International

La sidération Trump

Chercheur en études cinématographiques

Le mépris affiché à l’égard de Trump, aussi légitime soit-il à certaines occasions, renvoie trop souvent à un mélange d’arrogance et d’esquive qui nous fait manquer les mécanismes d’un exercice du pouvoir dont les conséquences, elles, sont bien réelles et durables. Il faut donc aller y voir de près et, en un sens, éprouver de l’intérieur le matériau audio-visuel qui galvanise la base électorale de Trump, et tracer la carte des images de Trump et de leur circulation.

L’effet de sidération qui a suivi l’élection-surprise de Donald J. Trump ne s’est pas vraiment atténué depuis. Cet effet semble même plus intense encore aujourd’hui qu’il y a quatre ans, puisqu’il s’affirme désormais à un double niveau. D’une part, il y a eu le saisissement soudain, pour certains l’effroi, de voir un individu comme Trump, PDG d’un empire immobilier aux nombreuses faillites, animateur d’une émission de télé-réalité de grande audience, qui a écrasé toutes les règles de décence durant la campagne électorale de 2016, parvenir malgré tout à être élu président.

D’autre part, la sidération s’accroît quand on constate que l’accession à la tête de la première puissance mondiale n’a en rien atténué les manières d’être et de parler d’un individu que les plus hautes responsabilités n’ont, de fait, pas transformé : Trump est resté fidèle à lui-même – « It is what it is » comme l’a crument résumé Michelle Obama cet été.

Les institutions américaines, supposées maintenir la séparation des pouvoirs ou assurer le bon fonctionnement des administrations fédérales, chancellent depuis le serment de Trump en janvier 2017 ; elles sortent exsangues d’un premier mandat qui laisse un pays divisé comme jamais, et dont l’image à l’étranger est désormais extrêmement dégradée. Nous savons tout cela, et nous savons que les choses devraient empirer s’il était réélu : le spectre de la guerre civile hante les fractures sociales, économiques et raciales du pays, et la figure du président américain n’est déjà plus le héraut du monde libre sur la scène internationale.

Et si les détracteurs de Trump, dans leurs réactions à sa façon de gouverner, évoluaient en définitive aussi peu que lui ? Et si la dénonciation du 45e président des Etats-Unis d’Amérique était aussi monolithique que la bêtise systémique qu’on lui attribue si spontanément ? La critique de la critique de Donald Trump reste encore à faire, et la démarche à suivre réside sans doute dans l’évitement d’un point de vue surplombant qui le prend de haut tout en se pinçant le nez, comme si nous avions affaire à une parenthèse éphémère dans la vie politique américaine. Car le mépris affiché à l’égard de Trump, aussi légitime soit-il à certaines occasions (et ces occasions sont innombrables), renvoie trop souvent à un mélange d’arrogance et d’esquive qui nous fait manquer les mécanismes d’un exercice du pouvoir dont les conséquences, elles, sont bien réelles et durables (par exemple, sur le devenir de la planète).

Comment, pour celles et ceux qui n’ont pas voté pour lui, échapper à ce mépris mêlé de dégoût qui nous incite à détourner le regard dès lors qu’on observe Trump à la télévision ou sur nos écrans d’ordinateur ? Comment, autrement dit, contourner le déni que produit immanquablement cet ensemble d’affects tristes – sidération, effroi, horreur… –, et qui font basculer notre appréhension des faits et gestes du président américain dans le domaine du bêtisier ? Il existe une réponse simple dans sa formulation, mais dont l’effectuation peut paraître difficile : il faut aller y voir de près.

S’il importe de prendre au sérieux un exercice du pouvoir à nul autre pareil, il faudrait le faire en tentant de cartographier ce qui permet à cet exercice de fonctionner à plein régime, à savoir la matière visuelle et sonore grâce à laquelle le corps et les mots de Trump peuplent nos consciences et saturent nos perceptions. Barthes l’écrivait en ouverture des Mythologies dans un autre contexte : face aux mythes de la « Norme bourgeoise », il convient d’éviter l’écueil de la « dénonciation pieuse », laquelle reconduit la hauteur arrogante qui manque fatalement l’objet qu’elle prétend condamner[1].

La télé-réalité n’est pas simplement importée par Trump dans les intrigues politiques de Washington, elle détermine aussi une manière de gouverner.

