Savoirs

Intelligence spatiale : comprendre un monde social en mouvement

Géographe et Urbaniste

Explorer la dimension spatiale du social permettrait de sortir de visions disciplinaires trop étriquées, et de mieux comprendre un monde social en mouvement rapide. En appliquant cette méthode à des objets aussi divers que la Convention citoyenne pour le climat, le tout nouveau Conseil d’évaluation de l’École ou encore les problématiques liées à la gestion au jour le jour des aléas de la pandémie, le géographe Jacques Lévy plaide pour une science unifiée des mondes humains.

La connaissance progresse par l’indiscipline. Les « disciplines » ne font pas la force des sciences sociales, mais au contraire les empêchent d’avancer dans des univers où on ne rencontre que des « faits sociaux totaux ». Inévitablement, l’institution académique constitue un frein à l’innovation, mais c’est spécialement vrai en France avec le Conseil national des universités et ses 87 sections, dont 31 pour les sciences du social, quasiment étanches les unes aux autres.

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Cela traduit et induit les tendances lourdes à l’« impérialisme » économiciste ou historiciste (pour n’évoquer que les plus puissants), sans parler de la prétention nostalgique de certains courants de la philosophie à disposer… du monopole de la pensée. À chaque fois, le discours est le même : ma discipline est centrale et toutes les autres sont des « sciences auxiliaires », c’est-à-dire ancillaires.

Pourtant, les innovations procèdent généralement des marges et ont pour effet et même pour mission de remettre en question les découpages épistémologiques préexistants. Ces pavillons disciplinaires où on inflige en permanence à l’intellect des séances de torture engendrent un communautarisme qui légitime une cécité réciproque entre chercheurs de différents domaines et exige de l’État tutélaire toujours davantage de privilèges qui indurent encore ces frontières. Le disciplinarisme est une expression du corporatisme d’État, lui aussi typiquement français.

Je plaide avec d’autres pour une science unifiée des mondes humains[1], parcourue de mouvements en tous sens. Cette unité systémique de la science du social implique un effort de traduction permanent : par exemple, que nous dit la notion économique de croissance du concept plus englobant de développement ? Pas tout, pas rien, mais quoi exactement ? Ou : lorsque nous voyons se transformer rapidement le paysage politique en Europe, où le clivage gauche/droite traditionnel s’efface devant de nouveaux plans de conflictualité entre progressistes et conservateurs ou entre nationalistes et fédéralistes, qu’est-ce que ces changements nous permettent de comprendre des dynamiques d’ensemble de la société européenne ?

Une fois admises l’existence d’un univers commun de recherche et la reconnaissance que tous les objets d’étude appartiennent à tous, l’enjeu se porte sur des problématiques, des hypothèses, des enquêtes, des expérimentations et des démonstrations propres à faire progresser notre compréhension des mondes sociaux. Toutes les dimensions, tous les points de vue peuvent alors bénéficier d’un avantage comparatif : s’ils sont imaginatifs et assument la fatigante tension entre empirie et théorie qui fait la noblesse du projet scientifique, chaque chercheur, chaque équipe, à condition d’être suffisamment lucides pour identifier ses forces et ses limites et dialoguer avec les autres, a son mot à dire.

La thèse que je défends ici se situe dans cette démarche. Dans plusieurs domaines, l’exploration de la dimension spatiale du social permet à la fois de voir plus facilement des choses qu’on verrait difficilement sans cet angle d’approche et, si on parvient à interpréter au mieux ces observations, elle permet aussi de les mettre au service de la théorie du social dans son ensemble.

Voici trois exemples de cette démarche, pris dans l’actualité.

Convention Citoyenne pour le Climat : la cospatialité de la Terre et du Monde

La Convention citoyenne pour le climat (CCC) devait répondre à une question simple en apparence[2] mais qui a exigé de la part des participants un long processus de travail et d’échange. Les organisateurs avaient pris le parti de proposer une liste de cinq domaines à traiter séparément, dans cinq groupes de travail distincts : Se loger, Se nourrir, Se déplacer, Consommer, Travailler/Produire. Lorsque l’on examine les 149 propositions retenues, on observe d’autres agrégats : la production et la consommation se sont, sans surprise, rejointes mais surtout se loger, travailler et se déplacer se sont rencontrés. Au cours des sessions, des mots nouveaux comme mobilité (et pas seulement les transports) ou urbanisme (et pas seulement la construction) sont apparus.

