Santé

Les « sentinelles des pandémies », entre concurrence et solidarité

Anthropologue

Le débat sur le niveau de préparation des États face aux pandémies fait rage, opposant notamment les pays occidentaux mauvais élèves aux pays asiatiques premiers de classe. Depuis la crise du SRAS en 2003, cette mise en concurrence est encouragée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les « sentinelles » comme Hong Kong, Singapour, Taïwan et Wuhan, rivalisent pour détecter le plus rapidement possible les signaux précoces des pandémies. Un mélange de concurrence et de collaboration scientifique qui n’exclut toutefois pas la solidarité.

À lire les commentaires en ligne depuis le début du confinement en France suite à la pandémie de Covid-19, notre vieille nation serait le mauvais élève de la gestion des pandémies. Les hésitations de notre gouvernement, pourtant salué à l’étranger pour sa clarté cartésienne et son organisation centralisée, et le supposé incivisme de nos concitoyens par comparaison avec la discipline des Italiens – comme si l’on pouvait opposer la civitas des Romains et le caractère bravache des « Gaulois réfractaires au changement » – semblent expliquer la lenteur à appliquer des mesures de confinement qui s’imposent partout ailleurs.

Les atermoiements post-électoralistes d’une ancienne ministre de la Santé, qui s’improvise en lanceuse d’alerte a posteriori pour faire oublier les déboires de sa candidature à la mairie de Paris, ajoutent encore à la confusion. L’Alsace, qui faisait déjà pleurer les Français il y a 120 ans lorsque la « ligne bleue des Vosges » était un enjeu majeur de l’affaire Dreyfus, est à nouveau un lieu de vulnérabilité avec le foyer le plus important issu d’une réunion évangélique à Mulhouse.

Lorsque la France se compare à la Chine, qui a agi plus rapidement pour imposer le confinement, et surtout à Taïwan, qui a su contrôler les arrivées de Chine tout en maintenant son activité grâce à ses technologies de l’information et à sa géographie insulaire, la comparaison tourne à notre désavantage. Il n’y a guère que le gouvernement fédéral des États-Unis de Donald Trump et son pastiche tropical (le Brésil de Jair Bolsonaro) pour nous faire encore croire à notre prestige national en mettant en lumière par contraste la qualité de notre service public d’hôpitaux.

Cette campagne d’autodénigrement ne s’explique pas seulement par la tendance qu’a la société française à souligner ce qui ne va pas et à laisser dans l’ombre ce qui va bien, comme le révèlent de nombreux sondages. Elle prend sens dans le débat sur la préparation aux pandémies, qui est configuré depuis son institution par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) au début de ce millénaire comme une mise en concurrence des bons et des mauvais élèves.

Que s’est-il donc passé pour que la France chute ainsi dans ce que l’on pourrait appeler « le classement de Wuhan » ?

Il faut souligner qu’à ce jeu, la France, forte de sa tradition pasteurienne et de son système de santé publique, a d’abord joué les bons élèves. Rappelons simplement le temps où Xavier Bertrand, ministre de la Santé en 2006, faisait de la préparation à la pandémie de grippe aviaire une priorité du gouvernement français, en argumentant qu’en matière de préparation aux pandémies il ne saurait y avoir de limitation des moyens financiers car tout était bon pour mobiliser la population contre un virus pandémique. Que s’est-il donc passé pour que la France chute ainsi dans ce que l’on pourrait appeler, en pastichant le classement de Shanghai qui fascine les dirigeants de nos universités, « le classement de Wuhan » qui définit les bons et les mauvais élèves en fonction de leur préparation à une pandémie de coronavirus ?

Un détour par l’Asie, où la classification des individus et des institutions par des classements a été inventée il y a très longtemps par les lettrés confucéens (voir les travaux d’Anne Cheng et de Jean-François Billeter), peut éclairer cette question. En 2003, lors de la crise du SRAS, qui détermine profondément la gestion mondiale de la pandémie de coronavirus puisqu’elle en étend le scénario au monde entier en en révélant toutes les conséquences, Hong Kong et Singapour étaient, aux yeux de l’OMS, en concurrence pour la meilleure gestion de ce qui était déjà une pandémie, puisqu’un nouveau coronavirus passa du sud de la Chine à l’ensemble de l’Asie, jusqu’à Toronto par l’intermédiaire de la diaspora chinoise, infectant environ 8000 personnes et en tuant environ 800.

Hong Kong avait été configuré comme une « sentinelle sanitaire » alertant le reste du monde sur les menaces pandémiques venant de Chine dès la fin des années 1970, c’est-à-dire comme un territoire posté sur la ligne de front de la guerre mondiale contre les virus émergents. Un microbiologiste australien, Kennedy Shortridge, reprenait alors le flambeau du médecin français Alexandre Yersin – qui avait identifié le virus de la peste en 1894 dans une petite cabane construite dans le quartier de Pokfulam, à l’ouest de l’île de Hong Kong – en établissant un département de microbiologie dans ce même quartier pour collecter et analyser des virus de grippe circulant dans le sud de la Chine, pour les envoyer à l’OMS qui manquait alors d’informations sur les épidémies en Chine populaire – Taiwan tenait alors lieu de « la Chine » pour l’institution genevoise.

