Société

Coronavirus, une banale gestion sécuritaire de l’exception

Sociologue

Après l’Assemblée Nationale qui doit livrer ses conclusions fin juillet, c’est au tour du Sénat de lancer jeudi une commission d’enquête sur la gestion de l’épidémie de Covid-19. Si, face à l’inconnu et aux incertitudes qui en découlent, une certaine improvisation a été de mise, on peut d’ores et déjà remarquer que les décisions prises pendant la crise ne sont pas totalement inédites. Elles rappellent l’approche sécuritaire et policière mobilisée récemment face aux « émeutes de banlieue », aux manifestations ou au mouvement des Gilets jaunes.

La gestion de la crise par le gouvernement a fait l’objet de nombreuses critiques, plus ou moins justifiées. Naturellement, l’émergence d’un virus aux caractéristiques mal connues a suscité des réactions qui peuvent paraître désordonnées, ou même contradictoires. Les discours autour du port du masque n’en est qu’une des manifestations les plus évidentes. Face à l’inconnu et aux incertitudes qui en découlent, une certaine improvisation est forcément de mise.

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Néanmoins, les politiques menées ne relèvent pas du hasard. Confrontés à la nouveauté, ou à des phénomènes méconnus, les gouvernements, ou l’ensemble des acteurs amenés à gérer un problème, ont tendance à apporter des réponses qui, avec le recul, sont redondantes et souvent stéréotypées. Plus exactement, ils s’inscrivent dans des mécanismes collectifs qui les amènent à réagir de manière finalement assez prévisible, alors même que les questions qui se posent sont de nature différente, ce que la sociologie de la décision a montré depuis longtemps[1].

Ainsi, si l’on compare la gestion de la crise de la Covid-19 avec celle d’autres grands problèmes publics, il est frappant de constater combien celle-ci a été « gérée » ou « accompagnée » d’une manière finalement assez courante, avec des réflexes et des habitudes que l’on retrouve dans d’autres politiques. Notamment, la gestion des politiques de sécurité, non pas sanitaires mais celles relevant de la gestion policière – même si les deux tendent à se confondre actuellement –, comporte de nombreuses similitudes avec la façon dont a été abordée la crise de février 2020, similitudes que nous nous proposons de souligner.

Ainsi, que ce soient les attentats de 2015, la crise des gilets jaunes ou celle de la loi travail, ou même la question de la sécurité du quotidien ou des contrôles d’identité, tous ces événements, plus ou moins prévisibles, ont généré des attitudes très semblables à celles qui ont émergé face à la pandémie.

Tout d’abord, le manque d’anticipation, ou d’investissement en amont de l’émergence des problèmes, se retrouve dans la plupart des cas cités. Bien entendu, il ne s’agit pas, ex post, d’affirmer que cette pandémie était prévisible et que, le sachant, le gouvernement n’a rien fait. Le problème réside dans le manque d’investissement des dirigeants dans les savoirs permettant d’anticiper les crises, ou du moins de réduire les incertitudes lorsque celles-ci surviennent. Ainsi, il semble qu’en France, peu d’investissements aient été faits en amont sur les coronavirus, alors même qu’une fois la pandémie installée dans le pays, on a pu trouver des financements et « mobiliser » les chercheurs pour qu’ils produisent en urgence des réponses.

Cela rappelle de multiples exemples dans le domaine de la sécurité, que ce soient les appels en urgence aux universitaires lorsqu’éclate une « émeute en banlieue », alors que ceux-ci alertaient depuis longtemps, dans le vide, sur les tensions propices à un explosion. Cela rappelle également la période malheureuse de Charlie et du Bataclan, lors de laquelle de multiples appels à recherches ont été lancés, avec des financements importants, alors même que la recherche en ces domaines comportait des lacunes et avait fait l’objet de restrictions[2].

Il semble que, dans les sciences sociales au moins, la recherche soit de plus en plus condamnée à être réactive et non proactive. Malheureusement, dans ces domaines, la production rapide de résultats, s’ils n’ont pas été précédés d’investissement de long terme, risque fort de ne déboucher que sur des travaux relativement pauvres. Depuis la disparition de l’idée de planification, qui d’ailleurs permettait de confronter chercheurs et dirigeants, le long terme est largement délaissé.

La propension à vouloir rassurer en niant a priori la gravité d’une situation fragilise la légitimité ultérieure du pouvoir politique.