Il faudrait en un sens éprouver de l’intérieur le matériau audio-visuel qui galvanise la base électorale de Trump, sans poser comme préalable que cette immersion nuira nécessairement à la façon dont le pouvoir américain s’exerce depuis quatre ans. On ne peut rien dire d’avance, ce qui ne signifie pas que tracer la carte des images de Trump et de leur circulation soit une entreprise forcément vaine.

Ce matériau composé d’éléments visuels disparates couvre une période longue qui précède parfois de plusieurs années l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Ses contenus ne sont pas totalement étrangers à ce mépris dont lui témoignent une bonne partie de l’intelligentsia américaine comme la plupart des célébrités de Hollywood (cinéastes, actrices et acteurs, producteurs…). On a  pu faire référence à la télé-réalité, et à la double émission dont Trump était l’animateur sur la chaîne NBC : « The Apprentice » (2004-2007), puis « The Celebrity Apprentice » (2008-2015).

On a moins cherché à mettre en évidence l’étonnante continuité qui existe entre le protocole de ce jeu basé sur le slogan « You’re fired ! » (« Vous êtes viré! ») adressé aux candidats malheureux contraints de quitter l’émission, et la façon dont Trump n’a pas cessé au fil de ces quatre ans de changer ses ministres comme ses collaborateurs en les congédiant sur le modèle cruel de la télé-réalité. Or cette cruauté, même feinte, nous dit en retour quelque chose d’une présidence hiératique et de la conception qu’elle se fait du pouvoir : que tout lui serait dû, et qu’elle ne tolère aucun obstacle à la réalisation d’une politique qui ne vise qu’à conserver ses propres privilèges, même si elle repose sur la croyance que cette conservation marquée du sceau de la cruauté serait ce que souhaitent celles et ceux qui en sont les premières victimes.

En ce sens, la télé-réalité appliquée à l’exercice du pouvoir propulse le trumpisme sur une « scène pornographique », si on entend par là, avec Jacques Rancière, que « ce qui caractérise [cette scène], c’est la présupposition que ce que l’un fait à l’autre est précisément ce que l’autre souhaite qu’on lui fasse. Ainsi, poursuit Rancière, la pornographie illustre-t-elle à sa manière la version libérale du contrat social. C’est pourquoi elle développe son empire visuel au rythme du néolibéralisme consensuel.[2] »

La télé-réalité n’est pas simplement importée par Trump dans les intrigues politiques de Washington ; elle détermine aussi une manière de gouverner en phase avec un néolibéralisme ambiant dont la « scène pornographique » constitue l’un des paradigmes. Le « You’re fired » résonne ainsi bien au-delà du monde du spectacle auquel il appartient ; il entre intimement en écho avec un capitalisme sauvage dont la dimension inégalitaire est parfaitement assumée par Trump.

Signalons en outre, dans l’optique de cerner son usage du système de l’information dans ses voies réticulaires, que l’omniprésence médiatique de Trump n’est pas seulement due à sa fonction ; elle s’inscrit parallèlement dans une stratégie publicitaire du nom « Trump », qui est aussi une marque dont il faut assurer sans cesse la promotion. On a souvent raillé la simplicité des discours du président américain, en fustigeant la pauvreté d’un vocabulaire indigne d’un chef d’Etat. Il faudrait émettre l’hypothèse que cette pauvreté est volontaire, et qu’elle participe justement d’une démarche marketing qui vise à imprimer durablement dans l’esprit de ses concitoyens des slogans en apparence élémentaires, comme « Build the Wall ! » (pour promouvoir la construction d’un mur entre le Mexique et les Etats-Unis) ou, bien sûr, « Make America Great Again », le slogan de campagne de 2016 qui orne les t-shirts et les casquettes rouges de ses partisans.

Trump use admirablement des médias mainstream, quels que soient leurs bords, pour véhiculer les mots d’ordre de sa présidence.

Victor Klemperer a montré dans ses analyses de la « langue du IIIe Reich » comment la simplicité discursive était l’un des critères déterminants de la propagande en politique, et que la répétition de certains mots et de certaines expressions formait le gage de son efficacité. « La pauvreté est [ici] une pauvreté de principe ; c’est comme si [cette langue] avait fait vœu de pauvreté », et sa répétition n’engendre que « harangue, sommation, galvanisation. » Aussi, l’usage des superlatifs, dont Trump est par ailleurs si friand – « Great », « Wonderful », « Awesome »… –, en est l’un des vecteurs essentiels. Comme l’écrit encore Klemperer dans une déclaration dont l’actualité est saisissante : « Le superlatif est le moyen d’action le plus évident dont disposent l’orateur et l’agitateur, c’est la forme publicitaire par excellence[3]. »

