Politique

L’imagination, notre Commune (2/2)

Philosophe, historien de l'art

En musique, donner le ton c’est faire entendre la note qui va définir ensuite la tonalité d’une œuvre. C’est un commencement ou un recommencement, c’est l’expression d’un désir, d’une liberté qui ouvre des possibles. Or le ton, terme polysémique, peut aussi désigner une couleur en peinture. Qu’est-ce à dire ? Que ce qui est affaire de liberté – la liberté de commencer –, donc d’éthique et de politique, est tout autant affaire de sensibilité, c’est-à-dire d’esthétique. Mais aussi, plus fondamentalement, affaire d’imagination. Dernier volet d’une série de deux articles.

Donner le ton c’est, en musique, faire entendre la note – résultat d’un tonos, c’est-à-dire d’une tension spécifique sur la corde de l’instrument – qui va, par la suite, engager toute la tonalité d’une œuvre. L’expression convient très bien à Kant, non seulement parce qu’après lui la philosophie tout entière a bien changé de ton et de tonalité, mais encore parce que sa pensée même fut une pensée du commencement ou du recommencement.

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Le ton de l’histoire sera donc « temps du commencement », comme le développe Françoise Proust en insistant – ce qu’Ernst Bloch, en particulier, avait déjà fait – sur la notion cruciale de possibilité : « […] ce qui commence, c’est le pur pouvoir de commencer qui s’expérimente à même son exercice, qui s’éprouve comme pouvoir [je dirai plutôt, après Deleuze : comme puissance], comme le pouvoir (Vermögen), comme l’expérience d’un possible (möglich), comme l’expérience de la liberté. » La force de commencer est la puissance d’oser – « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » –, la puissance de penser, de résister à tout ce qui nous prive de liberté.

Françoise Proust évoque donc ce commencement à travers l’idée du « ton de l’histoire » en tant que possibilité ouverte au temps d’être toujours « maintenant », soit de se dresser comme présent maintenu, donc résistant. En ce sens, il apparaît comme un temps soulevé : « Pur signe de l’arrivée du temps, [le commencement] fracture le temps en son milieu, non pas pour en faire un nouveau lieu, mais pour, à chaque fois, en chaque lieu, ouvrir la possibilité de l’arrivée du temps. […] Passé, présent ou à venir, [il] est toujours maintenant. C’est, c’était, ce sera maintenant. C’est (c’était, ce sera) le temps ou jamais, c’est le temps de venir, d’arriver et de commencer. » Voilà qui semble, de façon frappante, correspondre au temps énoncé par Rosa Luxemburg : « J’étais, je suis, je serai… »

S’il y a un « sublime historique » aux yeux de Kant, celui-ci se résume tout entier dans cette liberté maintenue qui est puissance de recommencer à chaque maintenant du temps. C’est ce que Françoise Proust nomme le « souffle de la liberté », dont l’expérience républicaine – une nouveauté radicale en cette fin du XVIIIe siècle… ou alors un très vieux souvenir de la Rome antique avant qu’elle ne devienne impériale – aura, justement, donné le ton.

Il faut l’imagination, cette commune faculté, pour que le temps se fasse poème ou mélodie, symphonie ou polyrythmie, pour qu’il soit affaire autonome et commune en même temps, c’est-à-dire affaire de politique.

Donner le ton est donc affaire de commencement ou de recommencement : quand commence l’exécution d’une œuvre musicale, c’est à la fois un commencement absolu et, presque toujours, le recommencement ou la reprise de quelque chose, d’une tonalité déjà apparue ou inscrite quelque part. Que l’on commence ou que l’on recommence, dans tous les cas c’est affaire de désir et de liberté. C’est la décision d’ouvrir à nouveau un espace entre-temps refermé. Or le Ton, en allemand, désigne à la fois le son informe et la note formalisée, la sonorité et la tonalité, le timbre et l’accent (par exemple l’accent tonique dans la prononciation d’un mot)… mais aussi la couleur, la tonalité chromatique. Ernst Bloch, qui cherchait aussi à donner un ton au temps, joua plus d’une fois sur cette polysémie.

