Société

Les caricatures de Charlie Hebdo sont entrées dans l’Histoire

Écrivain

Ce n’était pas le projet des terroristes, mais il est aujourd’hui indéniable que les meurtres dont ont été victimes la rédaction de Charlie Hebdo puis Samuel Paty ont fait entrer les « caricatures » dans l’Histoire. N’est-ce pas alors en cours d’histoire que celles-ci devraient être enseignées, et non pas en éducation morale et civique, et encore moins en les projetant sur les murs publics ? Ce qui aurait le mérite de rééquilibrer le débat dont les dérapages incessants oublient l’essentiel : la différence entre foi et religion. L’adversaire de la laïcité n’est pas la foi musulmane, mais une conception délirante de la manière de l’administrer.

Spectateur, incrédule, spécialiste de rien sinon des mots qui sont malades, au lendemain de l’attentat de Nice il me semble bien qu’il faut reprendre du début et raisonner en deux temps, le premier concernant l’importance historique prise par les « caricatures de Charlie Hebdo », le second concernant la liberté d’expression ou de création et la liberté de conscience.

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La première balise qu’il est indispensable de poser est en effet celle-ci : « les caricatures de Charlie Hebdo » sont entrées dans l’Histoire. Qui leur a donné ce statut d’éléments historiques incontournables, réservé à très peu de dessins de presse ? Ceux-là mêmes qui prétendent récuser le temps historique : les islamistes et leurs milliers de bras armés, à commencer par les terroristes qui ont massacré la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, jusqu’aux assassins isolés de Conflans-Saint-Honorine ou Nice.

Foin de débat, dès lors, sur la pertinence ou non de montrer ces dessins, s’il en surgit un sur la manière de le faire.

Aussitôt s’esquisse une ligne de fracture claire entre, d’une part, une réflexion démocratique enracinée et prise dans le temps historique et, d’autre part, une conviction religieuse récusant ce temps historique au profit d’une vérité édictée et immuable, an-historique (il ne s’agissait pas tant, le 7 janvier 2015, d’effacer l’affront que représenteraient ces dessins, dont il y a fort à parier qu’à la vérité les commanditaires islamistes se contrefichent, mais de faire disparaître dans le sang les dessins eux-mêmes et leurs auteurs : de remonter le cours du temps en amont du soi-disant blasphème). En regard, c’est bien parce que nous nous définissons dans un temps historique que l’attentat de janvier 2015, par sa monstruosité même, devient un événement incontournable de notre histoire récente.

Foin de débat, dès lors, sur la pertinence ou non de montrer ces dessins, s’il en surgit un sur la manière de le faire : de toute façon ces caricatures ne peuvent plus, depuis ce jour, être mises sous le boisseau au prétexte de la paix sociale, ce qui reviendrait à cacher une donnée historique nécessaire à la compréhension de ce que nous vivons. En-deçà de l’effet de sidération, je pense d’ailleurs ne pas avoir été le seul à éprouver (en vain le premier jour) le besoin de savoir précisément quelles caricatures avait montrées Samuel Paty à ses élèves : certes pas pour en juger, mais dans l’espoir de comprendre (d’avoir les cartes en main).

Ce que nous pensons les uns ou les autres de ces caricatures n’a aucun rapport avec ce constat. Effacer les images entrées dans l’histoire, les faire disparaître serait sortir de l’histoire comme un véhicule sort de la route, puisque cela reviendrait à empêcher les futurs citoyens d’appréhender la réalité historique, alors que sa perception est au fondement intellectuel de nos sociétés – et c’est précisément cela, en vérité, qui est attaqué par le terrorisme islamiste.

Ce premier constat ne concerne donc pas la liberté d’expression ou la sensibilité religieuse, mais un rapport fondamental à l’histoire. Il impose, à l’école, de se tourner vers les programmes d’histoire plutôt que de livrer des enseignants qui n’y sont pas préparés au risque de traiter un sujet aussi complexe à l’occasion de cours d’« éducation morale et civique » – des cours, en somme, de bonne conduite, puisque c’est bien la signification étymologique du mot « moral » (du latin moralis, relatif aux mœurs).

