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« Ainsi soit Trump » ou comment les Chrétiens blancs pourraient détenir la clé du scrutin

Historienne, américaniste

Le 26 octobre, le Sénat a confirmé la nomination à la Cour suprême de la juge conservatrice Amy Coney Barett. En la choisissant, Donald Trump espère séduire la frange de son électorat la plus à droite, à savoir les chrétiens blancs et traditionalistes – évangéliques et catholiques confondus – grâce auxquels il a été élu en 2016. Pourtant, les uns et les autres ont longtemps entretenu une hostilité matricielle. Dès lors, comment les Républicains sont-ils parvenus à faire converger leurs intérêts antagonistes dans une coalition ?

Ce lundi 26 octobre, Amy Coney Barrett est confirmée par le Sénat au poste de juge à la Cour suprême. Cette décision est sans doute le va-tout du président sortant : par cette nomination cruciale, Donald Trump rappelle aux familles chrétiennes blanches traditionalistes qu’elles ont, en 2016, signé avec lui un pacte faustien qu’il est aujourd’hui impérieux et stratégique de renouveler : les chrétiens blancs, 42 % de la population mais 55 % de l’électorat, sont en effet déterminants, en particulier dans les États décisifs de la « ceinture de la rouille » (Pennsylvanie, Wisconsin et Michigan), où se trouvent nombre de catholiques blancs.

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Ces derniers, 25 % de l’électorat, ont voté à 60 % pour Trump en 2016 et si Joe Biden est lui-même catholique, nul ne sait s’ils préfèreront dans quelques jours leur coreligionnaire à la figure du prophète millionnaire.

Si le soutien stupéfiant des évangéliques à Donald Trump est connu et analysé[1], on s’est fort peu étonné du rôle désormais considérable des catholiques dans les cercles du pouvoir d’État. Il n’est que de constater que la Cour suprême comptera bientôt six catholiques en son sein (sur neuf juges) et pas un seul évangélique. Ce que révèle l’équilibre des forces redessiné par la nomination d’Amy Barrett, le plus conservateur de l’histoire récente de la Cour, c’est que les catholiques blancs sont désormais la tête de cortège de l’ambition restauratrice des traditionalistes chrétiens. Mike Pence, vice-président né catholique mais converti à l’évangélisme, incarne à lui seul cette configuration politique inédite, une évangélication des catholiques qui les ancreraient à la droite du président sortant.

Nombreux parmi les proches de ce dernier s’y sont attelés. William Barr, ministre de la justice et catholique intégriste[2], s’assure de la popularité du président au sein des institutions catholiques et Newt Gingrich dirige avec son épouse un comité des « Catholiques pour Trump », fort efficace auprès des 20 % de Blancs catholiques. Figure éminente de la droite religieuse dans les années 1990, Gingrich s’est en effet allié avec un autre catholique, Steve Bannon, afin de politiser et de sédimenter un bloc chrétien dans lequel vote, foi, genre (masculin) et race (blanche) sont confondues. Ce paradigme est celui des évangéliques depuis près d’un demi-siècle. Mais, comme lors de la création du lobby chrétien dit « Majorité morale » en 1976, il s’agit de mener aux cotés des catholiques la croisade politique pour restaurer l’Amérique chrétienne blanche perdue ; pire encore : confisquée.

Évangéliques et catholiques ont longtemps entretenu une hostilité matricielle.

On ne peut en effet comprendre ce compagnonnage improbable entre évangéliques (membres d’une branche théologique distincte du protestantisme aux États-Unis, devenu depuis quelques années le terme générique pour désigner tous les Blancs protestants conservateurs) et catholiques blancs sans évoquer la fabrique récente d’un nouveau traumatisme culturel : la disgrâce démographique. En 2004, les Blancs protestants étaient la majorité de la population ; à l’issue du mandat de Barack Obama (coïncidence qui n’est pas fortuite dans le récit qui s’impose alors), ils n’étaient plus que 47 %. Cette minoration fut un choc, qui survint alors même que l’on annonçait également en 2012 que l’Amérique ne serait plus majoritairement blanche à échéance de 2044. Signe ultime de la fin de l’Amérique chrétienne pour des millions d’Américains, l’arrêt Obergefell v. Hodges légalisa en 2015 le mariage homosexuel.

Ajoutant l’insulte à la blessure, cette loi est alors soutenue par la grande majorité du pays et le Parti républicain a offert la reconquête symbolique. Le temps long de l’historien révèle qu’une telle politisation du ressentiment eschatologique dans l’après-coup des deux O funestes (Obergefell et Obama) n’est que la réplique de ce qui advint dans les années 1970 avec l’arrêt Roe v. Wade légalisant l’avortement. À chaque fois, il s’est agi pour les Républicains de mobiliser catholiques et protestants blancs, en particulier les fondamentalistes évangéliques, dans une même coalition pour la conquête du pouvoir. Cette histoire qui hoquète mérite d’être rappelée.