Que nous dit-elle, au fond ? Que ce qui est affaire de liberté – la liberté de commencer –, donc d’éthique et de politique, est tout autant affaire de sensibilité, c’est-à-dire d’esthétique. Voilà pourquoi c’est vers la Critique de la faculté de juger qu’il faut se tourner pour comprendre, chez Kant, en quoi consiste une liberté « d’expérimentation […] et de position » et non plus, comme dans la Critique de la raison pratique, une liberté « d’obligation ». Façon, pour Françoise Proust, de réorienter l’interprétation du temps kantien du côté de l’affectif et, donc, de la sensibilité : ce qu’elle nomme tour à tour une « pathétique transcendantale » et une « communauté des affects ».

Il revient à Hannah Arendt d’avoir rappelé que donner le ton au temps, cette affaire de recommencement, de liberté et de sensibilité, était aussi – et fondamentalement – affaire d’imagination. Il faut l’imagination, cette commune faculté, pour que le temps se fasse poème ou mélodie, symphonie ou polyrythmie. Pour qu’il « reprenne couleur », pour qu’il se tende d’affirmer sa propre tonalité. Bref, pour qu’il soit affaire autonome et commune en même temps, c’est-à-dire affaire de politique.

On se souvient comment Hannah Arendt entendait réfuter toute philosophie qui s’en tiendrait à une pensée de « l’être » ou de « l’homme » en général, mettant en avant – pour rendre compte de ce qu’une anthropologie digne de ce nom doit évidemment en appeler à la dimension politique de l’existence humaine – la pluralité « des hommes ». Contre l’universel abstrait (et clos) de « l’homme » en général, elle dressait donc le commun politique (et ouvert) « des hommes » en relation concrète, historique, les uns avec les autres. Le recours à Kant et à la « liberté de commencer » fut donc décisif pour elle, comme le fut ce sensus communis dont Kant parlait justement, dans la Critique de la faculté de juger, en termes d’« élargissement » ou d’« ouverture » (Erweiterung).

Hannah Arendt était en train de travailler sur ces questions au moment de sa mort en décembre 1975. De la sorte, son ouvrage Juger. Sur la philosophie politique de Kant sera resté à l’état d’ébauche. Mais nous pouvons lire le beau « Post-scriptum » au volume de La Vie de l’esprit consacré à la pensée, où il était dit que « l’on ne parvient aux jugements ni par déduction ni par induction », et qu’ils supposent donc quelque chose comme « la recherche du “sens muet” qui [doit être pensée avec Kant] comme relevant du domaine de l’esthétique ». Nous pouvons lire aussi les conférences et séminaires qu’Arendt donna, en automne 1970 pour la New School for Social Research, et dont l’une s’intitulait précisément « L’Imagination ».

Condition de la mémoire, l’imagination fait partie de ces « facultés d’association [qui] relient le ne plus et le pas encore » (cela énoncé par Kant dans son Anthropologie du point de vue pragmatique), mais aussi le sensible et l’intelligible (comme la Critique de la raison pure en aura construit la notion). L’imagination recèle donc cette puissance singulière de permettre la liaison de facultés différentes mais aussi, dans l’espace social, de sujets aux pensées ou aux intérêts qui diffèrent. Elle est donc une condition, non seulement pour toute connaissance et pour toute expérience esthétique, mais encore pour toute relation éthique et politique.

L’imagination apparaît alors, pratiquement, comme la première de nos facultés politiques. Ne dois-je pas imaginer le point de vue de mon adversaire politique pour avoir quelque chose à lui rétorquer ? Ronald Beiner, dans son commentaire de Juger, a montré en quoi ce recours à l’imagination permettait de sortir d’une impasse philosophique encore présente dans La Vie de l’esprit. Si la « liberté de penser » brandie par la philosophie des Lumières est capacité à penser l’autre, alors il nous faut d’urgence – d’une urgence politique – penser avec toute notre imagination en éveil. Là où l’entendement fait règle et trace des frontières, l’imagination ouvre les portes et ne cesse pas d’être en mouvement. Voilà pourquoi il faut distinguer le juger – qui, dans cette perspective, n’impose rien mais vise à orienter – du légiférer en tant que tel.

