Littérature

Le plaisir du texte – à propos de Kudos de Rachel Cusk

Philosophe

Dernier panneau d’un triptyque après Disent-ils et Transit, Kudos fait s’entrelacer quelques topoï de l’écriture de Rachel Cusk : la féminité, le couple, la maternité. La narratrice est une romancière britannique, Faye, récemment divorcée et mère d’un enfant. Et c’est là presque tout ce qu’on sait sur elle. Tout en subtilité, presque invisible, elle observe et écoute les confidences des autres personnages – chacune d’entre elles ouvrant la possibilité d’un certain rapport au récit de soi, pour explorer le piège potentiel qu’un tel récit représente, autant que l’occasion à travers lui de se (re)construire.

Kudos n’est pas le dernier volet d’une trilogie qu’il clôturerait, et qui aurait été initiée par Disent-ils (Éditions de l’Olivier, 2016) et continuée par Transit (Éditions de l’Olivier, 2018). Pour rendre justice à la nature de ces trois textes, il faut plutôt penser Kudos comme le dernier panneau d’un triptyque dont il s’enrichit autant qu’il l’étoffe et le complète. Dernier panneau qui, comme les deux précédents, peut d’ailleurs s’admirer seul.

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Rachel Cusk s’est découverte au lectorat français à la parution d’Arlington Park (Éditions de l’Olivier, 2007). Véritable étude – au sens pictural du terme – de ces femmes qui, épouses et mères, ont été contraintes ou se sont crues contraintes de mettre de côté leurs intérêts personnels et leurs ambitions professionnelles. L’autrice peignait alors les insatisfactions, et l’incapacité d’agir pour y remédier, de ces femmes de la middle class qui s’épuisent d’ennui sous la pluie de la banlieue londonienne ; et qui ne peuvent manquer d’évoquer Clarissa Dalloway de Virginia Woolf (Mrs. Dalloway, Stock, 1929).

Adaptée au cinéma en 2013 par Isabelle Czajka sous le titre La Vie domestique et transposée pour l’occasion en banlieue parisienne, cette œuvre délicieusement pluvieuse et grinçante dévoilait déjà les topoï des récits de Rachel Cusk : la féminité, le couple, la maternité. Ces tropismes se croisent dans Kudos, dans lequel on retrouve surtout l’attention portée à la pluralité des voix et des perspectives : plusieurs femmes y racontent ainsi leur rapport au couple. Comme cette écrivaine qui s’étonne que son époux avec lequel elle supporte de plus en plus mal la vie quotidienne lui manque dès qu’elle quitte le domicile conjugal quelques jours. (Que chacun se rassure : il suffit à cette dernière de téléphoner à son mari pour se souvenir de la formidable exaspération qu’il suscite en elle !)

Chaque histoire que Faye écoute semble ouvrir la possibilité d’un certain rapport au récit de soi.

Mais le tryptique dont Kudos fait partie semble tenir une place particulière dans l’œuvre de l’autrice, tant il s’attache – entre autres – à retracer les contours du personnage de roman traditionnel et les attendus romanesques. Comme dans Disent-ils et Transit, la narratrice de Kudos est une romancière britannique, Faye, récemment divorcée et mère d’un enfant. Et c’est là presque tout ce qu’on sait sur elle. Nul besoin d’être plus précisément renseigné : Faye ne se présente ni ne se décrit. Tout en subtilité, presque invisible, elle observe et écoute. Elle écoute les personnages qu’elle croise, et dont elle glane les confidences. Et ces personnages, justement, ne cessent de (se) raconter. Ils sont aussi variés que nombreux : des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes, des écrivains ou des éditeurs, des ouvriers ou des coiffeurs, des inconnus ou des plus proches.

Ils n’ont qu’un point commun, celui de faire récit – ils se récitent à la narratrice qui les écoute autant qu’ils participent au récit qu’elle livre de ces rencontres. Alors ils racontent ; se vantent ou regrettent, expliquent et analysent, décrivent ou évoquent. Les récits s’enchâssent et se succèdent, sans qu’on ne s’y perde jamais, portés par une plume au sommet de son art et une construction aussi adroite que fluide. Et Rachel Cusk de s’effacer derrière sa narratrice, Faye, qui s’éclipse elle-même au profit de ces êtres dont elle retranscrit les paroles au discours direct, avant de se mélanger à leurs récits dans un discours indirect d’une rare maîtrise. Chaque histoire que Faye écoute semble ouvrir la possibilité d’un certain rapport au récit de soi, pour explorer le piège potentiel qu’un tel récit représente, autant que l’occasion qu’il est de se (re)construire.