Évangéliques et catholiques ont longtemps entretenu une hostilité matricielle. Les premiers, pourtant méprisés par les protestants libéraux et œcuméniques majoritaires, se sont au même titre que ces derniers pensés comme la quintessence de l’Amérique. Malgré la présence précoce des catholiques dans la colonie du Maryland, ces derniers sont au contraire considérés par l’Amérique protestante comme des déviants, davantage soumis à Rome qu’à Washington. À la faveur des vagues migratoires de la deuxième partie du XIXe siècle, ils sont de surcroît ethnicisés, catholiques irlandais, italiens ou polonais dits White Ethnics apparaissant plus encore comme des allogènes difficilement assimilables. Si le Ku Klux Klan persécute les catholiques au même titre que les juifs dès les années 1870, il peut compter sur le soutien inconditionnel des évangéliques, dénomination encore marginale mais en forte croissance parmi les protestants et très implantée au Sud.

Dès la fin de la guerre civile, les évangéliques ont en effet pris fait et cause contre l’égalité raciale, excluant les Noirs évangéliques des rangs des principales églises et soutenant l’idéologie de la suprématie blanche, entendue comme traditionnelle, pieuse, masculine, exclusivement blanche et conforme à la volonté du puissant. En marge d’une société qu’ils jugent corruptrice, ces séparatistes seraient demeurés un groupe fondamentaliste discret, florissant dans ses institutions exclusives, n’avait été leur lutte farouche contre l’enseignement de l’évolution à l’école secondaire. Sous les sarcasmes des protestants libéraux qui moquent leur arriération, les pasteurs évangéliques quittent leurs enclaves sectaires pour tenter de purger la société. Leur créationnisme militant l’emporta devant la justice lors dudit « procès du singe » en 1925 mais ce n’est qu’avec la guerre froide et le mouvement des droits civiques qu’ils brisent leur isolement pour entrer en politique.

En effet, alors que la Cour suprême interdit en 1954 la ségrégation scolaire, les écoles évangéliques qui se répandent alors dans le Sud accueillent les enfants des parents blancs qui, en vague, se réfugient loin des établissements imposant la mixité raciale. Comme après la guerre civile, évangélique signifie blanc, conservateur et viscéralement hostile à la régulation fédérale en matière fiscale et raciale. Le pasteur évangélique Jerry Falwell, entrepreneur de foi, forme des cadres conservateurs dans une université se refusant aux Noirs. Ce qui est la source d’une opposition matricielle à l’État est donc moins la question controversée de la prière à l’école – interdite en 1962 – que celle de la mixité raciale rendue obligatoire par la loi sur les droits civiques de 1964.

Dans le sillage de cette dernière, la Cour suprême décide en 1970 et 1971, dans deux arrêts dits Green v. Kennedy puis Green v. Connally, de retirer les exemptions fiscales aux écoles chrétiennes refusant la mixité raciale. La haine à l’endroit des services des impôts se confond alors à la déploration d’une perte de préséance raciale dans un Sud où il faut désormais partager l’espace avec les Noirs. L’entregent de Falwell auprès du ségrégationniste George Wallace puis de Richard Nixon signe – au nom de la réaction – leur entrée dans la lutte politique.

Les conservateurs comprennent le potentiel électoral d’un monde chrétien traditionaliste.

Pendant ce premier vingtième siècle, l’Église catholique américaine s’ancrait, elle, majoritairement à gauche, le christianisme social rassemblant catholiques et protestants progressistes dans une même « gauche religieuse » déterminée à dénoncer capitalisme et oppression raciale. De Roosevelt à Kennedy, les catholiques américains sont un pilier du Parti démocrate. La sécularisation de la société, de plus en plus diverse, et l’ascension sociale des catholiques formalise leur américanité. Ils soutiennent donc le candidat John Kennedy qui, sous l’influence du penseur jésuite John Courtney Murray, présente en 1960 le visage séculier du catholicisme américain, en phase avec Vatican II. Mais sa présidence crispe une mouvance catholique traditionaliste et militante qui, depuis les années 1940, était parvenue à imposer l’interdiction de la contraception et les exemptions fiscales pour les établissements catholiques dans nombre d’États. Kennedy emporte le vote catholique mais la sécession au sein de ce dernier débute à bas bruit.