Arendt, ici, exige quelque chose qui lui est propre et qui, « littéralement parlant, n’existe pas chez Kant », comme elle l’aura crânement assumé au début de ses conférences de 1970. Mais elle entend pousser aussi loin que possible cette exigence kantienne de base qui consiste à demeurer libre d’établir une certaine distance – que creuse l’imagination – avec les événements qui nous sollicitent, surtout lorsqu’ils présentent quelque actualité inquiétante ou dangereuse.

« Il y a donc [chez Arendt], commentera Myriam Revault d’Allonnes, une lecture politique du rôle de l’imagination dans l’aptitude à exercer la faculté de juger : l’imagination défait l’emprise des règles, des codes et des normes de conduite. […] Le manque d’imagination, l’incapacité d’avoir “présents devant les yeux et de prendre en considération les autres qu’on doit se représenter”, mène en droite ligne à Eichmann. »

C’est ainsi que l’exercice de l’imagination – ou l’expérimentation imaginative du monde, cet Experimentum Mundi dont a si bien parlé Ernst Bloch – « permettrait à l’homme de recouvrer sa dignité et d’humaniser le monde », comme l’écrit encore Myriam Revault d’Allonnes qui précise, dans un autre contexte, que dans cet exercice imaginatif « nous ne sommes ni dans la confusion communielle, ni dans la vérité consensuelle, ni dans la proximité sociologique. Nous tentons au contraire d’imaginer à quoi ressemblerait notre pensée si elle était ailleurs. […] L’imagination s’arrache – et nous arrache – à l’immédiateté qui engendre l’activité routinière et annihile la conscience, à l’immédiateté des règles trop communément admises. Elle n’est pas la fantaisie qui rêve les choses, elle instaure la distance qui permet ensuite (virtuellement au moins) de revenir à la densité du monde ».

La densité du monde s’imagine en effet. Elle ne fait pas que se toucher, se regarder, s’écouter ou se penser. L’imagination revient à la densité du monde quand elle se rend capable d’ouvrir des possibles, ces « utopies concrètes » dont parlait Ernst Bloch ou ces « hétérotopies » dont parla Michel Foucault. Elle manifeste alors, ainsi que le commentait récemment Myriam Revault d’Allonnes, un « pouvoir heuristique » qui n’a rien à voir avec les constructions étroites et paranoïaques des hypothèses racistes, des théories complotistes ou des fake news en tout genre qui circulent aujourd’hui comme hier.

Ouvrir des possibles, n’est-ce pas, justement, donner le ton à nos manières d’appréhender le monde pour le mieux réinventer, le mieux recommencer ? Affirmer par exemple, comme le fit Chris Marker, que Le fond de l’air est rouge – et « argumenter » cette proposition à coups d’images documentaires remontées avec des citations fictionnelles, tout cela teinté par le filtre de l’imagination chromatique et le sens poétique des phrases prononcées –, n’était-ce pas, justement, « donner le ton de l’histoire » ?

Pour que le « fond de l’air » devienne rouge, il aura donc fallu exercer une imagination tout à la fois politiquement attentive et chromatiquement mise en œuvre.

L’imagination produit remontages et atmosphères. Elle redistribue le monde, elle le « ré-atmosphérise » également. Elle démonte tout, puis elle trouve de nouvelles tonalités. Pour que le « fond de l’air » devienne rouge, il aura donc fallu exercer une imagination tout à la fois politiquement attentive et chromatiquement mise en œuvre. Entre ces deux dimensions circulent nos désirs, nos intensités. Et c’est pourquoi Ernst Bloch voulut terminer Héritage de ce temps avec l’idée de ces « rêves rouges » où nos désirs d’émancipation trouveraient leurs formes et leurs tonalités mêmes. C’est également pourquoi Peter Weiss, en conclusion de sa grande Esthétique de la résistance, utilisa le verbe glühen pour dire ce qu’est, fondamentalement, une espérance politique : à savoir quelque chose qui est ardent, qui donne lumière et chaleur, qui s’embrase et diffuse de la couleur rouge.