Deuxième constat qui s’impose : la relativisation, ou le manque d’intérêt pour les expériences étrangères. Les expériences acquises par d’autres pays asiatiques, qui ont affronté plus directement que la France les virus H1N1, SRAS ou MERS, sont regardées avec une certaine condescendance. Là aussi, la comparaison avec la sécurité policière s’impose : depuis longtemps, le Ministère de l’Intérieur s’auto persuade, contre toute évidence, que la France a la meilleure police du monde, et que les avancées en termes de relations police-population dans les autres pays ne sont pas intéressantes.

Autre similitude : face à l’incertitude, le gouvernement réagit spontanément par le déni, ou la minimisation. Sans éléments de jugement, il préfère qualifier le nouveau virus de « grippe » ou de « grippette » et dénigrer le port du masque. Nul besoin de s’étendre sur ce point. L’épisode ancien de Tchernobyl, l’accident de l’usine Lubrizol de Rouen ou, pour reprendre la thématique de l’insécurité, les tensions police-population dans les quartiers sensibles, et le terrorisme, montrent combien la propension à vouloir rassurer en niant a priori la gravité d’une situation fragilise pourtant la légitimité ultérieure du pouvoir politique. Bien qu’inscrit dans la constitution, certes pour un sujet restreint, le principe de précaution n’est pas souvent mobilisé.

Le corollaire de la minimisation du premier temps de la crise est la surréaction quand le gouvernement s’aperçoit que la maitrise de la situation lui échappe. Les modalités du confinement, avec parfois des absurdités d’un point de vue de la stricte logique sanitaire, et l’arbitraire qui les accompagnent, notamment dans l’application par les policiers de règles mal définies, visent autant à rappeler que l’État peut reprendre la main par l’autoritarisme qu’à protéger le citoyen. Ici encore, les exemples hors COVID de ce type de réaction excessive après une première étape « minimisante » fourmillent dans le champ de la sécurité au sens où nous l’entendons. La gestion des gilets jaunes sur le long terme en est la manifestation la plus patente.

Surtout, l’État ne veut pas que les citoyens apportent eux-même des réponses non prévues par la puissance publique. Les masques que certains s’apprêtaient à endosser, puis à fabriquer dès les premiers jours d’apparition du virus ont sans cesse été dénigrés, réglementés, alors que le gouvernement commandait en urgence des masques dont les qualités laissaient parfois à désirer. Dans cette crise comme dans beaucoup d’autres, les réflexes habituels ont joué : centralisation, production de normes à l’excès et suspension d’un certain nombre de droits et de libertés.

La solution, unique, universelle, s’appliquant de manière identique sur tout le territoire, doit venir d’en haut, et les acteurs locaux doivent se battre pour participer à la gestion des problèmes. Il a fallu attendre longtemps le partage entre la France en rouge et la France en vert, suivant des logiques administratives – découpages régionaux – autant que sanitaires. Les normes viennent encadrer et réfréner les initiatives de terrain, et c’est finalement le policier national qui va décider de ce qui se fait ou ne se fait pas durant le confinement.

Enfin, la suspension de certaines libertés publiques permet peut-être de protéger les gens contre eux-mêmes – est-ce si souhaitable ? –, mais elle sert surtout à protéger l’imperium gouvernemental : s’il ne réussit pas à bien faire, il lui faut démontrer, grâce à la multiplication des règles, que personne ne peut faire sans son aval. Tout cela participe de la politique d’«infantilisation » des citoyens tant dénoncée par de nombreux critiques de l’action publique, et que l’on retrouve pleinement dans les politiques de sécurité. Celles-ci se caractérisent par une mise à l’écart presque systématique des citoyens dans leur propre sécurité[3]. Il semble que cette tendance s’affirme dans le domaine sanitaire, confortant les thèses de Michel Foucault.

L’État utilise la peur née des craintes de la population pour s’imposer en ultime protecteur paternaliste.

Autre élément de comparaison, qui accompagne d’ailleurs la centralisation, la soif de chiffres et de modèles mathématiques pour « prévoir » et mesurer l’évolution de la pandémie. Parodiant le Procureur Molins intervenant ponctuellement lors des attentats terroristes de 2015, le directeur général de la santé nous a asséné tous les soirs les chiffres de la progression du nombre de malades et de morts. Les épidémiologistes ont multiplié les projections et les prévisions, alors que les données concernant la COVID-19 comportaient de nombreuses inconnues. Cela a fait écho à nos résultats concernant les chiffres de la délinquance[4], et à la fascination qu’ont les médias et les gouvernants pour des « indicateurs chiffrés » qui comportent pourtant de nombreuses erreurs.