Au même moment, les conservateurs comprennent le potentiel électoral d’un monde chrétien traditionaliste, rallié à l’anticommunisme, au militarisme, à la posture sécuritaire et patriarcale. Le pasteur évangélique Billy Graham, modéré sur les questions raciales, pose néanmoins les jalons de la droite chrétienne en imposant la ligne religieuse au sein du Parti républicain (sous son magistère moral, le président Eisenhower se fit symboliquement baptiser avant de faire adopter le slogan patriotique « In God we Trust » en 1956). Plus encore, il entama un rapprochement avec les catholiques, en particulier avec le cardinal Cushing de Boston, afin de poser les jalons d’un nationalisme chrétien louant l’exceptionnalisme civilisationnel américain, à la fois impérial, chrétien et capitaliste.

Sous la férule d’un monde des affaires en effet résolu à disqualifier l’État-social honni, hérité de Roosevelt, un grand nombre de leaders chrétiens deviennent dans l’après-guerre les défenseurs d’une « Freedom under God », idéologie du libre marché sanctionné par Dieu dont l’Amérique serait l’emblème. C’est d’ailleurs une organisation catholique qui avait, la première, suggéré que l’on adopte la formule « One Nation Under God » (« une Nation sous le règne de Dieu ») au serment d’allégeance, rompant avec l’origine résolument laïque du pays[3].

Témoins de cette ferveur réactionnaire chez les disciples de Falwell, de l’influence politique d’un zélote comme Graham, des figures plus tard prééminentes de la droite chrétienne, protestants et catholiques tels Tim Lahaye, Richard Viguerie ou James Dobson, œuvrent à l’élection de Richard Nixon en 1968. Habilement, ce dernier mobilise la rhétorique de la « Majorité silencieuse » afin d’attirer dans le même souffle les classes populaires du Nord et une part considérable de l’Amérique chrétienne blanche du Sud et du Midwest au sein du Parti républicain. Le catholique Pat Buchanan, un de ses conseillers les plus proches, lui suggère ainsi un discours culturaliste sur les menaces pesant sur les Américains « méritants et attachés à leurs valeurs traditionnelles », dont l’archétype est alors le White Ethnic. Pourtant catholique, celui-ci est érigé en véritable patriote, dressé comme les évangéliques contre un monde d’après la ségrégation jugé nihiliste. Le pasteur converti au catholicisme John Richard Neuhaus théorisera dans cet esprit un « théoconservatisme » plaçant les catholiques au centre de la croisade républicaine pour « reprendre l’Amérique »[4].

Les années 1990 sacreront l’alliance catholiques-évangéliques au sein de la droite ultraconservatrice.

Mais c’est un autre stratège politique conservateur du nom de Paul Weyrich (pieux catholique et fondateur de la Heritage Foundation) qui comprend le potentiel politique de l’Amérique chrétienne blanche dont le sentiment de déréliction est exacerbé par les révolutions culturelles du temps, droit des femmes et des minorités en tête. Weyrich, qui observe également la désaffection des évangéliques pour le président Jimmy Carter, bien que celui-ci fût évangélique, lance en 1978 une campagne auprès de ces derniers afin de les ancrer solidement dans le Parti républicain. Il orchestre, pour ce faire, l’exacerbation de leur colère culturelle en les « catholocisant », c’est-à-dire en hystérisant en leur sein le débat sur l’avortement. Jusqu’alors, Roe v. Wade avait en effet laissé les évangéliques indifférents.

En partenariat avec un militant anti-avortement influent nommé Francis Schaeffer déjà auteur d’un film sur le déclin de l’Occident, Weyrich lance en 1978 une série documentaire intitulée Qu’arrive t-il à la race humaine ?, propagande éloquente contre l’avortement qui est largement diffusée dans les cercles évangéliques. En quelques mois, ces derniers rejoignent effectivement les catholiques dans leur croisade contre Roe v. Wade et le tandem Weyrich-Falwell est crédité pour avoir inventé le mot et la chose : la « Majorité morale », association matricielle de la droite religieuse, constituée des chrétiens blancs soucieux de préserver « leur » culture face aux assauts des femmes et des minorités. La « défense de la famille » selon une norme patriarcale et le « droit à la vie » sont leur mot d’ordre.

Pilier de la majorité reaganienne, cette droite religieuse rassemble non seulement catholiques et évangéliques mais nombre de dénominations protestantes qui se fondent sous la bannière évangélique. La stratégie fonctionne au-delà des espérances de ses initiateurs : de 1980 à aujourd’hui, les catholiques blancs ont rejoint les évangéliques dans leur ancrage républicain, ne votant qu’une seule fois (en 1996) pour un candidat démocrate. Même le catholique John Kerry échoua à emporter la majorité de leurs vote en 2004, ses coreligionnaires lui préférant George W. Bush, ironiquement boudé des évangéliques dont il est.