Imaginer rouge : voilà donc ce à quoi les humains s’emploient, et depuis fort longtemps, pour donner le ton de leurs désirs comme de leur perception des puissances qui les traversent ou les entourent, les mobilisent ou les menacent. « Couleur première », écrira Michel Pastoureau, dans son histoire du rouge, en commentant les peintures pariétales : ours rouges de la grotte Chauvet, bisons rouges d’Altamira ou « mains négatives », rouges elles aussi, de tant de cavernes préhistoriques…

Comment oublier que le fond de notre corps est rouge ? Que le sang, son principe vital, est aussi son atmosphère colorée, intérieure ? Que le rouge est le coloris-douleur du corps blessé (il ruissèle partout, comme substance eucharistique, dans l’iconographie religieuse) autant que le coloris-désir du corps amoureux (il transparaît partout, comme phénomène d’incarnat, dans l’iconographie érotique) ? « I rouge […], sang craché, rire de lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes », ainsi que l’écrivait Rimbaud dans son fameux poème des « Voyelles », qui est contemporain de la Commune.

Or désir et douleur sont des puissances, ce que Gilles Deleuze, après Nietzsche, aura voulu nommer le pathos en tant que « pouvoir d’être affecté ». Mais lorsque ces puissances se heurtent au pouvoir comme tel – non celui d’être affecté, mais celui d’affecter autrui, de commander à un peuple, de légiférer un État, de poursuivre les récalcitrants, bref de « prendre le pouvoir » – les prégnances symboliques de la couleur rouge s’exprimeront différemment : dans la toge pourpre de l’empereur, dans le rébus des armoiries, dans la bannière des croisés, dans les chasubles d’apparat, etc.

Quand l’imagination fait de la couleur son médium, elle y associe donc des processus d’atmosphérisation et des procédures de remontages (c’est-à-dire, aussi, de démontages préalables). On ne peut plus dire, par conséquent, que la couleur rouge « symboliserait » ceci ou cela exactement, une fois pour toutes. Avec une même couleur l’imagination peut démonter toutes les significations et transformer toutes les atmosphères. Le rouge a connoté tour à tour le positif et le négatif, le bien et le mal, l’Esprit saint (dans les représentations de la Pentecôte) et le Serpent du vice (dans les représentations apocalyptiques de la Prostituée de Babylone). Il a été l’attribut du Christ en gloire (par exemple celui de Grünewald qui fascina tant d’écrivains, notamment Walter Benjamin) comme celui du diable (par exemple dans une représentation de Méphistophélès qui, pareillement, fascina Benjamin). Il a signifié l’« ardence » purificatrice du feu et l’horreur sadique de la gueule d’enfer. Bref, le rouge n’appartient à personne, ou bien se révèle commun à beaucoup.

Après Maurice Dommanget et sa grande Histoire du drapeau rouge, après Maurice Agulhon et son essai sur « Les couleurs dans la politique française », Michel Pastoureau est revenu sur l’histoire moderne du rouge en tant que couleur de l’émancipation populaire, républicaine et communiste. Histoire qui illustre, une fois encore, cette dynamique paradoxale d’inversions, de transformations – « dépolarisations » et « repolarisations » – dont Aby Warburg avait tant parlé au sujet des « formules du pathos » et des images en général.

Cette histoire est donc celle de l’appropriation, par un peuple rouge de colère – qui est aussi un peuple régulièrement massacré, ensanglanté –, du rouge-pouvoir qu’incarnait la toge du magistrat, du général ou de l’empereur. Cette valeur tout à coup s’inverse en rouge-puissance, en rouge du soulèvement contre les pouvoirs. Ce qu’avait mis en scène, très exactement, le geste de l’esclave Spartacus qui, dit-on, se serait revêtu de la toge pourpre arrachée à Varinius et qui, de plus, aurait fait flotter un velum de soie rouge – le tout premier drapeau communiste, en quelque sorte – pris comme trophée à un autre général de l’armée romaine.