Trump use admirablement des médias mainstream, quels que soient leurs bords, pour véhiculer ainsi les mots d’ordre de sa présidence. Ses déclarations plus ou moins improvisées, mais dont l’improvisation est elle-même calculée – car il est anti-système d’être en roue libre –, s’écoulent en permanence dans les flux d’information des chaînes câblées, quand elles ne sont pas reprises ad nauseam dans les vidéos de la chaîne YouTube de la Maison-Blanche. Les productions de cette chaîne mériteraient assurément une étude à part entière, tant elles nous permettent de comprendre comment l’image en mouvement est au service du discours ampoulé de « l’agitateur » Trump.

Le style pompier qui imprègne ces vidéos les rapproche irrésistiblement d’une esthétique publicitaire qui semble issue des années 1980, et dont le générique de « The Apprentice » était déjà un avatar éclatant. La vidéo qui montre le retour de Trump à la Maison-Blanche après son hospitalisation due au covid-19 en est un exemple significatif : le « commander-in-chief », seul, sort de l’hôpital et monte dans Marine One, l’hélicoptère présidentiel, qui atterrit peu après dans les jardins de la Maison-Blanche ; Trump fait ensuite le salut militaire depuis le balcon principal de l’édifice, tandis que nous voyons Marine One redécoller dans le soleil couchant de Washington.

L’esthétique pompière ici à l’œuvre se retrouve dans de multiples réalisations ; elle fait basculer la communication politique dans un culte de la personnalité où la figure de Trump est souvent montrée, et montée, dans une alternance surlignée avec des éléments de la puissance militaire américaine (essentiellement celle de l’armée de l’air), ou dans une sacralisation du bâtiment de la Maison-Blanche (ses jardins, ses allées, les salons intérieurs, le « Resolute desk » du bureau oval…), devenue le simple décorum de son occupant[4].

Ces éléments iconographiques ne sont pas nouveaux dans la fabrication de l’image du président américain. Mais contrairement à ses prédécesseurs, par exemple Ronald Reagan, ancienne star de Hollywood, le discours qui les accompagne est moins porté par l’élan d’une histoire universelle de la liberté, dont les Etats-Unis seraient les champions, que par un recentrement sur les attributs du pouvoir qu’incarnerait un homme et un seul : Donald J. Trump. L’envers de ce recentrement à tendance autoritaire n’est pas moins sidérant, si l’on considère que le rêve américain, pour lequel Hollywood a toujours œuvré, se grippe alors et donne l’impression de devenir obsolète.

Il faudrait peut-être, plus que jamais, s’immerger dans cette obsolescence du rêve américain, et rester aux aguets des nouvelles fictions que l’Amérique saura inventer en vue d’observer, sans esquive cette fois, le monstre politique qu’elle a enfanté.

 

NDLR : Dork Zabunyan vient de publier Fictions de Trump – Puissances des images et exercices du pouvoir, Le Point du Jour.


[1] Roland Barthes, Mythologies (1957), Le Seuil, 1970, p. 7.

[2] Jacques Rancière, Chroniques des temps consensuels, Le Seuil, 2005, p. 40.

[3] Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich (1947), trad. de l’allemand par Elisabeth Guillot, Albin Michel, 1996, respectivement p. 40, 45, 46 et 284.

[4] Voir par exemple le discours du 4 juillet dernier au pied du Mont Rushmore : https://www.youtube.com/watch?v=z_LkIA_Oeus Ou encore celui prononcé au moment de la présentation de la nouvelle juge pressentie pour entrer à la Cour suprême, Amy Coney Barrett : https://www.youtube.com/watch?v=IgV9gBxwF1U

Dork Zabunyan

Chercheur en études cinématographiques, Professeur à l'Université Paris 8

Notes

[1] Roland Barthes, Mythologies (1957), Le Seuil, 1970, p. 7.

[2] Jacques Rancière, Chroniques des temps consensuels, Le Seuil, 2005, p. 40.

[3] Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich (1947), trad. de l’allemand par Elisabeth Guillot, Albin Michel, 1996, respectivement p. 40, 45, 46 et 284.

[4] Voir par exemple le discours du 4 juillet dernier au pied du Mont Rushmore : https://www.youtube.com/watch?v=z_LkIA_Oeus Ou encore celui prononcé au moment de la présentation de la nouvelle juge pressentie pour entrer à la Cour suprême, Amy Coney Barrett : https://www.youtube.com/watch?v=IgV9gBxwF1U