Société

Au-delà des « certificats de virginité », le point aveugle de la chirurgie

Anthropologue

Le projet de loi « confortant les principes républicains », jusque-là appelée loi contre le séparatisme, a été dévoilé cette semaine. Son article 17 concerne l’interdiction de délivrer des certificats de virginité, et pénalise les médecins qui le feraient, mais il n’évoque jamais la pratique connexe de la réfection d’hymen, qui représente tout autant sinon davantage une violence à l’égard des femmes. Sans doute parce que s’opposer à la pratique de l’hyménoplastie reviendrait à ouvrir la boîte de Pandore des opérations esthétiques et à faire prendre conscience du continuum existant entre ces chirurgies.

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« Vous allez bientôt vous marier ? Peut-être qu’à l’approche du mariage, vous avez reçu une bague, vous êtes en train de choisir une robe, de commencer à dresser la liste de vos invités pour la fête ? Mais pour d’autres, les préparatifs du mariage, ça ne ressemble pas à ça. Pour d’autres femmes, en France, en 2020, la fiancée est conduite chez un professionnel pour réaliser un test de virginité et repartir avec un certificat de virginité. Cette pratique, nous voulons y mettre fin… Les lois de la République sont supérieures à toute coutume, et la liberté des femmes ne se négocie pas », tel est le discours le 27 septembre 2020 de Marlène Schiappa, ministre chargée de la citoyenneté en France.

Ce discours est inspiré de celui du président Emmanuel Macron tenu le 18 février 2020 à Mulhouse, à cette différence près que ce dernier se réfère non pas à la coutume mais à la religion : « Dans la République, on ne peut pas exiger des certificats de virginité pour se marier ; dans la République, on ne doit jamais accepter que les lois de la religion puissent être supérieures aux lois de la République ». Les Français découvrent alors que la virginité reste une injonction importante pour une partie de la population, réalité qu’ils avaient déjà entrevue en 2008 lorsque le tribunal de grande instance de Lille avait annulé un mariage pour défaut de virginité – l’époux, un ingénieur d’une trentaine d’années né au Maroc, ayant constaté lors de ses noces le manque de virginité de sa promise, une étudiante infirmière d’une vingtaine d’années – avant que cette décision juridique, qui suscita l’indignation de nombreuses personnalités, ne soit révoquée par la garde des Sceaux de l’époque.

Le ministre de l’intérieur déclarait le 8 septembre 2020 : « Certains médecins osent encore certifier qu’une femme est vierge pour permettre un mariage religieux, malgré la condamnation de ces pratiques par le Conseil de l’Ordre des médecins. On va non seulement l’interdire formellement, mais proposer la pénalisation ». Il est ici fait référence à un lien entre exigence de virginité et mariage religieux, mais malgré ce que laisse penser l’expression même de « certificat de virginité », celle-ci ne constitue nullement une condition nécessaire au « certificat de mariage »­ en islam. Et même si les certificats de virginité concernent surtout des femmes musulmanes, cela ne signifie pas que cette pratique trouve sa source dans les textes islamiques, où il n’est jamais question d’hymen proprement dit, le Coran parlant moins de virginité que de relations sexuelles illégitimes.

Si l’impératif de virginité jusqu’au mariage reste très prégnant dans de nombreuses sociétés du petit Maghreb et du Moyen-Orient, il ne concerne pas uniquement les musulmans mais aussi les Coptes en Égypte ou encore les Chrétiens au Liban, témoignant que cet impératif est davantage d’ordre culturel que religieux. L’évolution des rapports de genre dans ces pays ainsi qu’en France permet en outre de penser qu’à plus ou moins long terme la norme de virginité est amenée à disparaître dans la mesure où elle apparaît difficilement compatible avec les aspirations des jeunes générations à l’amour et à la sexualité. [1]

C’est à la norme même qu’il faut s’en prendre, en essayant de la dissoudre.

L’expression de « certificat de virginité » accorde une valeur scientifique à un examen qui renseigne moins sur l’hymen lui-même que sur les représentations qui lui sont attribuées, représentations qualifiées de « pseudo-scientifiques, imaginaires et policières » par Diderot et d’Alembert dans l’Encycloplédie. Policiers, les examens de virginité le sont, s’apparentant d’une certaine manière aux tests de virginité effectués par la police dans des pays comme l’Égypte lors des révoltes de 2011 où ils étaient imposés à celles qui osaient manifester dans l’espace « public »[2]. Les certificats de virginité médicaux comme les tests de virginité policiers ont pour but de départager deux catégories de femmes, celles vertueuses qui ont conservé leur hymen, et celles dépravées qui l’ont perdu, confortant la représentation binaire de la femme, vierge ou putain.

Le projet de loi en France qui pénalise les médecins réalisant des certificats de virginité est en cohérence avec la lutte internationale initiée en 2018 par l’OMS pour l’« élimination des tests de virginité » (Eliminating Virginity Testing), « médicalement inutiles, humiliants et traumatisants », qui constituent « une violation des droits fondamentaux des femmes et des filles ». Les médecins, en délivrant de tels certificats, se font les exécutants d’une prescription qui conforte la domination masculine. Plutôt que de s’attaquer à cette norme, en soutenant le droit des femmes à disposer de leur corps, ils contribuent au contrôle social opéré sur elles, légitimant des pratiques qui s’opposent à leur autonomisation.

Il serait par ailleurs stigmatisant et contre-productif de pénaliser le mari ou les familles qui sont tout à la fois victimes et acteurs d’une norme sociale bien ancrée. C’est à la norme même qu’il faut s’en prendre, en essayant de la dissoudre. D’une part en légiférant, comme s’y est appliqué le gouvernement afin qu’elle ne soit pas validée par un « certificat de virginité » délivré en bonne et due forme par un médecin qui accorde ce faisant une légitimité médicale à une injonction sociale qui quoi qu’on en dise n’a aucune légitimité religieuse, et d’autre part en développant l’éducation à l’égalité de genre.