« Sous l’Ancien Régime, écrit Michel Pastoureau, le drapeau rouge n’est ni rebelle ni violent. Au contraire, en France comme dans les pays voisins, c’est un simple signal lié à l’ordre public : on sort un étendard rouge – ou un grand morceau d’étoffe de cette couleur – pour avertir les populations d’un danger qui menace et, en cas de rassemblement, inviter la foule à se disperser. [Le 17 juillet 1791, alors qu’un rassemblement populaire semble tourner à l’émeute,] le maire de Paris, Bailly, fait hisser en hâte le drapeau rouge, mais avant que la foule n’ait eu le temps de se disperser, les gardes nationaux tirent, sans sommation. Il y a une cinquantaine de morts, proclamés aussitôt “martyrs de la Révolution”. Le drapeau rouge “teint de leur sang” devient, par une sorte d’inversion des valeurs, voire de dérision, l’emblème du peuple révolté, prêt à se dresser contre toutes les tyrannies. »

L’histoire du drapeau rouge semble donc bien celle d’une dramatisation du commun et de la lutte populaire : il flottait partout pour en donner le ton. En 1830, parallèlement à La Liberté guidant le peuple de Delacroix – qui arborait un drapeau tricolore –, Léon Cogniet peignit et fit lithographier une allégorie des trois journées révolutionnaires en représentant trois états d’un drapeau blanc à fleur de lys, emblème royal, qui se déchirait et qui, du même mouvement, se teintait de sang. Puis, le 25 février 1848, dans un nouveau contexte révolutionnaire, la foule parisienne massée devant l’Hôtel de Ville vécut une scène mémorable où s’opposaient deux versions possibles du drapeau républicain : l’un rouge et l’autre – finalement adopté après l’intervention du poète Lamartine – tricolore.

C’est aux grèves, aux insurrections et aux grandes manifestations socialistes puis communistes que le drapeau rouge donnera enfin son atmosphère de « draperies ardentes » ainsi qu’on le vit, par exemple, dans les rues de Berlin en décembre 1918 : à cette atmosphère de rue le peintre Arthur Kampf aura dédié une œuvre intitulée Votez communiste ! Voici désormais que le personnage féminin de la Liberté, avatar moderne de la Victoire antique, se drape d’un grand drapeau rouge comme on le voit, fût-ce en noir et blanc, dans l’admirable stature d’une pasionaria mexicaine photographiée par Tina Modotti en 1928.

Tel serait le rouge-puissance, le rouge en puissance et non en stase ou en « pouvoir » (ce qu’a pu devenir, malheureusement, le rouge communiste lui-même, entre l’extraordinaire Pur Rouge d’Alexandre Rodtchenko en 1921 et les montages de propagande stalinienne des années 1930). Serait-ce le cas de toute couleur ? Serait-ce la condition de toute tonalité imaginative ?

Ludwig Wittgenstein se posait encore de semblables questions au seuil de la mort, dans ses Remarques sur les couleurs datées de 1950 et 1951. Il avait bien admis que « le pur concept de couleur, cela n’existe pas ». Il pensait cependant qu’« un peuple d’aveugles aux couleurs […] n’aurait pas les mêmes concepts que nous ». Il tenait à cette idée, à cette hypothèse plutôt : « Il semble exister un concept de couleur plus fondamental que celui de couleur-d’une-surface. » Mais, comme toute son œuvre en témoigne, il ne cessait de se débattre dans les valeurs d’usage que notre langage impose au monde lui-même : ainsi, quelle différence dans l’ardence y a-t-il entre ce qui est « chauffé au rouge » (Rotglut) et ce qui est « chauffé à blanc » (Weißglut) ? Pourquoi parle-t-on volontiers de « lueur rouge sombre » (dunkelroten) et jamais d’un « rouge noir » (schwarzroten) ? N’est-ce pas un abus de langage que de parler d’une « lumière infra-rouge » ?