Kudos n’est pas un page turner. Au contraire. Et à l’image de la narratrice qui ne cesse de s’évaporer sous l’effet des confidences, le lecteur voit ses propres contours se flouter, et son identité résonner dans un écho qui s’éloigne lentement et auquel s’entremêle les voix des personnages. Ce texte précieux ne semble pouvoir se lire que par saccades extasiées, en relisant certaines pages, en s’arrêtant sur d’autres. Le projet littéraire qui porte Kudos, comme Disent-ils et Transit avant lui, ne consiste en rien de moins qu’en une proposition d’une véritable forme romanesque nouvelle, qui se défait des impératifs d’intrigue et de descriptions qui visent à épuiser leurs objets.

Les personnages qui se confient à Faye, tel que cet homme d’affaires qui vient de faire euthanasier et enterrer dans son jardin le chien qu’il adorait, ou cette autrice qui rentre tout juste de résidence littéraire, sont décrits de manière lapidaire. Seuls quelques traits s’esquissent, la forme d’un nez, la couleur d’un vêtement. Et l’essentiel de changer de camp : il n’y a rien à savoir de leur âge ni de leur classe sociale. Faye ne se risque pas non plus à trouver ses interlocuteurs beaux ou laids, négligés ou bien vêtus. Elle regarde et décrit les personnages comme elle les écoute : avec une neutralité bienveillante dont seul est capable un être vaporeux et si peu déterminé qu’elle. Cette prudence dans la description et dans l’écoute, délicate et subtile, ouvre la voie à une profondeur psychologique renouvelée. Les personnages, par leurs récits, cherchent à se retrouver ou à s’inventer, ouvrant à Faye la possibilité de le faire pour elle-même, non pour se définir par des contours plus précis, mais pour accueillir sa texture propre.

Le texte s’aventure avec bonheur à penser l’édition contemporaine, ses normes, ses enjeux et surtout, ses contradictions.

Alors que Disent-ils, qui voyait Faye partir pour la Grèce et y animer un atelier de creative writing, s’intéressait à la création littéraire et à ses motifs, Kudos prolonge la réflexion sur la lecture et l’édition. Et c’est d’ailleurs par des détails comme celui-ci que le triptyque fait totalité : ces deux textes s’ouvrent ainsi sur un voyage de Faye en avion, et sur les confidences de ses voisins. Grâce au personnage de l’éditeur de la narratrice, qu’elle rencontre à l’occasion d’un festival littéraire auquel elle participe, le texte s’aventure avec bonheur à penser l’édition contemporaine, ses normes, ses enjeux et surtout, ses contradictions.

« Ce que tous les éditeurs cherchaient, poursuivit-il – pour ainsi dire le Saint-Graal de la scène littéraire contemporaine –, c’étaient ces écrivains qui se vendaient bien tout en restant attachés aux valeurs de la littérature ; en d’autres termes, ceux qui écrivaient des livres que les gens pouvaient apprécier sans éprouver la moindre honte à être vus en train de les lire. »

Chaque récit tend vers la littérature, est presque littérature : dans Kudos, c’est par Faye qu’opère la magie. Le talent de Rachel Cusk pour l’observation lucide fait alors naître quelques réflexions particulièrement savoureuses. « Parfois, il s’amusait à explorer les bas-fonds d’Internet, où des lecteurs donnaient leur avis sur leurs achats littéraires comme ils évalueraient les performances d’un détergent. […] Il était divertissant, en un sens, de voir Dante recevoir une seule étoile sur cinq, et sa Divine Comédie décrite comme “de la pure merde”. »

Kudos est évidemment un texte de plaisir ; plaisir de raconter, de décrire, de jouer avec les situations et les sensibilités, de se cacher et de disparaître. Mais à bien y penser, Kudos est surtout un texte rare, l’un des rares qui s’apparente plutôt au texte de jouissance que de plaisir, pour reprendre la distinction de Roland Barthes dans Le plaisir du texte (Éditions du Seuil, « Tel Quel », 1973). Alors que le texte de plaisir est défini par Barthes comme « celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture », le texte de jouissance, quant à lui, est « celui qui met en état de perte, celui qui déconforte […], fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage ». Imbibé d’une extraordinaire intelligence, tout en subtilité et en élégance, parfois mélancolique et souvent drôle, Kudos nous fait bel et bien vaciller ; et c’est jouissif.

Rachel Cusk, Kudos, traduit de l’anglais par Cyrielle Ayakatsikas, Éditions de l’Olivier, octobre 2020, 208 pages.


Sophie Benard

Philosophe, doctorante à l'Université de Picardie Jules Verne

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