Politique

Vous avez dit souveraineté ?

Haut fonctionnaire

L’affirmation de la souveraineté est redevenue, à la faveur de la pandémie, le leitmotiv de l’ensemble de la classe politique française et européenne. Mais la souveraineté n’est pas une vague idée, et les déclarations ne peuvent suffire face aux insuffisances manifestes. Une question en particulier se fait pressante : comment articuler l’existence d’une Nation française avec son intégration dans un espace qui la dépasse et qui ne constitue pas (encore ?) un espace démocratique ? La poser ce n’est pas y répondre, mais ne pas la poser c’est être certain de n’y répondre jamais ou quand il sera trop tard.

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Il est beaucoup question de la souveraineté depuis quelques mois, notamment dans les interventions du président de la République depuis le début de la pandémie. Ainsi, dans son intervention du 12 mars 2020 annonçant le premier confinement, déclarait-il : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie, au fond à d’autres, est une folie. Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore que nous ne le faisons déjà une France, une Europe souveraine, une France et une Europe qui tiennent fermement leur destin en main. Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai. »

Il a réaffirmé cette intention à l’occasion de ses vœux le 31 décembre 2020 : « Notre souveraineté est nationale et je ferai tout pour que nous retrouvions la maîtrise de notre destinée et de nos vies. Mais cette souveraineté passe aussi par une Europe plus forte, plus autonome, plus unie. C’est ce que nous avons bâti en 2020. »

Il y a loin de la coupe aux lèvres, hélas !

Peut-on garantir sa souveraineté sans avoir les moyens de la défendre ?

La souveraineté ne se réduit pas à la puissance militaire, mais il est parfois difficile de garantir la première sans le secours de la seconde. Le 1er janvier 2021, le Sénat américain a adopté le budget du pays qui prévoit notamment 740 milliards de dollars (605 milliards d’euros) de dépenses militaires pour l’année 2021.

Les États-Unis dépenseront en un an 86 fois plus d’argent pour leur défense que l’Union européenne n’en dépensera entre 2021 et 2027. En effet, celle-ci a prévu de consacrer 7 milliards d’euros à la fantomatique défense européenne au cours de cette période, lors du Conseil européen du mois de juillet 2020 présenté par E. Macron comme un grand moment de la construction européenne (la Commission de l’Union européenne proposait de dépenser 13 milliards pour financer des projets de défense européens au cours de la même période, mais elle n’a pas été suivie par les États membres).

Si l’on veut considérer les choses sous un jour plus favorable, en additionnant les dépenses nationales des pays de l’UE consacrées à leur défense, elles atteignaient 281 milliards d’euros pour les 28 en 2018, avant le départ du Royaume-Uni donc, soit 1,5 % de leur produit intérieur brut.

Seule la France, la Grèce et l’Estonie consacrent plus de 2 % de leur PIB à leur défense. En valeur absolue, la France est le pays qui y consacre le plus de moyens (39,2 milliards d’euros en 2021, soit 22 % de plus qu’en 2017). Cette augmentation est tout sauf insignifiante et s’inscrit dans le prolongement de la loi de programmation votée sous François Hollande. Le Royaume-Uni était le second contributeur le plus important, son départ de l’UE signifie donc un affaiblissement dans ce domaine. L’Allemagne y consacre une partie moins importante de ses ressources.

Bismarck avait coutume de dire que la diplomatie sans les armes c’est comme la musique sans les instruments… cet aphorisme est malheureusement confirmé par la réalité des relations internationales.

L’écrasante supériorité militaire des États-Unis ne s’exprime pas seulement, et peut-être pas principalement, sur les champs de bataille où ils connaissent des fortunes diverses. En revanche, dans les relations politiques et économiques, elle s’affirme pleinement.