Autant la position va-t-en-guerre invitant à diffuser partout les caricatures est une posture idéologique primaire qui rappelle les slogans de l’été 14 invitant joyeusement à aller bouffer du Boche à Berlin, autant il est nécessaire, pour les enseigner dans les classes dont le programme d’histoire traite du contemporain, de montrer les caricatures serait-ce sous forme de vignettes (il ne s’agit pas de les afficher) dans les manuels correspondants et aussi bien d’inviter les journaux, revues ou émissions traitant d’histoire à s’en emparer à leur tour, loin de l’actualité, ce qui relèverait de la quête de vérité historique, assurément pas de la provocation.

Accueillir les « caricatures de Charlie Hebdo » dans l’enseignement de l’histoire, c’est peut-être avant tout rééquilibrer le débat.

Évidemment, cette manière d’appréhender les caricatures ne changera rien au fonctionnement des terroristes : ils ne vont pas voir la lumière et réaliser que ces dessins auraient basculé dans l’indifférence sinon l’oubli si eux-mêmes n’avaient répandu la mort (encore une fois, la dénonciation des caricatures n’est pas pour eux une fin en soi mais le prétexte d’un terrorisme visant au fantasme du rétablissement d’un islam an-historique : et de ce fait anachronique). Mais cette première étape en revanche peut éviter le porte-à-faux dans lequel, manifestement, face aux forces terroristes, nous nous trouvons : et l’on assiste à chaque nouvel attentat au creusement d’une deuxième fracture, propre au côté démocratique, cette fois, qui le fragilise et le divise.

Il suffit pour s’en convaincre de suivre les réactions à l’attentat dont a été victime Samuel Paty, y compris celles de ministres ne cessant de passer sous la ligne de flottaison de la raison (voilà que les rayons halal en supermarché blesseraient le sentiment républicain…) au moment même où est orchestrée une déferlante de protestations anti-françaises dans des pays musulmans, et aussi bien de mesurer l’incompréhension d’une gauche américaine hautement sensible à la notion de « sensibilité religieuse blessée[1] », au point de ne pas comprendre l’obstination pourtant nécessaire à montrer les caricatures incriminées (les grands journaux de la gauche américaine se sont tous abstenus de les reproduire, y compris en janvier 2015, nous dit-on). Deux logiques s’affrontent.

Je reprends, tant il est vrai que sur pareil sujet il convient d’être clair : posant ce qui précède, je ne dis pas une seconde que ces caricatures doivent entrer dans les manuels d’histoire pour n’en plus sortir : je ne dis pas qu’il faut montrer comme des documents historiques les caricatures de Charlie Hebdo pour n’en plus produire de nouvelles du même ordre, l’exercice est libre et licite dans la démocratie française, ce qu’il convient de défendre dans un deuxième temps. Car en produire de nouvelles dans les pages de Charlie Hebdo, destinées aux lecteurs de Charlie Hebdo, n’a rien à voir avec les projeter sur les murs d’un édifice public pour imposer à tout citoyen de les voir (en être potentiellement blessé) à défaut de les regarder (tenter de les comprendre).

On en vient ces jours-ci à craindre la cristallisation d’une bataille entre sensibilité religieuse blessée et sensibilité laïque blessée.

La liberté de conscience n’autorise personne à prétendre imposer la vérité de sa foi. La liberté d’expression n’autorise personne à prétendre imposer la vérité de son regard, aussi décapant et juste soit-il. Depuis l’étranger où je vivais début 2015, j’étais personnellement choqué de voir dans les reportages télévisés, non pas des badges ou des tee-shirts affirmant « Je suis Charlie » (chacun est libre assurément de le revendiquer), mais des portails d’autoroute sous lesquels les Franciliens ne pouvaient pas ne pas passer pour aller travailler et qui leur imposaient d’emprunter ces porches affichant le même message en lettres électroniques plutôt que de leur indiquer la densité du trafic, leur usage ordinaire.