Interroger philosophiquement l’imagination ou la couleur serait donc, par nécessité, refuser de fixer les choses.

Il est vrai que remontages et atmosphérisations, ces processus imaginatifs, ont de quoi dérouter la stricte élaboration des concepts, même si l’imagination sait aussi penser pleinement, former des idées. Wittgenstein lui-même semblait en convenir quand il disait : « La fausse image embrouille, la juste image aide (das richtige Bild hilft). » D’où la nécessité de se tourner, à nouveaux frais, du côté des « images de pensée » (Denkbilder) telles que Walter Benjamin les a si bien convoquées ou mises en œuvre. En janvier ou février 1915 – soit en pleine époque des tranchées noires de morts, époque où il écrivait ses textes anarchistes et ses premiers commentaires de Hölderlin –, Benjamin écrivit un dialogue typiquement romantique intitulé « L’arc-en-ciel. Entretien sur l’imagination ». Dans ce texte sont mis en scène une jeune femme et son ami peintre. Ils vont discuter de ce que sont les « couleurs de l’imagination » :

« Margarethe. — Il est tôt, je craignais de te déranger. Mais je ne pouvais pas attendre. Je veux te raconter un rêve, avant qu’il n’ait pâli.
Georg. — Je suis très heureux que tu viennes me voir le matin – parce que c’est le moment où je suis seul avec mes tableaux et que je ne t’attendais pas du tout. Tu as traversé la pluie et tu es toute fraîche. Raconte.
Margarethe. — Georg – je vois que je ne le peux pas. On ne peut pas raconter un rêve.
Georg. — Mais qu’as-tu rêvé ? Était-ce beau ou terrible ? S’est-il passé quelque chose ? Avec moi ?
Margarethe. — Non, rien de tel. C’était très simple. C’était un paysage, mais un incendie de couleurs [aber sie glühte in Farben] ; jamais encore je n’ai vu de telles couleurs. Les peintres non plus ne les connaissent pas.
Georg. — C’étaient les couleurs de l’imagination [die Farben der Phantasie], Margarethe.
Margarethe. — Les couleurs de l’imagination, oui, c’était cela. […] C’était ainsi dans mon rêve, je n’étais rien d’autre qu’un voir. […] Moi-même je n’existais plus, ni mon entendement, qui déduit les choses des images de nos sens. Je n’étais pas quelqu’un qui voit, j’étais pur voir [ich war nur Sehen]. Et ce que je voyais, Georg, ce n’étaient pas des choses, mais des couleurs. Et dans ce paysage, j’étais moi-même colorée. »

Texte étonnant, qui ne craint pas de pousser jusqu’au bout son hypothèse formulée au départ. Les « couleurs de l’imagination » y sont présentées comme un fragile « apparaître » (Erscheinende) et non comme un solide « prédicat » des objets, leur qualité substantielle ou permanente.

Il n’y a pourtant là rien de moins, affirmera Georg, que l’« image originaire » (Urbild) de toute pensée et de toute œuvre visuelle. Idée que prolongera Margarethe avec un vocabulaire plus organique, plus maternel : « Somme toute, dira-t-elle, l’imagination est le don d’une pure fécondation » (Empfängnis). Fécondation dont la couleur se révélera donc « la plus pure expression » (der reinste Ausdruck) : « Un voyant est tout entier dans la couleur, voir la couleur signifie plonger le regard dans un œil étranger où il se perdra et cet œil est celui de l’imagination. Les couleurs se voient elles-mêmes, le pur voir est en elles, elles en sont tout à la fois l’objet et l’organe. Notre œil est coloré. La couleur est engendrée par le voir et elle colore le pur voir. » À partir de cette tonalité goethéenne, Georg passera ensuite au thème de l’« innocence » du regard chez Baudelaire… Et Margarethe de conclure : « Alors, seuls les enfants demeurent dans l’innocence et quand ils rougissent, ils redeviennent eux-mêmes couleur [und im Erröten gehen sie selbst in das Dasein der Farbe zurück]. »