Les années 1990 sacreront l’alliance catholiques-évangéliques au sein de la droite ultraconservatrice, symbolisée par un texte de 1994 sobrement intitulé Évangéliques et catholiques ensemble : Vers une mission commune, coécrit par Richard Neuhaus. « Rétablir les valeurs chrétiennes » non plus par le prêche mais par un entrisme politique déterminé est le cœur du propos. Ce sont désormais les lois, pas seulement les valeurs, qu’ils veulent changer. L’ambition réactionnaire des chrétiens fondamentalistes[5] a quitté les pupitres des églises du Sud, des mégachurches de l’Ouest pour les premiers cercles du pouvoir. Les catholiques Rick Santorum, Paul Ryan ou Gingrich défendent ainsi, à la droite du Parti républicain, une « liberté religieuse » consistant à retirer des droits aux femmes, aux homosexuels et aussi aux pauvres, puisqu’au nom d’un hypothétique remboursement de la contraception, ils rejettent viscéralement l’assurance-santé. C’est aujourd’hui Amy Barrett qui reprend le flambeau.

Mais une autre Amérique catholique, dont la moitié est non-blanche, et dont Nancy Pelosi et Joe Biden sont les visages connus, propose aux premiers de revenir dans la tradition chrétienne humaniste et, selon les sondages, certains catholiques blancs sembleraient se détourner de Trump. Dans quelques jours, on saura donc si l’Amérique chrétienne blanche réduite à la « Majorité morale » est de nouveau capable de provoquer les sept fléaux d’Israël.

NDLR : Sylvie Laurent vient de publier, en septembre dernier, Pauvre Petit Blanc. Le mythe de la dépossession raciale aux éditions MSH.


[1] 81 % des votants évangéliques ont soutenu Trump en 2016 et le chiffre demeure stable en 2020. Sarah Posner, Unholy: Why white evangelicals worship at the altar of Donald Trump, Random House New York, 2020.

[2] Figure du catholicisme traditionaliste militant, Barr a publiquement défendu la préséance du dogme religieux sur les lois républicaine, affirmant en 2019 dans un discours tenu à l’université catholique Notre-Dame (dont Amy Barrett est diplômée) qu’« une armée de sécularistes » conspiraient à détruire l’ordre « judéo-chrétien de la société » et favorisaient les pathologies sociales telles la toxicomanie, les suicides et l’adultère. Il appela à privilégier la « loi naturelle » de Dieu sur celles autorisant l’avortement ou la contraception.

[3] Kevin M. Kruse, One Nation Under God; How Corporate America Invented Christian America, Basic Books, 2016.

[4] Blandine Chelini-Pont. “Catholic Colonization of the American Right: Historical Overview”; dans Blandine Chelini-Pont; Mark Rozell. Catholics and US Politics after the 2016 Elections. Understanding the “Swing Vote”, Palgrave, 2018.

[5] Robert P. Jones, White Too Long: The Legacy of White Supremacy in American Christianity, Simon & Schuster, 2020.

Sylvie Laurent

Historienne, américaniste, Enseignante à Sciences Po, chercheuse associée à Harvard et Stanford

Notes

[1] 81 % des votants évangéliques ont soutenu Trump en 2016 et le chiffre demeure stable en 2020. Sarah Posner, Unholy: Why white evangelicals worship at the altar of Donald Trump, Random House New York, 2020.

[2] Figure du catholicisme traditionaliste militant, Barr a publiquement défendu la préséance du dogme religieux sur les lois républicaine, affirmant en 2019 dans un discours tenu à l’université catholique Notre-Dame (dont Amy Barrett est diplômée) qu’« une armée de sécularistes » conspiraient à détruire l’ordre « judéo-chrétien de la société » et favorisaient les pathologies sociales telles la toxicomanie, les suicides et l’adultère. Il appela à privilégier la « loi naturelle » de Dieu sur celles autorisant l’avortement ou la contraception.

[3] Kevin M. Kruse, One Nation Under God; How Corporate America Invented Christian America, Basic Books, 2016.

[4] Blandine Chelini-Pont. “Catholic Colonization of the American Right: Historical Overview”; dans Blandine Chelini-Pont; Mark Rozell. Catholics and US Politics after the 2016 Elections. Understanding the “Swing Vote”, Palgrave, 2018.

[5] Robert P. Jones, White Too Long: The Legacy of White Supremacy in American Christianity, Simon & Schuster, 2020.