les vertus auto-génératives de l’apprentissage machinique n’a de pair que la compétition entre grandes firmes pharmaceutiques pour générer des tests, des remèdes, des vaccins aidant à nous protéger des contaminations.

Gilles Deleuze et Félix Guattari définissaient le capitalisme comme une « axiomatique », soit comme une construction langagière au potentiel génératif infini, à l’intérieur de contraintes cruellement contraignantes (celles de la maximisation des revenus du capital). Nick Land le dépeignait comme un alien, venu d’on ne sait quelle planète pour recoder nos modes de production et nos subjectivités à son seul profit.

Parler de capitalisme viral pour caractériser notre époque permet de faire sentir la continuité qui relie :
a) une agro-industrie plantationnaire dont la monoculture et les manipulations génétiques (végétales et animales) nous exposent à des contagions plus virulentes que jamais. [3]
b) une gouvernance sécuritaire qui nous piste par des moyens informatiques comme si nous étions toutes et tous des virus (ennemis dans un état de guerre permanent, proies dans une logique de compétition consumériste).
c) une médialité en réseaux qui diffuse des affections à des vitesses et des échelles inédites selon d’incontrôlables contagions virales.

Si la viralité, dans sa convergence biologico-informaco-médiatique, est bien au cœur du capitalisme contemporain, elle explique peut-être ce qui donne à celui-ci son caractère inhumain.

Panique virale et plasticité

Étant donné ce que les Humains ont fait de cette planète, ce caractère inhumain de la viralité pourrait toutefois s’avérer être un atout. Comme le remarque encore Thierry Bardini, le défi de notre moment historique, face au Covid-19 comme face au capitalisme génétique, n’est pas tant de « penser le virus » que de penser comme un virus – pour tenter de comprendre ce que le virus nous contraint ou nous permet de penser. Je propose d’appeler panique virale ce qui se révèle sous un tel éclairage.

Même s’il est très difficile d’avoir à ce stade une idée claire de ce qui est en train de nous arriver, il est frappant de constater la disproportion entre, d’une part, le nombre de morts effectivement recensés (moins de 20 000 sur un peu moins de 8 milliards d’humains à cette date du 27 mars 2020, même si l’on annonce parfois 200 000 morts à venir pour les seuls USA) et, d’autre part, les bouleversements entraînés par la volonté (évidemment légitime) de réduire le nombre des victimes.

Certains commentateurs rappellent la grippe de Hong Kong qui, entre 1968 et 1969, avait fait un million de victimes au total, dont 40 000 en France, sans pour autant frapper nos mémoires collectives. D’autres soulignent que le cancer, en partie causé par des dommages collatéraux de la modernisation industrielle, fait beaucoup plus de victimes que le Covid-19, sans que cela nous émeuve assez pour menacer les profits financiers des multinationales dont les marchandises s’en font les vecteurs. Pourquoi donc réagissons-nous collectivement et planétairement de façon aussi « virulente » à une attaque virale largement prévisible, certes spectaculaire (puisque des populations blanches de pays riches en sont affectées), mais, semble-t-il à ce stade, pas particulièrement létale (comparativement à d’autres problèmes sanitaires[4]) ?

C’est bien du côté de la viralité informationnelle qu’il faut se tourner pour expliquer la panique virale qui s’est emparée de nous. Le monde du capitalisme génétique est non seulement celui de Monsanto-Bayer, de Pfizer et de Sanofi, c’est aussi celui de BFM TV, Wikileaks, Tweeter, Instagram et Facebook, tel que le structurent agences de publicité (Omnicom, Publicis) et compteurs de clics (Google Ads). Le danger de mort est un attracteur imparable pour augmenter l’audience. La séquence de caractères Covid-19, dès lors qu’elle produit dans nos attentions des effets de saillance dont dépend notre vie, est un bout de code voué à se reproduire avec la plus grande rapidité dans nos univers médiatiques.

Ce qui menace nos « économies » d’effondrement systémique n’est pas tant la viralité biologique d’une (très) méchante grippe – contre laquelle nous pourrions déclarer la guerre – que la viralité médiologique des alertes à la mort circulant parmi des populations privilégiées qui comptent sur l’État pour tenir les malheurs à distance. Il est beaucoup moins évident d’appliquer le modèle de la guerre pour lutter contre cette panique virale. Ce serait lutter contre notre désir même de vivre, contre ce qui nourrit ce désir des informations dont il se sustente pour orienter nos actions. Ce serait déclarer la guerre à notre code de valeurs et à nos grammaires de valorisation. Tel est bien le double horizon de la panique : un effroi qui ébranle l’ensemble de nos certitudes (pan = « le tout »), d’une façon soudaine et proprement explosive (pan ! = le coup).

