International

La Chine de Xi Jinping : succès sanitaire et crispation idéologique

Historien

Début 2020, alors que la Chine sombrait dans une crise sanitaire et économique sans précédent suite à l’épidémie de coronavirus, certains commentateurs ont cru y voir un possible moment « Tchernobyl » pour le Parti communiste au pouvoir. C’est tout le contraire qui s’est passé : la Chine a relativement bien contenu l’épidémie – du moins par rapport à l’Europe et aux États-Unis –, tout en accroissant son pouvoir autoritaire par de strictes mesures de quarantaine et une forte surveillance technologique. Des décisions liberticides sous-tendues par une politique néosouverainiste.

Quand la Chine a été frappée par l’épidémie du nouveau coronavirus en janvier, certains commentateurs se sont empressés d’invoquer la possibilité d’un moment « Tchernobyl » pour le régime. En effet, les quelques semaines entre fin décembre et fin janvier, pendant lesquelles les autorités locales comme centrales ont activement filtré l’information et censuré les lanceurs d’alerte – notamment l’ophtalmologiste Li Wenliang et l’urgentiste Ai Fen –, ont provoqué un mécontentement palpable dans la population. Pour autant, la gestion calamiteuse de l’épidémie en Europe et aux États-Unis a, depuis ce moment, largement renversé la perspective.

publicité

Une enquête récente montre – malgré les réserves qu’on peut formuler sur les enquêtes conduites dans le contexte autoritaire – une confiance accrue des sondés envers les autorités, aussi bien centrales que locales.

L’épidémie a été, tout compte fait, contenue assez rapidement en Chine, avec un nombre limité de victimes, et les effets du rebond économique se sont fait sentir dès la fin du second trimestre. Il est vrai que ce succès a été obtenu au prix de méthodes autoritaires, dont témoignent les mesures draconiennes de mise en isolement de quartiers ou de villes entières, ainsi que la surveillance technologique accrue via les applications HealthCode. Les premières étaient cependant transitoires et, somme toute, jugées efficaces, alors que la seconde, plus pérenne, s’inscrit dans le sillage de nombreuses applications intrusives déjà existantes, qui ont fini par provoquer une sorte de résignation même parmi les plus sceptiques (selon un reportage récent, 18 des 20 villes les plus surveillées au monde se trouvent en Chine, de même que la moitié des caméras de surveillance en service dans le monde).

Une partie de l’opinion publique chinoise reste critique vis-à-vis des méthodes du gouvernement, en particulier vis-à-vis de la censure des lanceurs d’alerte : le mémorial virtuel qu’est devenu le compte Sina Weibo de Li Wenliang a été inondé de messages critiques ces derniers jours, au moment même où Xi Jinping décorait les « héros » de la lutte anti-épidémique. Cependant, cette critique n’atténue pas le jugement sévère porté sur la réponse européenne et américaine, d’autant que la gestion de la crise par les pays d’Asie orientale est jugée efficace, quel que soit leur régime politique (Corée du Sud, Japon, Taiwan, Vietnam, Thaïlande).

(…) on assiste depuis une quinzaine d’années à un intérêt certain dans les sphères du pouvoir pour une pensée néosouverainiste où l’on peut lire des traces de l’influence de Carl Schmitt et de ses critiques du libéralisme politique.

Conforté dans sa légitimité populaire, le régime chinois a donc poursuivi la politique mise en œuvre par Xi Jinping depuis bientôt une décennie, estimant avoir moins que jamais des leçons de gouvernance à recevoir d’autres pays. Cette pratique du pouvoir est accompagnée d’un discours qui n’est certes pas d’une grande profondeur théorique (dans un discours prononcé le 4 septembre, Xi a théorisé les « cinq inacceptables » qui reviennent à dire que la Chine n’acceptera jamais que d’autres pays lui imposent quoi que ce soit), mais où l’on distingue tout de même quelques thèmes dominants.

Comme j’avais tenté de le montrer dans un article de 2019, on assiste depuis une quinzaine d’années à un intérêt certain dans les sphères du pouvoir pour une pensée néosouverainiste où l’on peut lire des traces de l’influence de Carl Schmitt et de ses critiques du libéralisme politique. Le droit, méprisé comme une illusion bourgeoise sous Mao, devient un instrument de contrôle et d’affirmation de souveraineté. Un groupe de juristes, dont beaucoup enseignent à l’Université de Pékin, défend l’idée que la souveraineté et l’autorité de l’État doivent prendre le pas sur l’autonomie du système judiciaire et l’État de droit, et qu’il faut combattre la « judiciarisation » du politique à laquelle ils opposent une « repolitisation » de l’État. Leur critique de l’universalisme fait du libéralisme une philosophie politique propre à l’Occident à laquelle ils opposent l’exceptionnalisme chinois, qui place au-dessus des lois la légitimité du Parti communiste, expression de la volonté des « masses ».

C’est cette philosophie qui accompagne depuis plusieurs années l’évolution du régime chinois dans le sens d’une importance croissante accordée à la sécurité d’État et au contrôle idéologique. L’exemple inouï des camps de « rééducation » construits à une échelle massive dans la région autonome ouïgoure du Xinjiang en sont une illustration particulièrement choquante, bien qu’elle n’ait suscité pour l’instant que des réactions assez tièdes des pays européens. D’autres exemples plus récents sont la loi sur la sécurité nationale de Hong Kong, imposée le 30 juin dernier selon une procédure inouïe et à la constitutionnalité douteuse, et une campagne de rectification idéologique de l’appareil politico-juridique lancée début juillet.