Les adultes, les cyniques, les vrais coupables ne rougissent pas. Seuls rougissent les enfants, les innocents et tous ceux que la honte peut envahir. De quoi rougissent-ils donc ? De quelque chose qui est geste de pudeur – comme si la coloration était un geste – et, par là, l’expression sensible d’une émotion intérieure : comme Gillette, l’héroïne du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, rougit plusieurs fois du fait que les artistes autour d’elle questionnent justement la possibilité picturale de figurer l’incarnat et, avec lui, le rougissement suscité par quelque désir ou motion de l’âme. C’est un peu comme si l’on disait : le fond de l’âme est rouge, ce fond rouge qu’il nous est quelquefois donné d’apercevoir.

Dans deux autres fragments sur l’imagination, datés de 1920 ou 1921, Benjamin affirmait que les « formes de l’imagination » sont moins des formes déjà formées, des Gestalten, que des formes en perpétuelle formation (donc en perpétuelle déformation) : des « apparitions » (Erscheinungen), des choses spectrales en mouvement. « L’imagination ne connaît que transition toujours changeante. » Et Benjamin de s’interroger logiquement – ou poétiquement, plutôt – sur cet étrange rougeoiement de la nature en automne, qui dénote l’ardence particulière d’un temps marqué par le déclin. « Les couleurs de l’imagination culminent dans le rouge », concluait-il.

C’est donc avant tout parce qu’ils ont de l’imagination que les enfants, ou les innocents, rougiraient. L’imagination en tout cas colore tout sur son passage, y compris celui ou celle qui imagine. Non par hasard, Benjamin s’est beaucoup intéressé au monde coloré de l’enfance, dont témoignent maints récits de Sens unique ou d’Une enfance berlinoise, mais aussi son goût des livres pour enfants qu’il collectionna tout au long de sa vie. Pourquoi cette passion ? D’abord parce que la couleur y jouait un rôle crucial, un rôle de « phénomène originaire ».

Les timbres-poste imaginés avec son fils Stefan, en 1929, avaient d’ailleurs tous une dominante rouge ; l’abécédaire de Tom Seidmann-Freud, en 1930, surlignait de rouge les images figuratives afin d’y laisser paraître les lettres de l’alphabet ; les dessins d’enfants collectionnés par Hugo Ball étaient, eux aussi, envahis de rouge – comme l’était par ailleurs la peinture d’avant-garde de ce temps, chez Kandinsky ou Franz Marc que Benjamin admirait à l’instar de Paul Klee (ainsi que l’a rappelé, avec bien d’autres faits, Heinz Brüggemann dans sa grande étude Benjamin über Spiel, Farbe und Phantasie).

Le fond de l’âme serait-il coloré ? Rouge assez souvent, mais toujours en mouvement, en transformation – c’est-à-dire multicolore ou, mieux, versicolore ? C’est ce que développait déjà Benjamin dans un fragment des années 1914-1915 intitulé « Les couleurs au regard de l’enfant » (die Farbe vom Kinde aus betrachtet).

« La couleur, écrivait-il, est le singulier [die Farbe ist das Einzelne], non comme chose morte et individualité opiniâtre, mais singularité ailée [als Beflügeltes], volant de forme en forme [von einer Gestalt zur andern überfliegt]. Les enfants font des bulles de savon. Les jonchets multicolores, les ouvrages de tapisserie, les décalcomanies, les jeux du thé, et même les livres animés […] ont un lien avec cette nature de la couleur. La couleur fait la joie des enfants quand elle se transforme, passant par toutes sortes de nuances fluides, ou lorsque ses qualités deviennent sensiblement plus intenses et expressives dans les chromolithographies, les échantillons de couleur, les décalcomanies et la lanterne magique. La couleur, pour eux, est du genre humide, elle est le médium de toutes les transformations [das Medium aller Veränderungen]. […] L’imagination ne peut se déployer tout entière, se satisfaire et se discipliner que dans cette intuition des couleurs et par le commerce qu’elle entretient avec elles. »