La question est dès lors de savoir quelle sera la plasticité de la panique virale en cours. Ou plutôt : la tâche urgente est de donner forme à cette plasticité. Plus précisément encore : le défi de toutes celles et ceux qui ne nous satisfaisons pas du capitalisme extractiviste consiste à rendre viral son rejet au sein de la panique virale actuelle.

Comment faire que Covid-19 ne soit pas simplement le nom d’une crise sanitaire, que les pouvoirs en place, politiques comme économiques, s’efforcent déjà de résorber en neutralisant ses effets déstabilisateurs ? Comment en faire l’occasion d’un retournement, d’une vraie catastrophe pour le néolibéralisme et l’extractivisme dominant ? Quel bout de code de virus informationnel pouvons-nous insérer dans nos circulations médiatiques pour reprogrammer nos modes de valorisation ? Qu’est-ce que nous contraint ou nous permet de penser le virus, qui puisse réorienter drastiquement les affects communs sur lesquels repose tout pouvoir en place ?

Solidarité, égalité, sobriété

La liste est longue des renversements nécessités pour altérer le cours « normal » de l’écocide en cours. Contentons-nous ici d’en articuler trois à titre d’exemples, que le virus semble nous pousser spontanément à éprouver au sein de la situation actuelle.

1. On peut inscrire le premier au registre de la solidarité. Pourquoi donc sapons-nous nos perspectives de croissance, alors que même cette (très) méchante grippe ne causera probablement qu’un nombre de victimes assez restreint (encore une fois, comparativement à d’autres désastres dont nous paraissons nous accommoder sans scrupules) ? Les Boris Johnson, Donald Trump et autres Jair Bolsonaro se sont ouvertement offusqués qu’on envisage de mettre en péril les marchés boursiers pour sauver quelques vies humaines. La panique virale a vite eu raison de leurs tergiversations. Suffit-il d’en trouver la cause dans une économie virale de l’attention qui fait du danger de mort un imparable attrape-mouches d’audience ? Bien sûr que non. Le Covid-19 n’est pas une (très) méchante grippe : c’est le symptôme le plus spectaculaire et le plus révélateur des pathologies du capitalisme viral.

Derrière le dramatique décompte des morts, c’est un puissant mélange affectif d’égoïsme et de solidarité qui motive notre mobilisation collective contre les ravages du Covid-19. Il nous est insupportable de voir ou de laisser mourir nos proches ou nos prochains, alors que nous pourrions et devrions avoir les moyens de les sauver. La frustration et le martyre des doctoresses et des infirmiers tient moins à la maladie elle-même qu’au manque de lits en salles de réanimation. La situation où ils doivent choisir quel patient soigner et quel patient sacrifier leur impose un intolérable traumatisme, parce que nous avons l’habitude, dans nos pays riches, de pouvoir soigner les malades que l’on sait soigner.

Même si l’angoisse repose bien entendu pour chacun·e d’entre nous sur un instinct de survie égoïste, la crise sanitaire actuelle multiplie aussi les comportements relevant de la solidarité. C’est (aussi) par sens du devoir que les personnels de santé soignent les patient·es sans compter les heures ni les fatigues, que les salarié·es des « secteurs essentiels » continuent à travailler, que des volontaires sans nombre s’engagent dans des activités d’entraide de toutes sortes. Le coronavirus met sous nos yeux, de façon patente, l’inanité du modèle de l’homo oeconomicus calculateur de son intérêt strictement égocentré. La panique virale offre une occasion idéale pour viraliser la réalité de nos solidarités, et renforcer nos affects de compassion.

2. Force est toutefois de constater que cette compassion est éminemment sélective. Ne pas pouvoir soigner (par manque de ressources) des maladies que les technosciences savent soigner : voilà le lot commun et quotidien des pays moins privilégiés que les nôtres. Nous paniquons de nous voir soumis nous-mêmes au sort commun des populations du Sud. Là aussi, pourtant, le virus nous contraint et nous permet de déplacer quelque peu nos œillères habituelles. Le grand confinement s’avère progressivement rendre encore plus criantes les terribles inégalités qui nous divisent entre voisins, sexes, races, catégories professionnelles, niveaux d’éducation, classes de revenus, quartiers, villes, pays, continents. Être confiné est un plaisir pour les privilégié·es disposant d’un jardin printanier ou d’une résidence secondaire. Cela tient du cauchemar pour les familles pauvres entassées dans un minuscule appartement. Cela relève du luxe pour qui n’a simplement pas de toit.