Même si les cinq rubriques apparaissent encore dans l’énoncé final, elles se sont élargies et déplacées. Ainsi dans les mesures du chapitre « Se loger », on rencontre bien d’autres choses que ce qui se discutait au départ, qui portait surtout sur les techniques de rénovation thermique des bâtiments : on y trouve désormais la création d’espaces naturels protégés, l’augmentation des densités par la restriction de nouvelles zones constructibles, le frein à la périurbanisation commerciale ou la montée en échelle des documents d’urbanisme. C’est le terme habiter comme verbe substantivé qui résume mieux, au bout du compte, la démarche des citoyens. Diminuer l’émission de gaz à effet de serre suppose, nous disent nos concitoyens, de changer les modes d’habiter.

Partis d’une vision analytique composée de domaines sans rapport les uns avec les autres, les membres de la CCC ont peu à peu construit une vision synthétique où chaque élément n’a de sens que dans un ensemble cohérent. Au-delà de mesures fortes visant à la sobriété et à la transition énergétique, dont il ne faut pas nier l’importance, la protection du bien public Climat repose très largement sur le bien public Habiter. On peut définir l’habiter comme une relation géographique entre acteurs et environnements. Cette relation repose sur le constat que les environnements englobent et prédéterminent, au risque de broyer les acteurs, mais qu’ils sont fragiles. Inversement, les acteurs sont vulnérables car soumis à des forces considérables sur lesquelles ils n’ont pas ou peu prise, mais ils peuvent néanmoins modifier ces environnements, ce qui leur donne une responsabilité nouvelle. On peut appeler « conscience écologique » ce constat, dont le principe peut s’appliquer tant aux mondes sociaux (la famille, l’entreprise, la ville sont des environnements) qu’aux mondes bio-physiques et bien sûr à la société, un super-environnement qui en fédère beaucoup d’autres.

L’habiter n’est pas un processus mécanique, il n’est ni une condition ni un destin. Le Paléolithique, dominé par les attitudes prédatrices des humains, est tout sauf un modèle d’habiter viable, c’est seulement le manque de puissance des humains qui a diminué ses effets catastrophiques sur les environnements naturels. Plus récemment, l’ère agro-industrielle dont nous cherchons à sortir s’est révélée dangereuse pour plusieurs types d’environnements, tout en posant des limites très rigides à l’autonomie des acteurs. L’habiter est un devenir. C’est la composante spatiale d’une résonance réussie entre tous les types d’acteurs et toutes sortes d’environnements.

Regarder le monde spatialement nous permet de mieux appréhender, plus généralement, la relation complexe entre l’action humaine et le cadre de cette action. Cela nous aide à prendre en considération des réalités hétérogènes et irréductibles les unes aux autres, dont la dissymétrie, patente, requiert pourtant une rencontre et un dialogue équilibrés. La notion de cospatialité (des couches d’espaces superposées et connectées, comme les humains et leur Monde) rend compte de cette interaction entre des registres qui ont leurs logiques propres mais que le projet de vivre ensemble une vie désirable condamne à interagir. Dans ce baklava fluent, il n’est pas toujours simple de dire quel est l’espace le plus grand : le Monde ou la Terre ? C’est justement l’ouverture de la question qui définit l’enjeu.

Distanciation sociale : quand les spatialités font l’espace

Dans un article publié par AOC en plein confinement, j’avais insisté sur le fait que les acteurs individuels jouaient un rôle décisif. Dans l’analyse des nouvelles règles qui fleurissaient dans la phase, encore en cours, de gestion au jour le jour des aléas de la pandémie, j’avais identifié différentes échelles définies par les gouvernements ou pratiquées par les habitants. Ces échelles sont multiples et ondoyantes, vont du logement au Monde, mais l’individu y est partout chez lui. Avec le recul et l’ajout de nouvelles séquences, on s’aperçoit que les individus coproduisent en temps réel les politiques publiques de prévention.

Dans le métro parisien, la plupart des affichettes qui interdisaient l’usage d’un siège fixe sur deux et de tous les strapontins ont été retirées début septembre 2020. Ce n’est pas parce que la raison d’être de cette mesure a disparu, mais parce qu’elle n’était pas respectée. Et pourquoi ? On peut clairement exclure une attitude libertarienne (comme on l’a vu se manifester aux États-Unis ou en Allemagne) consistant à rejeter toute mesure gouvernementale contraignante. En effet, dans ce même métro parisien, au même moment, le port du masque est scrupuleusement respecté par tous.