La lutte contre les certificats de virginité est assimilée en France à celle contre l’excision, à la différence près que, dans les années 80, les « professionnels » pénalisés étaient les exciseuses, tandis que dans le cas présent, ce sont les médecins. Bien que profondément dissemblables, ces deux types de « professionnels » sont ici mis sur le même plan. Une telle comparaison a le mérite de déconstruire les oppositions hiérarchiques entre les actes médicaux ou chirurgicaux « civilisés et progressistes » et les rituels « barbares d’un autre âge », hiérarchie que nous avons contribué à dissoudre en montrant que les frontières entre ces deux ordres de réalité sont poreuses, préférant employer à propos des premiers le terme de « pratiques chirurgico-rituelles » et à propos des seconds celui de « pratiques ritualo-chirurgicales »[3].

On peut se demander pourquoi le nouveau projet de loi ne se focalise que sur les certificats de virginité sans jamais évoquer la pratique connexe de la réfection d’hymen.

Pourquoi parler ici de chirurgie ? La preuve médicale ne venant pas remplacer la preuve par le sang, la réparation « de papier » qu’offre le « certificat de virginité » – fût-il de complaisance – n’empêche pas les femmes de procéder à une reconstruction « charnelle » de leur hymen – celle-ci précédant bien souvent celle-là – dans le but de « saigner » lors de leur nuit de noces, pratique qui vient attester que, dans la lutte contre l’injonction de virginité faite aux femmes, ne s’attaquer qu’aux certificats ne suffit pas.

On peut se demander pourquoi le nouveau projet de loi ne se focalise que sur les certificats de virginité sans jamais évoquer la pratique connexe de la réfection d’hymen qui représente tout autant sinon davantage une violence à l’égard des femmes. Ce point aveugle tient à ce qu’il est plus facile de pénaliser des gynécologues qui délivrent des certificats de virginité, le plus souvent des femmes travaillant dans le public, que des chirurgiens plasticiens qui réalisent des hyménoplasties, le plus souvent des hommes opérant dans le privé.

Surtout, s’opposer à la pratique de l’hyménoplastie reviendrait à ouvrir la boîte de Pandore des opérations esthétiques et à faire prendre conscience du continuum existant entre ces chirurgies, notamment avec la nymphoplastie, dont le nom même renvoie à la figure de la nymphe, soit à une jeune fille vierge, ainsi qu’avec la vaginoplastie, significativement appelée « rajeunissement vaginal », opération qui consiste à resserrer les parois vaginales afin de retrouver un sexe de jeune fille d’avant la perte de virginité[4]. Ces chirurgies sexuelles ayant pour finalité commune la revirginisation du corps, l’interdiction de l’une conduirait conséquemment à l’interdiction des autres.

La seule différence établie entre ces opérations est celle de l’altérité, l’hyménoplastie s’adressant à des femmes « musulmanes » prétendument soumises et opprimées, tandis que les autres opérations concernent des femmes supposées libres et autonomes. Il est pourtant nécessaire de se départir de l’exclusivisme consistant à isoler les demandes de revirginisation des « musulmanes » décrites comme « obscurantistes », tout en semblant ignorer que des femmes présumées « émancipées » ont recours à des opérations semblables.

Cette perspective permettrait de dépasser le clivage ethnocentrique entre « nous » et « les autres » afin de poser la question plus générale de l’aliénation du corps féminin, aliénation à laquelle certains actes médicaux ressortant de la chirurgie esthétique ou réparatrice participent, sans pour autant faire l’objet d’une quelconque pénalisation, interdiction ou discrédit.

 


[1] Corinne Fortier, Aymon Kreil et Irene Maffi, « Introduction », dans Reinventing Love ? Gender, intimacy and romance in the Arab World, Peter Lang, 2018, p. 9-32.

[2] Corinne Fortier et Safaa Monqid, “Le corps féminin en contexte arabo-musulman : entre autonomisation et domination”, dans Corps des femmes et espaces genrés arabo-musulmans, Karthala, 2017, p. 9-19.

[3] Corinne Fortier, « Réparer les corps et les sexes. Des rituels sexués aux chirurgies sexuelles », Droit et Cultures 79, Corinne Fortier (éd.), Réparer les corps et les sexes, vol. 1, Excision, circoncision, et reconstruction clitoridienne, 2020 , p. 9-14.

[4] Corinne Fortier, « Reconstruction clitoridienne, excision et circoncision. Variations autour d’un sexe féminin phallique », ibid, p. 29-76.

Corinne Fortier

Anthropologue, Chargée de recherche au CNRS, membre du Laboratoire d'anthropologie sociale

Notes

[1] Corinne Fortier, Aymon Kreil et Irene Maffi, « Introduction », dans Reinventing Love ? Gender, intimacy and romance in the Arab World, Peter Lang, 2018, p. 9-32.

[2] Corinne Fortier et Safaa Monqid, “Le corps féminin en contexte arabo-musulman : entre autonomisation et domination”, dans Corps des femmes et espaces genrés arabo-musulmans, Karthala, 2017, p. 9-19.

[3] Corinne Fortier, « Réparer les corps et les sexes. Des rituels sexués aux chirurgies sexuelles », Droit et Cultures 79, Corinne Fortier (éd.), Réparer les corps et les sexes, vol. 1, Excision, circoncision, et reconstruction clitoridienne, 2020 , p. 9-14.

[4] Corinne Fortier, « Reconstruction clitoridienne, excision et circoncision. Variations autour d’un sexe féminin phallique », ibid, p. 29-76.