Une soif accrue d’égalité prend force à travers les injustices que révèle le confinement. Pourquoi les métiers les plus véritablement utiles tendent-ils à être les moins bien payés et les moins bien considérés ? Soignantes, nettoyeurs, éboueurs, camionneurs, caissières, livreurs : autant d’invisibles soudainement décrétés essentiels. Au nom de quelle aberration les services qui ont le plus de valeur ont-ils le moins de valeur ? Parachutes dorés, optimisation fiscale, stagnation des salaires et envolées des profits actionnariaux avaient préparé le terrain à l’indignation grandissante devant l’insupportable injustice des écarts de rémunération. Le virus y trouve un terreau favorable pour faire basculer notre affect commun du côté d’une intolérance croissante envers certaines inégalités.

3. Enfin, troisième exemple, le confinement nous pousse à faire preuve d’une sobriété énergétique et déconsumériste inédite, que tout le monde considérait comme inimaginable il y a quelques semaines à peine. Que l’air redevienne provisoirement respirable dans les grandes villes chinoises ; que l’on puisse survivre sans magasins d’habits, sans voyage exotique, sans fleurs importées du Kenya (mais aussi, bien sûr, sans théâtres et sans librairies) ; qu’un aéroport sur deux puisse être fermé à Paris ; que la consommation d’électricité puisse diminuer de 20%, les déchets de 30%, du jour au lendemain : autant de plis que nous pourrions prendre grâce au coronavirus, et dont le défi est d’ores et déjà de savoir comment les pérenniser par-delà la résolution souhaitable de la crise sanitaire.

La Révolution française a fait date en imposant dans nos imaginaires les idéaux de liberté-égalité-fraternité. Même si la nuit du 4 août et 93 restent certainement devant nous, le coronavirus pourrait faire date si nous parvenons à sculpter sa plasticité en viralisant les idéaux de solidarité-égalité-sobriété auxquels il peut servir de vecteur.

Ajuster nos égards pour réussir nos catastrophes

Un débat intéressant contrastait récemment dans Philosophie Magazine les analyses de deux ténors de la collapsologie. Agnès Sinaï voulait voir dans le coronavirus un accélérateur potentiel de mutation écologique, tandis que Vincent Mignerot soulignait à quel point traiter le Covid-19 en ennemi extérieur auquel faire la guerre continue à dénier notre principal problème, qui est interne à nos modes de production et de consommation. Bruno Latour renchérissait en pointant l’abîme séparant la façon dont nous confrontons la crise sanitaire (à l’échelle nationale, sous la férule d’un État autoritaire, entièrement dédié à protéger les humains) de ce que nous devrions faire face aux effondrements écologiques (à l’échelle transnationale, par de nouvelles distributions de responsabilités, pour protéger nos milieux terrestres contre les humains).

Les incrédules auront sans doute raison. Après un moment euphorique de générosité irréfléchie, le passage du Covid-19 va probablement aider les États à surveiller plus étroitement leurs populations. La soudaine récession économique (potentiellement pire que celle de 2018) va servir de prétexte ou de ferment à une austérité redoublée, à une compétition exacerbée, à une xénophobie décuplée. Le lendemain du confinement nous verra plus habitués que jamais à tout nous faire livrer par la magie d’un clic. Plutôt que d’un effondrement soudain, l’hypothèse la plus raisonnable est celle d’un appauvrissement par paliers, qui pressurisera progressivement toujours davantage celles et ceux qui se situent au bas de l’échelle que les occupants des échelons supérieurs.

Mais notre réaction au Covid-19 et à l’écocide extractiviste est-elle si raisonnable que cela ? Ce que la panique virale peut nous faire espérer, c’est que la plasticité générative du capitalisme génétique puisse non seulement faire sa force d’inventivité et de réactivité, mais aussi l’exposer à des retournements inattendus et inédits.