Justement, de nombreux voyageurs considèrent que, lorsque les rames sont presque vides, il n’est pas utile d’interdire la moitié des sièges à des personnes masquées et que, lorsqu’elles sont bondées, c’est même contreproductif puisque cela aggrave la densité des zones où les passagers sont debout. Cette décision collective a été prise dans l’espace public concerné et sans délibération visible, mais on peut conclure qu’elle ne résulte pas d’un défaut de rationnalité (qui aurait justifié une « pédagogie » plus active des dirigeants), mais du recours à un raisonnement plus sophistiqué que la proposition de la RATP qui a été rejetée.

Or, comme la non-application d’une règle devient à son tour un événement qui nuit au climat de confiance que tous les acteurs, petits ou grands, reconnaissent comme cardinal, l’ajustement constant du souhaitable au possible devient absolument nécessaire. Le débat toujours en cours ici ou là sur la délimitation des espaces publics où le port du masque fait sens porte aussi sur la proportionnalité entre la pertinence de la consigne au problème posé et sa simplicité. Et là encore, les citoyens-habitants envoient des messages qui ne relèvent pas de la désobéissance civile mais participent d’un processus original, dans un contexte en partie lié aux circonstances spécifiques à la pandémie de Covid-19, où chacun admet qu’il faut souvent tâtonner avant de trouver une solution technique empreinte à la fois de justesse et de justice.

Apprendre à reconnaître les capacités instituantes d’acteurs non institutionnels, on peut le faire plus facilement lorsqu’on a compris que la dimension spatiale du social est une combinaison permanente d’espace et de spatialité. Distinguer les spatialités (l’action en lien avec les distances) des espaces (l’environnement de ces actions) permet ensuite d’observer comment les uns et les autres interagissent. Les géographes ont longtemps cru que le contenant, fabriqué par la nature et l’histoire, était déterminant et que le contenu, les pratiques qui s’y déployaient, était secondaire. On comprend mieux aujourd’hui qu’il n’en est rien : les humains se meuvent dans des boîtes qui préexistent mais dont leur propre mouvement modifie la forme. On peut généraliser l’image en disant que les acteurs et les environnements s’influencent mutuellement, et d’autant plus que les acteurs sont nombreux, divers et dynamiques.

La pandémie a révélé et accentué un phénomène inattendu que l’approche par le couple espace/spatialité permet de percevoir assez simplement : les petits acteurs ont de grands pouvoirs, par exemple quand ils décident où ils résident, où ils travaillent, où ils vont en vacances, comment ils organisent leur mobilité… L’événement mondial que constitue cette pandémie – peut-être le plus mondial de l’histoire jusqu’à présent – procède d’une combinaison d’un grand nombre d’actes qui ont tous une composante politique et dont beaucoup sont accomplis par des individus sans pouvoir particulier.

Dans cette psychopolitique, la dimension spatiale joue un rôle majeur puisque ce qui se joue, c’est que les corps humains soient placés par les individus qui les habitent à distance du virus. Au-delà, la notion de distance est aussi un réservoir de métaphores spatiales pour approcher, dans ses différents aspects, l’agencement complexe que constitue une société : les enjeux de la « mobilité sociale » ont toujours aussi une dimension spatiale directe et la mobilité, le rapport au changement de lieu, y est toujours présente.

Conseil d’évaluation de l’école : le Capital spatial est-il un stock ou un flux ?

Le Conseil d’évaluation de l’école (CEE), mis en place en 2020, est, c’est une première en France dans ce domaine, une instance indépendante qui a pour mission de définir et de recommander des dispositifs de mesures qui contribueront à rendre lisible par la société française la machine énorme et compliquée que constitue le système éducatif. Un des objectifs affichés consiste à appréhender les « inégalités territoriales » de l’école, un thème qui a beaucoup fait parler, plus souvent sous forme d’opinions ou d’émotions que de raisonnements informés.

Les disparités géographiques ne se trouvent pas toujours là où l’on croit. Une étude récente du rhizome Chôros[3] a montré que les localisations des établissements et des élèves, même les plus éloignées des villes, n’ont pas d’effet négatif sur la performance scolaire. En revanche, l’échec scolaire ravage de vastes quartiers populaires dans les grandes villes. Contrairement à ce que certains lui reprochent, l’Éducation nationale fait le job à la campagne. Mais de quel job s’agit-il ? À quoi sert l’école : à réussir des examens… ou à donner les moyens à chacun de devenir acteur de sa vie et, ce faisant, d’être utile à la société ?