La loi sur la sécurité nationale de Hong Kong illustre parfaitement la volonté d’imposer une souveraineté « substantielle » au prix de l’érosion des garanties juridiques inscrites dans les textes et traités qui ont régi la rétrocession du territoire en 1997. La souveraineté de la Chine s’impose désormais et elle permet au pouvoir souverain, au nom de la sécurité d’État, de déroger à certains principes d’État de droit inscrits dans la Loi fondamentale de Hong Kong. Alors qu’au moment de la rétrocession, certains observateurs espéraient que l’incorporation à la Chine d’un territoire protégeant l’État de droit permettrait de faire évoluer le pays vers une pratique du droit moins politisée, plus prévisible, c’est l’inverse qui a fini par se produire puisque l’État de droit hongkongais s’est plié aux exigences de la sécurité nationale telle qu’elle est définie à Pékin.

Plus généralement, dans le projet politique que cherche à promouvoir Pékin sur la scène internationale, la liberté d’expression ne s’applique pas à des questions comme la souveraineté ou l’autorité de l’État et la stabilité sociale. Plutôt que de passer les accusations d’abus sous silence – dans les zones ouïgoures par exemple –, l’État-Parti les revendique désormais comme une partie intégrante de son projet politique.

La campagne de rectification, annoncée le 8 juillet par Chen Yixin, président de la Commission politico-juridique du Comité central, s’inscrit dans le sillage des différentes campagnes anti-corruption qui n’ont pas véritablement cessé depuis l’arrivée de Xi au pouvoir. Il s’agit non seulement de maintenir le Parti entier dans un état de crainte et de docilité vis-à-vis du leader suprême, mais aussi, comme le suggère la politologue Li Ling, de « renverser le processus de dépolitisation du régime disciplinaire du Parti engagé depuis les années 1990 ». La conformité idéologique joue à nouveau un rôle central, indiquant qu’il ne s’agit pas seulement de lutter contre la corruption financière, mais qu’aucune critique politique, ni même aucune mansuétude vis-à-vis des critiques du régime, ne sera tolérée de la part des responsables de l’appareil judiciaire et policier.

En fin de compte, certains se demandent si la Chine de Xi Jinping ne souffre pas d’un excès de confiance.

Il est vrai que, face à la concentration du pouvoir entre les mains de Xi Jinping et un culte de la personnalité croissant (un centre de recherche sur la pensée diplomatique de Xi Jinping vient d’être créé en juillet), un certain nombre de voix critiques se font entendre, même faiblement, à l’intérieur du système. Les attaques frontales du professeur de droit Xu Zhangrun contre Xi n’inquiètent certainement pas outre mesure le pouvoir, venant d’un représentant typique de l’intelligentsia universitaire libérale, ce qui ne signifie pas pour autant que Xu Zhangrun ne sera pas sévèrement puni – il a déjà été radié de son poste permanent à l’université.

Les attaques venues de l’intérieur du Parti, comme celle de Ren Zhiqiang, promoteur immobilier et bloggeur célèbre qui avait lui aussi critiqué la gestion de l’épidémie par Xi, ou de Cai Xia, professeure retraitée de l’École centrale du Parti, qui réside désormais aux États-Unis, sont potentiellement plus dangereuses et ont été réprimées avec zèle. Cai Xia a même déclaré dans une interview à la presse occidentale que 70 % des membres du Parti seraient opposés à Xi Jinping, une affirmation certainement difficile à étayer. Ren a récemment été expulsé du Parti, prélude à sa mise en accusation par la justice ; Cai a elle aussi été expulsée du Parti et a perdu sa retraite.

La campagne de rectification s’applique d’ailleurs aussi à l’École centrale du Parti. Face à l’effet massue de la propagande et de la répression, une grande partie de l’opinion publique est lassée et regarde ailleurs, même si certains jeunes esprits critiques s’intéressent à la théorie de « l’accélérationisme », selon laquelle le renforcement de la répression pourrait avoir un effet d’accélération sur l’effondrement du régime.

En fin de compte, certains se demandent si la Chine de Xi Jinping ne souffre pas d’un excès de confiance. Sa situation économique, certes moins entamée par la crise sanitaire que celle des pays occidentaux, n’est pas pour autant idéale, souffrant toujours d’une faiblesse de la demande intérieure (encore affaiblie par la crise sanitaire), d’une dépendance aux exportations de produits de consommation dans les pays occidentaux (de moins en moins bien disposés envers la Chine), et d’un taux d’endettement des entreprises qui inquiète certains observateurs. Son offensive sur de multiples fronts (Hong Kong, Taiwan, la frontière indienne et la mer de Chine méridionale, la guerre commerciale et maintenant diplomatique avec les États-Unis, l’offensive des diplomates « guerriers » contre les pays européens, les prises en otages de ressortissants canadiens en représailles à l’arrestation de Meng Wanzhou, la répression accrue menée contre les Ouïgours et toujours contre les Tibétains) court le risque d’isoler durablement le pays sur la scène internationale. Sa réécriture du récit immortalisant la victoire du régime contre le virus suscite l’agacement. Néanmoins, le régime cherche à saisir ce qu’il perçoit comme un moment favorable. Sa vision du système international, fondée sur un pur rapport de forces entre grandes puissances et petits pays, sa politique économique mercantiliste, tout cela la rapproche des positions défendues par Donald Trump. Le chaos mondial est propice aux initiatives unilatérales.

L’épidémie n’a donc pas fondamentalement bouleversé les rapports de force, mais le régime perçoit son succès en matière de santé publique comme un signe supplémentaire de la supériorité de son modèle politique sur celui des démocraties – un jugement certainement partagé par une partie de l’opinion publique.


Sebastian Veg

Historien, Directeur d'études à l'EHESS