Sans s’attarder ici sur l’étonnement que ne peut que susciter la collusion de fait entre le pouvoir, une partie de la réaction et un journal satirique qui est historiquement le lieu d’une opposition libertaire, collusion s’opérant au nom d’une unité nationale qui dès lors se définit par la discrimination et l’exclusion, on en vient ces jours-ci à craindre la cristallisation d’une bataille entre sensibilité religieuse blessée et sensibilité laïque blessée.

Qu’est-ce qui s’esquisse sous cette confrontation d’abord médiatique ? Fort paradoxalement, le concept de laïcité s’administrerait-il désormais comme une conviction qui s’opposerait à la conviction qu’administrent les religieux ? Car, en miroir de la notion de sensibilité religieuse blessée, il faut sans doute ici (ce que j’avance comme une piste de réflexion, pas comme une certitude) rappeler quelques évidences anthropologiques volontiers occultées : un croyant peut être blessé dans sa foi par une caricature, assurément, mais pas dans sa religion. La religion n’est pas la foi. On peut considérer la foi comme sacrée, la religion, non : de toujours et en tout lieu la religion est un mode d’organisation qui vise à « l’administration » du sacré, à tous les sens du terme : la religion administre la foi et donc le rapport au sacré, qu’il s’agisse de gérer et d’organiser ce rapport au plan collectif ou de prescrire par dose calculée ce sacré (comme le médecin administre une potion).

De la même manière que sacraliser la bureaucratie entraîne une négation de la démocratie, sacraliser la religion elle-même entre en contradiction avec la foi : dans l’Europe catholique, c’est l’écart qui subsiste à jamais entre les gens d’Église (qui sont gens d’administration et donc de pouvoir) et les mystiques (voués aux montagnes russes de la foi) : ces derniers sont indispensables à la vitalité de la foi et par conséquent à la raison d’être de l’appareil religieux qui cependant s’en méfie, voire, les déteste comme autant de fauteurs de troubles potentiels dans l’administration quotidienne de la croyance religieuse.

Accueillir « les caricatures de Charlie Hebdo » dans l’enseignement de l’histoire, c’est aussi, c’est peut-être avant tout rééquilibrer ce débat : car le terrorisme ne résulte pas de la foi ou de la croyance mais de la manière dont une partie de l’administration musulmane, fascisante, prétend ici et maintenant gérer manu militari foi et croyance : l’adversaire n’est pas la foi musulmane, mais au sein du monde musulman un délire de toute-puissance administrative, celui que veulent imposer les commanditaires du terrorisme. Répondre, en miroir, en prétendant « administrer » de gré ou de force mais à haute dose « le sentiment laïc » sacralisé relève de la plus noire des bêtises : là encore, c’est la même logique qui présidait au « tous à Berlin » des va-t-en-guerre de 14.

On peut, on doit, réfléchir en classe de philosophie sur les enjeux de la liberté de caricaturer, mais il serait à tout le moins déplacé dans ce cadre de proposer le sujet d’une dissertation sur ce thème en l’illustrant précisément par une reproduction des caricatures de Mahomet. Sauf à occulter une part de vérité on ne peut pas, en revanche, raconter notre histoire récente sans montrer ces caricatures. Ces deux constats me semblent former un point de départ – et sans doute est-il utopique de penser ainsi, mais l’utopie est aussi une quête de perspectives dans un monde forclos de menaces : une fois la reproduction et la circulation des caricatures décrétées inéluctables au nom de l’histoire, et donc, une fois clairement affirmé le refus de réfléchir en terme de « blessure contre blessure », pour s’y livrer en fonction du temps historique et démocratique auquel nous appartenons et depuis lequel nous nous exprimons, ce pourquoi les caricatures de Charlie Hebdo ne peuvent plus disparaître, peut-être sera-t-il possible d’initier un véritable échange, démocratiquement (et non pas entre démocrates auto-proclamés), au sujet de la laïcité et des libertés d’expression et de création.


[1] Voir, dans les colonnes d’AOC, l’entretien avec Jeanne Favret-Saada : « Le retour de l’accusation de blasphème est une révolution dans notre vie publique ».

Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

Mots-clés

Laïcité

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Notes

[1] Voir, dans les colonnes d’AOC, l’entretien avec Jeanne Favret-Saada : « Le retour de l’accusation de blasphème est une révolution dans notre vie publique ».