Littérature

Rêve américain : du songe au mensonge – sur les Nouvelles complètes de Philip K. Dick

Ecrivain et essayiste

Grâce à la toute récente publication des Nouvelles complètes de Philip K. Dick, on pourra découvrir des œuvres de jeunesse du génie de la SF souvent méconnues et qui annoncent déjà, à bien des égards, ses futurs grands romans. À rebours de la science-fiction conquérante, l’auteur rapatrie le regard sur l’ici et maintenant, sur l’Amérique des fifties tout en déconstruisant les faux-semblants du rêve américain. Les nouvelles, au fil des guerres apocalyptiques évoquées, étincellent comme une iliade américaine en morceaux.

Philip K. Dick est mort. Mais son monde est vivant. Plus que jamais, serait-on tenté de dire. Son Amérique, cauchemardée dans son œuvre, a fini par percoler de la fiction à la réalité. Comment le graphomane fou de Berkeley aurait-il donc réagi en observant l’élection présidentielle américaine ? En constatant que Trump et ses partisans croient toujours aujourd’hui, contre l’évidence, en une réalité alternative où ils auraient gagné de nouveau la Maison Blanche ?

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Comme en 1973 pour la démission de Nixon, il aurait sans doute intégré l’épisode improbable de Trump à L’Exégèse, texte autophage nourri de tous ses textes antérieurs et qui l’occupa les dernières années de sa vie, huit mille pages rédigées dans une fièvre interprétative, et dans lesquelles, à la manière d’un théologien, il relit sa vie, l’histoire de l’Amérique, et ses fictions pour en extraire « le » sens… Cette quête maladive, occupant ses nuits, à la manière d’un mystique, jette un éclairage singulier sur les nouvelles de Philip K. Dick. Elles n’apparaissent plus alors que comme les paraboles, les supports littéraires d’un projet plus fondamental. N’écrivait-il pas à ce propos, toujours dans L’Exégèse : « Je suis un philosophe qui fait de la fiction, pas un romancier… Ce n’est pas l’art qui est au cœur de mon écriture, mais la vérité ».

Personne n’est obligé de suivre l’avis du créateur sur sa création. Il faudrait même, pour une part, ignorer cette puissante ombre portée de l’auteur qui réduit, en un sens, la puissance de la littérature à n’être plus que l’auxiliaire de l’idée. La publication de ses nouvelles dans la collection « Quarto », accompagnée des notes et de la savante introduction de Laurent Queyssi, prouve qu’un texte ne sert pas qu’à illustrer. Elle achève de faire basculer Philip K. Dick de la contre-culture à la culture « légitime », pour reprendre les mots de Bourdieu.

Avec cette consécration éditoriale, les nouvelles de Philip K. Dick échappent à la double fatalité d’être des textes de littérature de genre et des écrits courts, malheureusement peu considérés en France. En revanche, par l’écosystème éditorial mis en place dans les années 20 autour des pulps, magazines bon marché de mauvais papier (fabriqué à partir de wood pulp, matière ligneuse), l’Amérique a acclimaté durablement son lectorat à la petite forme. Est-ce parce que, dans ce pays de pragmatisme, le temps (du lecteur) est compté plus qu’ailleurs ? Le médium mesure le message. La nouvelle s’est ainsi organisée en un système, par ordre d’importance croissante de longueur : les nouvelles, les novelettes, et les novella – qui sont de petits romans comme, par exemple, Rapport minoritaire ou Ce que disent les morts.

Pour vivre de sa plume, Philip K. Dick a donc dû dès le début se conformer à la contrainte de format en produisant des textes de longueur différente pour les revues comme Astounding, Galaxy et même Rolling Stone. Écrire court force au « métier ». Il faut dire vite, beaucoup, avec peu. Au fil d’une production intensive, surtout entre 1952 et 1955, période où il produit les trois quarts de ses nouvelles, PKD perfectionne sa technique : attaque, économie de la narration, recours à l’ellipse, chute… La nouvelle atteint à la puissance de l’épigramme. Le rythme de publication auquel il s’astreint cuirasse ses thèmes, témoins de ses obsessions.