Les leviers de cette autonomie ne s’acquièrent pas seulement dans le système scolaire mais celui-ci joue aussi un rôle par sa géographie. Maintenir à toute force et à un coût élevé des écoles dans des lieux où les jeunes ne disposent pas de possibilités d’interaction avec des activités, des personnes ou des événements qui leur donneraient à voir autre chose que ce dont ils disposent dans leur vie quotidienne est-il la bonne solution ?

Ce dilemme (appauvrir les ressources de l’autoconstruction de soi ou bousculer, par la mobilité, les identités transmises par les familles) n’est pas trivial. Il pose la question de ce que la société souhaite pour ses nouveaux membres : reproduire ou innover, s’inscrire dans une tradition ou s’en affranchir. Les deux ensemble, pourquoi pas ? mais selon quel arrangement ? La mesure du capital spatial permet d’y voir un peu plus clair.

La maîtrise des lieux et des liens entre ces lieux n’est pas faite que d’expérience ou d’héritage, elle comprend aussi une disposition à se projeter vers des pratiques non encore effectives et à rendre ces pratiques fructueuses. Métaboliser le vécu, aller chercher ce qui nous manque dans d’autres espèces de capitaux et, à l’inverse, être capable de transmuter son capital spatial dans d’autres ressources, c’est plutôt ainsi que se présente le défi pour tout un chacun. On en vient à l’idée de capacités (au sens des capabilities d’Amartya Sen[4]).

Or ces capacités ne sont pas des objets stables valables pour l’éternité. Ce sont toujours des déséquilibres dynamiques, qui supposent le passage à l’action et la réflexivité sur cet agir, en relation avec un monde extérieur lui aussi en déséquilibre dynamique. Cela nous invite à prendre nos distances avec l’approche statique de la pensée structuraliste, avec son « capital culturel » qui était surtout scolaire et son « capital économique » qui était surtout monétaire. Ce modèle correspondait bien à l’imaginaire d’une société immobile où la transmission du patrimoine permettait aux héritiers d’occuper les places, immobiles elles aussi, que leurs parents leur léguaient.

Les inégalités qui marquent notre société n’ont nullement disparu, mais elles doivent être pensées autrement. Dans l’analyse des capacités des acteurs spatiaux, il peut être utile de distinguer entre un capital de stock et un capital de flux, le second devenant de plus en plus essentiel. Les « Gilets jaunes » de 2018 n’étaient pas plus démunis que la moyenne en capital de stock, mais, souvent à raison, ils se percevaient, du point de vue du capital de flux, comme des perdants. Et dans cette défaite annoncée qui alimentait leur rage, leurs propres choix en matière d’habiter, dont ils blâmaient, en partie à tort, la société tout entière ne comptaient pas pour rien.

La chaire Intelligence spatiale, qui vient d’être créée dans un établissement expérimental prometteur, l’Université polytechnique Hauts-de-France (UPHF), se situe dans cette perspective. Explorer sans complexe, du plus théorique au plus pratique, du plus universel au plus singulier, la complexité de la dimension spatiale du monde social et ce faisant, s’atteler sans complexe à la complexité des enjeux intellectuels et pragmatiques qui concernent tant les chercheurs que les citoyens et que cette démarche permet de saisir. Pour comprendre un monde social en mouvement rapideun monde social en mouvement rapide, reconnaissons qu’il nous faut être plus intelligent que nous, chercheurs, l’avons été jusqu’à présent. Passer par l’espace peut nous y aider.


[1] Voir Dulac, Science du social. Pour une intelligence indisciplinée des mondes humains, CNRS Éditions, à paraître.

[2] « Proposer des mesures pour réduire d’au moins 40% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 dans une logique de justice sociale ».

[3] Chôros, De l’espace pour l’école de la réussite, contrat de recherche pour le rectorat de Reims, 2019.

[4] Voir à ce sujet Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas, Théorie de la justice spatiale, Odile Jacob, 2018.

Jacques Lévy

Géographe et Urbaniste

Notes

[1] Voir Dulac, Science du social. Pour une intelligence indisciplinée des mondes humains, CNRS Éditions, à paraître.

[2] « Proposer des mesures pour réduire d’au moins 40% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 dans une logique de justice sociale ».

[3] Chôros, De l’espace pour l’école de la réussite, contrat de recherche pour le rectorat de Reims, 2019.

[4] Voir à ce sujet Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas, Théorie de la justice spatiale, Odile Jacob, 2018.