La souveraineté économique de l’UE et de la France mise à mal

En même temps qu’il adoptait le budget 2021, le Sénat américain a décidé de renforcer les sanctions contre les pays et les entreprises européennes qui participent ou soutiennent la construction du gazoduc Nord Stream 2 qui transportera le gaz russe depuis Viborg et Oust Louga, en Russie, jusqu’à Greifswald en Allemagne.

Le renforcement des sanctions contre les entreprises participant à la construction de ce gazoduc est un véritable scandale du point de vue du droit international. Il s’agit d’un accord entre l’Allemagne et la Russie qui ne concerne en rien les États-Unis d’Amérique. Le gazoduc n’est pas construit dans les eaux territoriales américaines. Ce sont des entreprises européennes et russes qui réalisent les travaux.

On peut penser ce que l’on veut de ce projet, que l’Allemagne tient pour essentiel dans sa stratégie énergétique, au moment où elle abandonne l’énergie nucléaire, mais les États-Unis n’ont rien à dire à ce sujet. Certains pays de l’Union européenne ont fait connaître leur opposition à ce projet, comme la Pologne qui voit d’un mauvais œil tout ce qui renforce la position de la Russie. Mais elle ne dispose d’aucun moyen politique ou économique pour s’opposer à sa réalisation, bien qu’elle soit plus directement intéressée que les États-Unis. Emmanuel Macron ne soutient pas vraiment l’Allemagne et a déjà fait part de ses réserves sur le projet, sans pouvoir lui non plus l’empêcher, d’autant plus que des compagnies françaises participent à sa construction.

De quel droit les États-Unis sanctionnent-ils des entreprises européennes par des moyens divers (saisie de leurs avoirs aux États-Unis, exclusion des marchés américains, augmentation des droits de douane etc.), alors que toutes ces mesures sont contraires aux nombreux traités signés par les États-Unis avec l’Union européenne, aussi bien qu’aux règles de l’Organisation mondiale du commerce ?

Au nom du droit du plus fort. Ce n’est évidemment pas un droit consacré par les traités internationaux, mais les États-Unis ne respectent le droit international que s’il leur permet d’accroître leur puissance. La pratique américaine consistant à considérer que les lois des États-Unis s’appliquent hors de leurs frontières est connue. Elle leur a permis d’extorquer des milliards de dollars de pénalités à des entreprises françaises et européennes.

En même temps que les États-Unis renforçaient leur arsenal pour empêcher la réalisation du gazoduc Nord Stream 2, ils ont étendu le champ des sanctions prises dans le cadre d’un autre conflit commercial, celui qui oppose Boeing – le constructeur d’avions américain au bord de la faillite après l’échec retentissant de son dernier modèle de long-courrier cloué au sol bien avant la pandémie, en raison des problèmes techniques et de sécurité qu’il rencontrait – et Airbus qui occupe une place de plus en plus importante sur le marché mondial.

Les États-Unis ripostent en imposant des surtaxes sur les tarifs douaniers sur un ensemble de produits, en ciblant certains pays de l’Union européenne. S’agissant de la France, une partie des exportations de vin était déjà touchée par ces surtaxes de 25 % de droits de douane l’année dernière. En 2021 cette surtaxe est étendue à tous les vins et aux spiritueux. Tout cela est parfaitement contradictoire avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce dont l’Union européenne et les États-Unis sont membres, mais qu’importe.

La riposte de l’Union européenne à ces diverses sanctions américaines a été terrible. Joseph Borel, le « ministre des affaires étrangères de l’Union européenne » a déclaré au cours de l’été 2020 (c’était avant que des mesures encore plus dures soient prises en ce début d’année 2021) « que ces mesures étaient inacceptables et contraires au droit international ». Ces déclarations n’ont bien entendu été suivies d’aucune mesure de rétorsion prise par l’Union européenne.