À ce titre, les nouvelles constituent la matrice de l’œuvre toute entière. Les grands romans de la maturité – Ubik, Le Maître du haut château, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, Substance M, etc. – y puisent leur matériel imaginaire, notamment les paradoxes temporels, l’artificialisation de l’humain, le simulacre et la réalité, le contrôle des esprits… Avec cette publication en deux volumes des quelques cent vingt nouvelles, l’éditeur donne une chance d’entrer dans le code générateur de l’œuvre.

Évangiles du désespoir à venir, les nouvelles annoncent ainsi la ruine du modèle américain.

Une des toutes premières, à cet égard, Roug, datée de 1947, installe en quelques courtes pages l’étrangeté, marque distinctive de Philip K. Dick. Dans une banlieue pavillonnaire américaine, un chien renifle et met à jour une menace : sous la vie ordinaire, le ballet matutinal des éboueurs dissimule une toute autre réalité, celle d’envahisseurs, les « Roug », si fondus dans le cours ordinaire des choses que personne ne s’en aperçoit…

Sans forcer le trait, Roug maçonne les fondations du monde dickien : l’histoire n’emprunte rien au monde science-fictionnel. Elle a pour cadre la vie quotidienne de la middle class américaine naissante ; elle est observée à travers un point de vue radicalement étranger, ici, celui d’un chien (souvenir peut-être de Demain les chiens, livre culte de science-fiction de Clifford D. Simak, publié d’abord en nouvelles dans les années 40). Voir à travers l’œil d’un chien, ou bientôt d’une machine (comme dans Le Cas Rautavaara), d’un cochon (comme dans L’Heure du Wub) permet de décaler le point de vue, et de faire voir ce qui ne l’était pas.

C’est le procédé littéraire de l’« estrangement », à l’œuvre depuis le XVIe siècle, et qui permet de soustraire la perception à l’automatisme instauré par l’habitude pour faire naître un sentiment que l’on pourrait assimiler à ce que Freud nommait « l’inquiétante étrangeté », ce sentiment qui nous rend étranger le familier. Sans doute y-a-t-il dans l’œuvre de Dick, au même moment, des nouvelles qui se plient aux codes de la SF en vigueur à cette époque, avec l’apparition d’extraterrestres gélatineux comme dans Le Père truqué, mais ils apparaissent pour ce qu’ils sont, des concessions de peu de conséquence aux goûts de l’époque.

À rebours de la science-fiction conquérante, avec ses voyages interplanétaires, ses rencontres avec des créatures bizarres – nouveaux « Indiens » perdus dans l’espace galactique – Dick n’entend pas incarner dans ses récits cette « destinée manifeste », concept historique calviniste qui assigne à la nation américaine la mission d’aller toujours plus à l’ouest, au contact de nouvelles frontières.

Au contraire. Les nouvelles, comme l’œuvre toute entière, rapatrient le regard sur l’ici et maintenant, sur l’Amérique des années 50. Dick prend même parfois un plaisir quelque peu pervers à décevoir les attentes d’un lectorat probablement avide de petits bonshommes verts. Quelques nouvelles, comme, entre autres, Souvenirs des morts, refusent l’extraordinaire et, à travers l’histoire tristement banale d’une vieille dame expulsée d’une copropriété, paraissent ne vouloir explorer que la cruauté inaperçue de l’ordre social. Les nouvelles activent de fait la machine à déconstruire les faux-semblants du rêve américain.

Faut-il rapporter cette rage d’en découdre avec l’Amérique à cette lumière noire du malheur qui enveloppe l’existence de Philip K. Dick ? Né en 1928 au seuil d’une des plus graves crises qu’ait connu la société américaine, jumeau tragique d’une petite sœur morte à un mois, Dick commence à écrire dans le sillage de la seconde guerre mondiale. Il va vivre la succession des conflits – depuis Hiroshima, la guerre froide, la Corée, le Vietnam – comme la continuation d’un seul et même conflit. Les nouvelles, travaillées par des guerres apocalyptiques, étincellent ainsi comme une iliade américaine en morceaux.