C’est peut-être chez Baptiste Morizot, le philosophe traceur de loups, qu’il faut aller chercher ce qui pourrait retourner le vieux cliché de l’homo homini lupus en de bonnes raisons d’agir. Aux différentes échelles des trois horizons évoqués au début de cet article, nous sommes confrontés à trois réalités (le Covid-19, le néolibéralisme, l’extractivisme) qui ont en commun d’être sans égards pour leurs victimes. Or la vraie force des vivants tient à leur capacité d’adaptation à leur milieu : la fitness (aptitude) darwinienne ne favorise pas la survie « du plus fort », mais celle du mieux relié. Le Canis dirus a disparu il y a 10 000 ans du continent américain parce qu’il était trop fort : ce super-prédateur dominait tellement son milieu que sa reproduction sans obstacle l’a rapidement fait épuiser ledit milieu. Le Canis lupus était plus apte, quoique plus faible, parce qu’il était mieux relié à ce(ux) qui l’entourai(en)t. Pour ne pas répéter le sort du Canis dirus, nous devons sortir de l’extractivisme insoucieux des conséquences de ses exploitations, pour apprendre à entretenir avec notre environnement un rapport d’égards ajustés, nous dit Baptiste Morizot[5].

Ce rappel ouvre une perspective suggestive sur la façon dont la crise sanitaire actuelle peut contribuer à retourner (à « catastropher ») viralement nos régimes de production et de consommation. Même si l’on a raison de se méfier de la tendance multiséculaire du capitalisme à se tourner vers l’État pour socialiser les pertes (et mieux re-privatiser les profits dès le beau temps revenu), chaque jour amène son lot d’« ajustements » conjoncturels dont nous pouvons d’autant mieux faire la source d’égards ajustés qu’ils recoupent des revendications articulées de longue date (dans des milieux jusqu’ici très minoritaires). Listons-en six, tirés du seul domaine économique, à titre d’exemples :

1. La Banque Centrale Européenne mobilise un budget inédit de 1 000 milliards d’euros pour atténuer la chute libre de la croissance causée par le confinement : pour peu qu’on introduise des égards envers nos environnements, nous voilà sur la voie du Pacte Finance-Climat que tout le monde a approuvé, mais que personne n’a mis en acte.

2. Maison Blanche et Congrès états-uniens votent le versement de 1 200 $ à tout contribuable résident (gagnant moins de 100 000 $ par an) : voilà appliquée la proposition faite depuis des années (dans l’indifférence générale) par les activistes du Quantitative Easing for the People, de distribuer de l’argent directement aux individus plutôt qu’aux banques ou aux entreprises[6].

3. Les conditions de plus en plus restrictives imposées aux chômeurs pour obtenir leurs allocations volent (provisoirement ?) en éclats en France comme aux USA, où l’on accorde aux chauffeurs d’Uber les mêmes droits qu’aux employés des grandes entreprises : entre distribuer 1 200 $ à chacun et des allocations de survie à tous, c’est la voie ouverte à un revenu universel qui se fraie à l’occasion de la prochaine récession.

4. Le gouvernement français « impose le blocage partiel des dividendes » des entreprises du CAC 40 pour 2020, tandis que la Maison Blanche « contraint General Motors à fabriquer des appareils respiratoires» pour combler leur manque en hôpital : au-delà de l’habituelle socialisation des pertes, c’est tout le cycle de l’activité productive qui se trouve soudainement remis sous la houlette explicite de l’intérêt commun (plutôt que sous celle de la maximisation des revenus financiers).

5. Les mesures promises pour atténuer les conséquences de la chute brutale de l’activité économique sont financées par le recours à la dette publique et à la planche à billets : même si ce recours perpétue (ou accentue) la mainmise de la finance sur nos destins communs – ce qui, bien entendu, faite tout le problème ! – l’énormité des sommes envisagées prépare le terrain à un système de financement des investissements et des salaires par cotisations, rendant étonnamment réalistes les propositions radicales d’un Bernard Friot.

6. Après avoir ignoré leurs demandes pendant des mois et des années, le gouvernement français s’engage à « revaloriser » les salaires et les statuts du personnel hospitalier, tandis que le téléjournal héroïse les caissières, camionneurs et autres livreurs : la situation est mûre pour remettre sur le tapis la question de l’échelle des salaires, et pour imposer un écart maximal (d’un facteur 4 ?) entre les postes les mieux et les moins bien payés, selon des critères d’utilité et de pénibilité qu’ignore complètement notre prétendue méritocratie actuelle.