Quelles relations entretenons-nous chacun avec tel ou tel rouge singulier mais commun, par exemple lorsque nous regardons le véritable négatif ardent – comme solarisé, variant du jaune à l’orangé et au rouge – qu’Edgar Degas réalisa en 1895 ou 1896, et où la danseuse photographiée devenait elle-même quelque chose comme un « incendie de couleurs » ? Ici le corps représenté n’est plus porteur d’un emblème coloré, comme dans la photographie de Tina Modotti : il n’apparaît qu’à être déjà noyé dans sa propre couleur. C’est que toute véritable couleur est atmosphère versicolore, c’est-à-dire mise en relation et en perpétuelle variation de toute chose.

Voilà exactement ce que, plus tard, répétera avec force Maurice Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible : « […] ce rouge n’est ce qu’il est qu’en se reliant de sa place à d’autres rouges autour de lui, avec lesquels il fait constellation, ou à d’autres couleurs qu’il domine ou qui le dominent, qu’il attire ou qui l’attirent, qu’il repousse ou qui le repoussent. Bref, c’est un certain nœud dans la trame du simultané et du successif. C’est une concrétion de la visibilité, ce n’est pas un atome. À plus forte raison, la robe rouge tient-elle de toutes ses fibres au tissu du visible, et, par lui, à un tissu d’être invisible. Ponctuation dans le champ des choses rouges, qui comprend les tuiles des toits, les drapeaux des garde-barrières et de la Révolution, certains terrains près d’Aix, à Madagascar, elle l’est aussi dans celui des robes rouges, qui comprend, avec des robes de femmes, des robes de professeurs, d’évêques et d’avocats généraux, et aussi dans celui des parures et celui des uniformes. Et son rouge, à la lettre, n’est pas le même, selon qu’il paraît dans une constellation ou dans l’autre, selon que précipite en lui la pure essence de la Révolution de 1917, ou celle de l’éternel féminin, ou celle de l’accusateur public, ou celle des Tsiganes, vêtus à la hussarde, qui régnaient il y a vingt-cinq ans sur une brasserie des Champs-Élysées. Un certain rouge, c’est aussi un fossile ramené du fond des mondes imaginaires. Si l’on faisait état de toutes ces participations, on s’apercevrait qu’une couleur nue, et en général un visible, n’est pas un morceau d’être absolument dur, insécable, offert tout nu à une vision qui ne pourrait être que totale ou nulle, mais plutôt une sorte de détroit entre des horizons extérieurs et des horizons intérieurs toujours béants, quelque chose qui vient toucher doucement et fait résonner à distance diverses régions du monde coloré ou visible, une certaine différenciation, une modulation éphémère de ce monde, moins couleur ou chose donc, que différence entre des choses et des couleurs, cristallisation momentanée de l’être coloré ou de la visibilité. Entre les couleurs et les visibles prétendus, on retrouverait le tissu qui les double, les soutient, les nourrit, et qui, lui, n’est pas chose, mais possibilité, latence et chair des choses. »

Interroger philosophiquement l’imagination ou la couleur serait donc, par nécessité, refuser de fixer les choses. Il faut laisser au sensible, et à l’imagination qui lui est liée, sa puissance de cheminer là où nous étions incapables d’en prévoir le concept. Merleau-Ponty parle bien, dans ce passage sur la couleur, de fossile, de latence et, donc, de possibilité. Telle avait été justement la voie du Principe Espérance, la voie traversière inlassablement suivie par Ernst Bloch. Telle sera la conclusion – tout aussi politique – donnée par Cornelius Castoriadis pour ne pas conclure : « Le rouge n’est pas terminé ».

NDA : Ce texte est extrait d’un ouvrage en cours, intitulé Imaginer recommencer. Ce qui nous soulève, 2, à paraître aux Éditions de Minuit.


Georges Didi-Huberman

Philosophe, historien de l'art, Directeur d'études de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

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