Alors même que triomphe le monde optimiste du capitalisme yankee dominateur, avec la promotion d’une middle class qui croit fermement au progrès, Dick passe par ce décor fifties aux couleurs acidulées (comme plus tard le cinéaste David Lynch) pour rappeler que ce bonheur matériel, fragile est suspendu à la menace d’un conflit nucléaire. Tout peut s’effondrer. La société consumériste peut partir, au sens propre, en cendres comme dans l’étonnante nouvelle Copies non conformes et contraindre les hommes à régresser de l’homo economicus à l’homo faber.

Le Petit déjeuner au crépuscule offre la vision spectrale, comme une épiphanie négative, de ce qui mine le rêve climatisé des années 50. Variation banlieusarde et volontairement banale du voyage dans le temps, une famille américaine typique est projetée, au matin, sept ans en avant (en 1980 !). Elle se réveille dans son quartier dévasté, en proie aux bombardements et aux assauts des TSB (Troupes soviétiques de base). Cette brèche dans le temps, ce « tremblement de temps » causé par des missiles, a permis le rapprochement brutal des deux réalités, dont l’une, inscrite dans l’avenir, est inéluctable. Évangiles du désespoir à venir, les nouvelles annoncent ainsi la ruine du modèle américain.

Mais la menace qui pèse se loge, en-deçà de la bombe fantasmée, jusque dans les objets apparemment inoffensifs du quotidien qui sont l’instrument du confort américain. Dans Colonie, un équipage immergé dans l’apparent éden d’une planète terraformée est subitement attaqué par toutes sortes d’objets : un microscope binoculaire tente d’étrangler son laborantin, des serviettes de toilettes sautent sur leur propriétaire, un paillasson réussit à engloutir les pieds d’un de ceux qui passaient sur lui ! Commencée comme une blague (qui me rappelle le mot de Clemenceau : « dans la lutte qui oppose l’homme à son par-dessus, je prendrai toujours le parti de l’homme »), la nouvelle prend un tour franchement surréaliste, pour s’achever dans la vision cocasse de la fuite panique de la petite colonie de terriens, si épouvantés à l’idée de transporter sur eux ces objets possédés par une vie extraterrestre qu’ils courent nus au vaisseau de sauvetage – avatar, en réalité, d’un vaste estomac cosmique !

Prenant à contrepied la pensée de Marx, qui prophétisait la réification, le devenir-objet du monde consumériste, Philip K. Dick inverse ce mouvement en une animisation des objets. Le monde matériel, dans son intégralité, est saisi alors, aux yeux d’un Dick paranoïaque, d’une pulsion de mort.

Dick proclame ainsi non pas que « la vie est un songe » mais qu’elle est un mensonge.

Ces fantaisies historico-politiques critiques, d’où l’humour (noir) n’est pas absent, relèvent, chez Dick, de la fonction mimétique classique de la littérature. L’œuvre prend pour acquis qu’il y a bien une réalité et qu’elle peut être représentée et critiquée. Mais au cœur même de ces nouvelles s’insinue une interrogation de nature métaphysique.

Dans la nouvelle À l’image de Yancy, Dick décrit une lune, Callisto, contrôlée par des multinationales, qui ont acclimaté les humains, via les médias de masse (alors en plein développement dans les années 50), à un totalitarisme doux. Les citoyens sont conduits à penser comme le chef Yancy – un nom publicitaire – qui, chaque jour, accroît le contrôle sur les esprits par ses prises de paroles télévisées, ses discours-sermons, bourrés de truismes, de sagesses simples. « Yancy est une image de synthèse, expliquait Sipling. Une espèce de figure composite. Il n’existe aucun individu qui lui corresponde. Nous nous inspirons d’archétypes puisés dans les archives sociologiques… Mais nous avons éliminé tous les éléments indésirables et mis l’accent sur ceux qui nous étaient utiles ».

L’idée qu’il y ait ainsi une gigantesque manipulation des esprits, une réalité derrière la réalité, répétée dans de nombreux autres textes – comme dans La Foi de nos pères (rêverie sur un Mao médiatique, entité mi-mécanique, mi-divine) – s’impose alors comme le ressort profond du monde de l’auteur. Dick proclame ainsi non pas que « la vie est un songe » mais qu’elle est un mensonge, construit pour nous duper : l’œuvre, comme aurait dit Descartes, d’« un mauvais génie », d’un « dieu trompeur ». Dick rejoint, dans le camp capitaliste, les dissidents russes qui, à la même époque, dénoncent le caractère déréalisant du monde soviétique, véritable société Potemkine dressée face aux citoyens.