L’émergence du virus H5N1 de grippe aviaire en 1997, lors de la rétrocession de la colonie britannique à la Chine populaire, et la crainte qu’il suscita à l’OMS du fait de son caractère hautement létal, puisqu’il tua 8 des 12 personnes qu’il infecta, confirma le scénario catastrophe construit par Shortridge. La crise du SRAS ajouta encore à la crédibilité du scénario, puisqu’une fois encore un virus venu des animaux dans le sud de la Chine – un coronavirus venu des chauves-souris et non plus un virus de grippe venu des oiseaux – se transmettait au reste du monde par Hong Kong, point de contact entre l’Est et l’Ouest.

En 2003, une véritable course eut lieu entre Hong Kong et Singapour pour produire les publications scientifiques sur le virus du SRAS.

Or, Singapour contesta à Hong Kong son statut de sentinelle. La colonie britannique devenue cité-Etat en 1958 était en effet géographiquement configurée de façon très analogue à Hong Kong, puisqu’elle dépendait économiquement de la péninsule malaise à laquelle elle était attachée tout en affirmant son autonomie du fait d’une forte diaspora chinoise connectée au reste du monde. À la fin des années 1990, les autorités de Singapour lancèrent le projet d’une vaste cité de biotechnologies visant à devenir un « pôle d’excellence » attirant les scientifiques du monde entier par un haut niveau de technologies et des salaires correspondants. Le projet, appelé Biopolis, démarra en 2003, au lendemain de la crise du SRAS, avec la construction des premiers bâtiments à l’est de Singapour. L’une de ses figures les plus charismatiques était Edison Liu, né à Hong Kong, formé aux Etats-Unis et installé à Singapour pour y diriger l’Institut du Génome, qui parvint à déplacer le siège de l’Initiative du génome humain de Londres à Singapour en 2014.

En 2003, une véritable course eut lieu entre Hong Kong et Singapour pour produire les publications scientifiques sur le virus du SRAS, arbitrée par les autorités de l’OMS à Genève et du Center for Disease Controls à Atlanta ainsi que par les grandes revues scientifiques internationales comme Lancet, Nature et Science. Cette course avait à la fois des enjeux sanitaires, car le nombre de patients atteints du SRAS augmentait rapidement dans ces deux cités-États, mais aussi politiques, car l’enjeu n’était rien d’autre que de montrer ce que devait être une gouvernance chinoise performante dans la société de l’information au temps des risques pandémiques.

Hong Kong, de l’avis de tous les observateurs, a gagné cette course car elle avait un double avantage : d’une part, une plus grande proximité à l’égard du sud de la Chine – notamment la ville de Canton où le médecin Zhong Nanshan fournit aux collègues de Kennedy Shortridge les échantillons qui ont permis d’identifier le coronavirus et ses origines animales chez les chauve-souris et les civettes – mais aussi à l’égard de l’Europe – et notamment à Rotterdam où le vétérinaire Albert Osterhaus fut le premier à appliquer au coronavirus de SRAS les postulats de Koch qui en établissaient la transmissibilité ; d’autre part, sa tradition libérale qui obligeait les épidémiologistes à inventer des méthodes d’enquête et de contrôle respectueuses des libertés individuelles, comme le montre l’étude exemplaire de la transmission du SRAS par les canalisations dans le bâtiment d’Amoy Gardens. Mais les observateurs convergent également pour dire que Singapour aurait pu gagner la course du fait de ses techniques de séquençage très performantes et de sa capacité à contrôler la population par des outils de surveillance sophistiqués.

La constitution de Wuhan en sentinelle des pandémies  a résulté de la concurrence entre des territoires aux frontières de la Chine pour contrôler la nature « réserve de virus ».

La crise du SRAS confirma la victoire de la virologie expérimentale – qui étudie les virus en laboratoire à partir des échantillons collectés sur le terrain – sur la biologie moléculaire – qui analyse des séquences génétiques de façon informatique pour construire des arbres phylogénétiques retraçant l’évolution des virus.

Or les années qui suivirent la crise du SRAS ont plutôt montré le succès à long terme de la stratégie de Singapour sur celle de Hong Kong. D’abord parce que le gouvernement de Pékin a privilégié la gouvernance de Singapour – un pouvoir autoritaire fondé sur une élite confucéenne, des services publics forts et un apport contrôlé de compétences étrangères – à celle de Hong Kong – fondée sur la libre circulation des personnes et des marchandises et toutes les libertés politiques qui y sont attachées dans la tradition libérale britannique. Ensuite, parce que les épidémies n’émergeaient plus du sud de la Chine mais plutôt du Mexique (le H1N1 en 2009), d’Arabie Saoudite (le MERS-CoV en 2012), et du centre de la Chine (le SARS-Cov2 en 2019), ce qui contraignait les experts de Hong Kong à disperser leurs efforts dans un contexte de diminution des investissements du gouvernement de Hong Kong, contrôlé par Pékin, dans la recherche fondamentale en santé publique.