Du côté français, la riposte est tout aussi terrifiante après l’annonce de l’extension des sanctions des surtaxes visant les exportations de vins français aux États-Unis. Notre gouvernement a produit un communiqué qualifiant « d’illégitime » la décision américaine. On imagine les tremblements de terreur de l’autre côté de l’Atlantique…

Il faut préciser que tandis que nous nous passionnons pour les combats qui opposent Donald Trump à Joe Biden, les Républicains et les Démocrates sont parfaitement d’accord lorsqu’il s’agit de décider de sanctions unilatérales contre tel ou tel partenaire qui leur pose un problème politique, économique ou commercial, et dans ce cas contre nous.

Inutile d’attendre le salut de l’investiture prochaine de Joe Biden, car vous risquez d’être déçus.

L’Europe ne s’en tire pas mieux si l’on considère les autres attributs de la souveraineté

Acceptons l’idée que la souveraineté, aujourd’hui, ne tient plus d’abord à la puissance militaire ni même à la capacité de vendre des produits industriels à travers le monde, mais au niveau de développement scientifique et culturel des pays, et à leur capacité à faire valoir leur « soft power », comme on dit maintenant.

Un regard de ce côté ne nous rasure pas vraiment.

710 chercheurs ont été récompensés par un prix Nobel pour leurs travaux en physique, chimie, médecine et économie depuis 1901, pour 445 travaux (source : base de données AFP/site officiel Nobelprize). Parmi les récompensés, 252 des lauréats ont vu le jour aux États-Unis et 57% des travaux couronnés comptaient parmi leurs auteurs un chercheur d’une université américaine.

L’Université de Californie a été honorée par 38 prix (dont 13 de chimie et 12 de physique). Harvard vient ensuite avec 33 récompenses (dont 11 en médecine et 8 en physique). La première université non américaine, Cambridge (Royaume-Uni), a remporté 28 Nobel. Pas de chance, elle ne pourra plus compter dans les statistiques européennes.

Sur les 12 universités ayant reçu plus de dix récompenses, 9 sont américaines, parmi lesquelles Stanford (23 prix), le MIT (20) ou encore l’université de Chicago (19). Outre Cambridge, seuls l’institut Max-Planck (Allemagne, 22 prix) et Oxford (Royaume-Uni, 10) parviennent à figurer au classement. En France, seul l’Institut Pasteur est bien classé en médecine, avec 4 prix.

S’agissant des dépôts de brevets, l’Asie (Chine, Inde et Japon) arrive en tête suivie des États-Unis : 1,5 million de demandes de dépôts de brevets en Chine en 2018, 597 000 aux USA et 174 000 en Union européenne, dont 67 000 en Allemagne.

Et que dire de la domination des GAFAM dans le monde de la communication et de l’exploitation des données, et des États-Unis dans celui des télécommunications par satellites, localisation par GPS, etc.

L’Europe prendra-t-elle le relai des Nations trop affaiblies ?

C’est la promesse répétée des dirigeants depuis les débuts de la construction européenne. Sans faire preuve de parti pris exagéré, il faut constater que cette promesse ne s’est pas concrétisée. L’Europe est impuissante face aux États-Unis et à la Chine, les deux puissances continentales qui dominent le monde.

L’Union européenne continue à signer joyeusement des accords de libre-échange avec le plus grand nombre possible de pays dans le monde, alors que les États-Unis, qui disposent d’un vaste marché intérieur, n’ont pas attendu D. Trump pour prendre des mesures permettant de le protéger de la concurrence étrangère dans les secteurs qu’il considèrent comme stratégiques.