Cette brève liste, partielle et sommaire, s’est concentrée sur les questions économiques parce que c’est autour d’elles que se nouent toute une série de blocages qui empêchent d’étendre nos vues aux problèmes écologiques, même si ces derniers les surpassent en importance et les surdéterminent. Sur ce plan également, toutefois, le confinement fraie des voies dans lesquelles il faut s’engager sans attendre. En proposant dans AOC une procédure de description de ce qui nous manque, ne nous manque pas ou nous réjouit dans la suspension temporaire des fausses nécessités économistes, Bruno Latour lance le projet d’une cartographie de nos attachements réels et de nos illusions d’addiction, c’est-à-dire des égards réajustés sur lesquels remodeler nos rapports sociaux.

Bon nombre de ces égards viendront buter sur les rigidités des infrastructures logistiques qui alimentent nos modes de vie. Il est raisonnable de douter que les bons sentiments et les nouvelles sensibilités parviennent à renverser le code grammatical strictement capitaliste régissant nos chaînes d’approvisionnement à l’échelle globale – du moins avant que celles-ci ne s’enraient à l’occasion d’un véritable épisode d’effondrement.

La plasticité idéologique de notre moment de panique virale n’est nullement absolue, et encore moins durable. Mais elle est constitutive du capitalisme génétique. Après avoir répété pendant 20 ans (sans grand succès) qu’« un autre monde est possible », nous voici brièvement témoins qu’une autre perception du monde est déjà là, en puissance sinon encore en actes. À nous de nous en emparer pour réussir cette catastrophe, au lieu de continuer à subir les effondrements en cours. À nous de viraliser une réponse virulente à ce que nous contraint et nous permet de penser le coronavirus.

 


[1] Voir respectivement Jason Moore, Capitalism in the Web of Life, New York, Verso, 2016 ; Jairus Victor Grove, Savage Ecology. War and Geopolitics at the End of the World, Durham, Duke University Press, 2019 ; Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, Paris, La Découverte, 2018.

[2] Voir son article « Le capitalisme génétique », à paraître prochainement dans AOC, ainsi que son entretien radiophonique du 22 mars 2020 dans la série Antivirus sur http://www.rybn.org/radioinformal/antivirus/.

[3] Voir Rob Wallace, « Agribusiness would risk millions of deaths », Marx 21, 11 mars 2020, https://www.marx21.de/coronavirus-agribusiness-would-risk-millions-of-deaths/ et Anna Tsing, « Résurgence holocénique contre plantationj anthropocénique », Multitudes, 72, p. 77-87.

[4] Rappelons par exemple que, selon l’OMS, 827 000 meurent chaque année dans le monde faute d’accès à des systèmes basiques d’assainissement des eaux (WHO, « Sanitation. Key Facts », 2019, https://www.who.int/news-room/fact-sheets/detail/sanitation).

[5] Baptiste Morizot, Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Wildproject, 2016, p. 262 sqq. et Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020, p. 279-287.

[6] Voir https://www.positivemoney.eu/.

Yves Citton

Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Co-directeur de la revue Multitudes

Rayonnages

Société

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Voir respectivement Jason Moore, Capitalism in the Web of Life, New York, Verso, 2016 ; Jairus Victor Grove, Savage Ecology. War and Geopolitics at the End of the World, Durham, Duke University Press, 2019 ; Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, Paris, La Découverte, 2018.

[2] Voir son article « Le capitalisme génétique », à paraître prochainement dans AOC, ainsi que son entretien radiophonique du 22 mars 2020 dans la série Antivirus sur http://www.rybn.org/radioinformal/antivirus/.

[3] Voir Rob Wallace, « Agribusiness would risk millions of deaths », Marx 21, 11 mars 2020, https://www.marx21.de/coronavirus-agribusiness-would-risk-millions-of-deaths/ et Anna Tsing, « Résurgence holocénique contre plantationj anthropocénique », Multitudes, 72, p. 77-87.

[4] Rappelons par exemple que, selon l’OMS, 827 000 meurent chaque année dans le monde faute d’accès à des systèmes basiques d’assainissement des eaux (WHO, « Sanitation. Key Facts », 2019, https://www.who.int/news-room/fact-sheets/detail/sanitation).

[5] Baptiste Morizot, Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Wildproject, 2016, p. 262 sqq. et Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, 2020, p. 279-287.

[6] Voir https://www.positivemoney.eu/.