On assiste aujourd’hui en Asie à une concurrence entre au moins quatre sentinelles : Hong Kong, qui sous la tutelle de Gabriel Leung, président de la Faculté de médecine, et de Kwok-Yung Yuen, ancien directeur du département de microbiologie, tente de maintenir sa réputation établie au moment du SRAS après dix mois de contestation et deux mois de fermeture des universités ; Singapour, qui met en avant les investissements de Biopolis pour publier dans les revues scientifiques internationales ; Taïwan, qui se rattrape des erreurs commises durant le SRAS en faisant un sans-faute dans la gestion du coronavirus ; et surtout Wuhan, où l’Académie des sciences chinoise a construit après 2003 avec l’Académie des sciences française le seul laboratoire de biosécurité de niveau 4, inauguré en 2017, qui a permis de séquencer très rapidement le SARS-Cov2, et où les autorités de santé publique, après les erreurs commises en janvier 2020, ont été remplacées par du personnel contrôlé par Pékin.

De même que l’historien William Cronon, dans son ouvrage Chicago, capitale de la nature montre que la constitution de Chicago comme centre financier des États-Unis a résulté de la concurrence entre les villes du Midwest pour contrôler la nature « réserves de marchandises », de même la constitution de Wuhan en sentinelle des pandémies par la Chine a résulté de la concurrence entre des territoires aux frontières de la Chine pour contrôler la nature « réserve de virus ».

La question est celle de la solidarité qui peut émerger d’un tel mélange de concurrence et de collaboration scientifique.

Un tel récit peut sembler effrayant tant il montre la concurrence effrénée dans les biotechnologies en Chine, dont les enjeux ne sont pas seulement économiques mais aussi politiques et sanitaires, voire militaires, tant il est vrai qu’en Asie, depuis la seconde guerre mondiale, on se fait la guerre avec des virus autant qu’avec des armes conventionnelles.

Mais il ne doit pas conduire les Européens à se contenter de lui opposer un bel idéal de coopération dans un espace public international, comme l’a fait l’OMS depuis 2003 en montrant que la concurrence entre les virologues est aussi la condition d’une rapidité de l’information lorsqu’elle se fait dans le cadre d’institutions transparentes visant la santé publique internationale. La question est plutôt celle de la solidarité qui peut émerger d’un tel mélange de concurrence et de collaboration scientifique, au sens d’une chaîne d’affects partagés entre des vivants exposés à une maladie commune. Je me contenterai de poser la question et de donner quelques éléments de réponse.

Il me semble qu’il faut établir une solidarité en temps de pandémie à partir de sentinelles en concurrence pour détecter le plus rapidement possible les signaux d’alerte précoce sur au moins quatre niveaux. Au niveau des scientifiques d’abord, en rappelant qu’ils ne sont pas seulement des cerveaux reliés à des ordinateurs où ils lisent les mutations des virus mais aussi des corps affectés par ces virus et par les paniques qu’ils suscitent, et susceptibles comme tous les autres humains de mourir des virus qu’ils étudient – tout le problème étant alors pour eux de renverser le point de vue du virus vers l’humain, comme les chasseurs renversent le point de vue de leur proie pour éviter d’être tués par elle.

Au niveau des générations ensuite, car les virus n’affectent pas de la même façon les plus âgés et les plus jeunes : certains virus comme le SRAS ou le H5N1 affectent plutôt les plus jeunes par une « panique immunitaire » tandis que d’autres, comme le SRAS-Cov2 ou la grippe saisonnière, affectent les plus âgés par un effondrement du système immunitaire ; il faut donc rappeler que les virus exposent différemment les humains mais que les conditions sociales et écologiques dans lesquelles ils apparaissent sont communes à tous les humains, ce qui pose le problème de la transmission du savoir sur ces conditions entre générations.

Il faut encore penser une solidarité internationale qui ne soit pas la concurrence entre des États-nations – grands ou petits de taille – capables de contrôler leur population mais une véritable collaboration autour des questions économiques posées par les pandémies. Il faut enfin penser une solidarité entre espèces, car les pandémies de grippe ou de SRAS rappellent aux humains que les maladies infectieuses émergent des transformations de leurs relations aux animaux – élevage industriel de volailles, déforestation qui rapproche les chauves-souris des villes – en sorte qu’un monde post-pandémique est un monde où les humains apprennent à nouveau à vivre avec les animaux.


Frédéric Keck

Anthropologue, Directeur de recherche au CNRS

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Covid-19