L’UE vient d’approuver un accord sur les investissements avec la Chine, en faisant semblant de croire que celle-ci allait respecter les règles européennes sur les subventions aux entreprises, presque interdites chez nous quand elles sont la règle en Chine, ou sur la fin du travail forcé dans les usines chinoises, imposé notamment au Ouïgours. Je constate d’ailleurs que le jour où la présidente de la Commission européenne officialisait cet accord sur les investissements avec la Chine, en parlant naturellement d’un grand succès et des perspectives considérables qu’il offrait aux entreprises européennes, le Parlement turc entamait la discussion d’un projet de loi sur les conditions du renvoi en Chine des Ouïgours, projet très bien accueilli en Chine. Le 6 janvier 2021, plus de 50 opposants au régime de Pékin ayant participé aux mouvements de Hong Kong au début de 2020 ont été lourdement sanctionnés par le régime chinois, pour concrétiser les engagements pris, sans doute.

La souveraineté n’est pas une vague idée. Elle signifie le droit pour un État et pour un peuple de décider librement des règles auxquelles il accepte de se soumettre, sur son territoire national. Elle est la condition de la démocratie qui suppose que les règles de vie d’une Nation ne lui soient pas imposées par une volonté extérieure.

À l’évidence, nous en sommes très loin. Le constat est posé, depuis longtemps, par le président de la République lui-même. Il n’y a pas de raison de mettre en doute ce qu’il dit. Il est certainement sincèrement convaincu de la nécessité d’augmenter le budget européen, de doter la zone euro d’un budget et d’actions propres, de construire une Europe de la défense, de taxer les GAFAM, d’imposer une taxe carbone aux frontières.

Mais cette volonté est peu partagée en Europe. L’Allemagne a une vision très restrictive de la solidarité européenne ; les pays du Nord sont plus soucieux de libre commerce et d’engagements budgétaires minimaux que de souveraineté (les « Frugaux »). Les pays d’Europe centrale font prévaloir leurs spécificités nationales sur le consensus européen ; ils considèrent visiblement que la souveraineté est nationale et ne comptent pas trop sur l’Union.

L’UE produit de la réglementation sans discontinuer et des plans à un rythme aussi soutenu. Mais les résultats sont maigres. Peut-être la Commission européenne saura-t-elle dans les mois qui viennent proposer un mécanisme de taxation carbone aux frontières de l’UE et les propositions de Thierry Breton pour taxer les GAFAM connaîtront-elles quelque concrétisation. Mais cela n’est pas assuré.

La question à laquelle nous devons répondre, et peut-être d’abord nous Français, puisqu’elle nous taraude plus que d’autres, est la suivante : comment articuler l’existence d’une Nation française avec son intégration dans un espace qui la dépasse et qui ne constitue pas (encore ?) un espace démocratique ? Pour le moment, tout se passe comme si nous perdions sur les deux tableaux : nous avons perdu notre dynamisme, notre capacité de création, sans trouver dans l’intégration européenne un nouvel élan. La position de la France se dégrade là où elle était bonne (sciences, automobile, aéronautique, agriculture) et ne se renforce pas ailleurs. Les Français se recroquevillent dans une méfiance généralisée.

La bonne volonté d’Emmanuel Macron n’est pas en cause, mais je suis obligé de constater qu’il ne parvient pas à bouger les lignes. Ses prédécesseurs, qu’il s’agisse de Lionel Jospin ou de François Hollande, avaient aussi beaucoup promis avant de revenir en France expliquer que décidément le reste de l’Europe n’était pas prêt.

Poser la question de l’articulation entre la Nation et l’Europe ce n’est pas y répondre, mais ne pas la poser c’est être certain de n’y répondre jamais ou quand il sera trop tard. Répondre en disant qu’il faut approfondir la construction européenne, suivre la route tracée depuis 60 ans, c’est ne pas répondre et favoriser le déclassement progressif de l’Europe.

La messe n’est pas dite, mais il faut redéfinir les objectifs, la méthode, les étapes, les moyens.

On est en droit d’attendre des candidats à l’élection présidentielle française, qui focalise déjà toutes les attentions, qu’ils nous disent précisément comment ils comptent répondre à cette question qui est au fond la plus importante pour les citoyens que nous sommes, puisqu’elle est celle de notre liberté.


Jean-François Collin

Haut fonctionnaire