Toute la science-fiction dickienne réside singulièrement dans cette question : et si ce que l’on présentait comme la réalité n’était qu’un simulacre ? Ce « et si… », embrayeur d’une rumination sans fin chez Dick, engendre alors une invention que le philosophe Guy Lardreau qualifiait de  fiction philosophique : « la science-fiction et la philosophie ont de fait en commun le goût pour la conjecture[1] ». Philip K. Dick n’a cessé ainsi de conjecturer, c’est-à-dire de fabriquer des hypothèses pour tenter de percer le mystère des apparences.

Et si mon père n’était pas mon père, mais son double gélatineux et tueur – dans Le Père truqué. Et si le XXe siècle, dans lequel je vis, n’était qu’une period-room, une « reconstitution historique », présentée dans un Musée pour des visiteurs vivant au XXIIe siècle ? Et si, sur la ligne d’un train de banlieue, existait bien une station, non répertoriée dans les indicateurs horaires et où le temps ne passe pas comme dans Le Banlieusard ? Et si le temps coulait tout à coup à l’envers, faisant des bibliothèques les lieux d’effacement ligne à ligne des « dernex », derniers exemplaires des livres, comme dans Rendez-vous hier matin ? Et si, et si…

Les nouvelles n’en finissent pas de secouer le réel, de lui faire les poches, de lui retourner ses doublures de manteau, comme pour lui extorquer sa vérité. Philip K. Dick fouille ainsi frénétiquement le réel, en étendant son enquête à la mort, soupçonnée d’être le dernier refuge de la vie. Et si c’était dans la mort qu’il fallait finalement trouver le sens ? De nombreuses nouvelles mettent ainsi en scène des semi-vies (annonçant celles d’Ubik) comme dans Le Cas Rautavaara, l’histoire de cette femme morte dont on n’a conservé que le cerveau vivant ; ou encore dans Ce que disent les morts, l’histoire d’un magnat cryogénisé qui n’a pu être ramené à la vie mais qui continue, dans cet état, à intervenir dans la vie politique américaine…

Les nouvelles de Philip K. Dick ont un pouvoir avéré sur le lecteur. Il est en effet difficile de résister à leur puissance d’infiltration, qui force, en quelques pages à peine, non seulement à continuer à lire, mais surtout à croire (malgré la contradiction) au doute dont elles sont les fervents promoteurs. Comme dans ces moments où l’on sort d’une salle de cinéma en pleine après-midi, encore engourdi, et où l’on met du temps à accommoder son regard au jour, on est pris durablement dans cette expérience de pensée que constitue de fait chacun de ces textes. Et si ce monde – sentiment renforcé en période de confinement – n’était pas le vrai monde ? Suis-je vivant ? Ou bien mort ? Sortirai-je bientôt de la caverne ?

Les lecteurs de Dick connaissent bien cet effet – quasi psychotrope de la lecture. C’est qu’à consommer du Dick – la substance D ? – on finit par penser comme Dick. Ou comme le cochon, le « wub », (dans L’Heure du wub), ce porc parlant philosophe qui, contre l’avis de l’équipage, est mangé par le commandant d’un vaisseau spatial, mais qui, ingéré, prend alors le total contrôle de l’esprit de ce carnivore indélicat. Ainsi les lecteurs de Dick (les « Dickheads », ces « têtes de bite », jouant sur le double sens de Dick) sont-ils invités, avec ce plantureux recueil de nouvelles, à boire et à manger le corpus littéraire d’un auteur, plus vivant que jamais…

Philip K. Dick, Nouvelles complètes, Gallimard, coll. « Quarto », 15 octobre 2020, 2 464 pages.


[1] Guy Lardreau, Fiction philosophique et science-fiction, Actes Sud, 1992.

Thierry Grillet

Ecrivain et essayiste

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Notes

[1] Guy Lardreau, Fiction philosophique et science-fiction, Actes Sud, 1992.