Enfin, toujours en comparant politiques de sécurité et lutte contre l’épidémie, on notera l’importance de la croyance dans les solutions technologiques, notamment les fichiers informatiques, comme solution miracle au problème. Nous ne détaillerons pas ici les péripéties liées au développement du système StopCovid, qui viennent s’ajouter aux nombreux désappointements qu’a connu l’État en matière d’informatique, avec les logiciels de gestion. Mais nous soulignerons la convergence entre les politiques examinées, encore une fois, à travers la décision réflexe qui consiste à créer un nouveau fichier de « suspects », ici pour la maladie, ailleurs pour tous types de délits[5]. Le fichage permet de renforcer les traits déjà soulignés ici : centralisation, contrôle de la population plutôt que coopération avec elle, surréaction en mettant en place un système technique sensé tout savoir et tout maîtriser. On pourrait faire un raisonnement comparable avec les drones, mobilisés contre les émeutiers de banlieue puis lors du confinement contre le promeneur dans les bois ou sur les plages.

D’une manière générale, l’État utilise la peur née des craintes de la population pour s’imposer en ultime protecteur paternaliste, comme il le fait avec tous les crimes ou délits qui préoccupent, à tort ou à raison, les Français. Après la figure du délinquant juvénile de banlieue ou du récidiviste forcément criminel en série de la période Sarkozy, après le terroriste islamiste de la période Hollande, le virus, personnalisé par le Président de la République à travers sa déclaration de guerre contre lui, devient l’ennemi à abattre.

Cette comparaison entre politiques de sécurité et politiques sanitaires ne doit évidemment rien au hasard, tant l’activité gouvernementale est devenue, depuis le début du XXIe siècle, gouvernée par des réflexes et habitudes largement héritées de la gestion des modèles de sécurité. Les problèmes des banlieues défavorisées, l’aménagement des espaces débarrassés des buissons pour permettre le regard des patrouilles, les revendications des classes moyennes à travers les gilets jaunes, tout est largement traité prioritairement sous l’angle sécuritaire. Or, non seulement ceci est discutable d’un point de vue démocratique, mais de surcroît, ces modèles, dans le cas français, sont loin de constituer des réussites.

Dans le champ de la sécurité comme dans celui du traitement des virus, des alternatives existent. Elles ont d’ailleurs été expérimentées au tout début de l’arrivée de la pandémie en France, à travers la gestion réussie des premiers clusters, dans les Alpes ou en Bretagne, qui ont abouti à en juguler la diffusion. Elles se fondent sur une réactivité et une gestion locale, sur la responsabilisation des acteurs de terrain plutôt que sur leur infantilisation, sur la prévention plutôt que la répression, sur des frontières intérieures plutôt que sur les extérieures.

Faisons confiance aux élus locaux, aux professionnels de terrain, mieux à même de gérer les spécificités de leur secteur que des technocrates des administrations centrales ou les responsables politiques. De toute façon, s’ils commettent des erreurs, ces acteurs locaux devront en assumer les responsabilités, ce qui n’est pas le cas des autres, qui assument rarement des décisions diluées dans une organisation complexe. Adepte de la « guerre » contre le virus et de décisions prises en Conseil de Défense, le Président de la République devrait également intégrer dans sa vision un principe largement diffusé dans les doctrines militaires : celui de la subsidiarité.

 


[1] Graham T. Allison, Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis, 1re éd. 1971, Little Brown ;

[2] En décembre 2010, le mois de l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid (Tunisie), qui est le point de départ du « Printemps Arabe », Sciences Po décide de fermer la Chaire Moyen-Orient Méditerranée

[3] Ch. Mouhanna, La Police contre les citoyens ? , Champ Social, 2011.

[4] Jean Hugues Matelly, Ch. Mouhanna, Police : des chiffres et des doutes, Paris, Michalon, 2007

[5] Rapport d’information sur les fichiers de police no 1548 déposé le 24 mars 2009 par MmeDelphine Batho et M. Jacques Alain Bénisti [archive] qui compte 58 fichiers de police en 2009.

Christian Mouhanna

Sociologue, chargé de recherche au CNRS, directeur du Centre de recherches sur le droit et les institutions pénales (CESDIP)

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Graham T. Allison, Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis, 1re éd. 1971, Little Brown ;

[2] En décembre 2010, le mois de l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid (Tunisie), qui est le point de départ du « Printemps Arabe », Sciences Po décide de fermer la Chaire Moyen-Orient Méditerranée

[3] Ch. Mouhanna, La Police contre les citoyens ? , Champ Social, 2011.

[4] Jean Hugues Matelly, Ch. Mouhanna, Police : des chiffres et des doutes, Paris, Michalon, 2007

[5] Rapport d’information sur les fichiers de police no 1548 déposé le 24 mars 2009 par MmeDelphine Batho et M. Jacques Alain Bénisti [archive] qui compte 58 fichiers de police en 2009.