Littérature

Un dégoût nommé désir – sur Nostalgie d’un autre monde d’Ottessa Moshfegh

Critique

Ranimant la tradition d’un « réalisme sale » en vogue dans les années 1980, Ottessa Moshfegh cultive un goût prononcé pour le trash, comme en témoigne son recueil de nouvelles Nostalgie d’un autre monde. Un « autre monde » ? Un bas-monde plutôt : un royaume décrépit et médiocre, un lieu d’errance et de déshérence. Et si d’autres écrivains américains idéalisent le trivial à travers un lyrisme des bas-fonds, Ottessa Moshfegh montre, quant à elle, la banalité de la fange ou l’évidence de la laideur, ce qui rend sa voix si étrange et singulière.

Ottessa Moshfegh est née en 1981 d’une mère croate et d’un père juif iranien, tous les deux musiciens. Élevée à Boston, elle a fait une partie de ses études à l’université de Columbia à New York puis à celle de Brown, ancienne patrie de la métafiction américaine sous la houlette de Robert Coover, John Hawkes ou Angela Carter, et toujours animée aujourd’hui par des romanciers et poètes plus ou moins expérimentaux tels que Rick Moody, Laird Hunt, Carole Maso, Thalia Field ou Eleni Sikelianos.

Elle a été l’assistante de Jean Stein, grande dame des revues littéraires (The Paris Review, Grand Street) qui s’est suicidée en 2017, à l’âge de 83 ans en se jetant du quinzième étage de son appartement sur l’Upper East Side. En quelques années, elle a publié quatre romans dont deux ont été traduits en français, McGlue (2014), Eileen (2015), Mon année de repos et de détente (2018) et Death in Her Hands (2020), ainsi qu’un recueil de nouvelles parues dans The Paris Review et The New Yorker avant d’être rassemblées sous le titre de Homesick for Another World (2017).

On la tient pour la nouvelle Bret Easton Ellis au féminin, influence qu’elle reconnaît d’ailleurs volontiers : l’année dernière c’est elle qui a préfacé la réédition anglaise de Moins que zéro et rédigé un article pour The Guardian sur le « brillant ténébreux » de l’écrivain. Pourtant, outre le choix géographique de New York et de Los Angeles, comme lieux d’errance et de déshérence, Moshfegh aurait plutôt tendance à ranimer la tradition du « réalisme sale » très en vogue dans les années 1980, avec Raymond Carver en tête de file… un mouvement qui s’était peu à peu effiloché jusqu’à renaître récemment sous la plume de femmes écrivains qui cultivent un goût certain pour le trash, Rachel Kushner par exemple, qui lance aussi sa sonde dans les coulisses sordides de l’Amérique, clubs de strip-tease ou prisons pour femmes dans son dernier roman Le Mars Club (Prix Médicis étranger en 2018).

Avec Moshfegh le lyrisme des bas-fonds et des « clochards célestes » a cédé la place à la banalité de la fange ou à l’évidence de la laideur.

À considérer le titre du recueil de nouvelles Nostalgie d’un autre monde, on peut d’ailleurs s’interroger sur la nature de cet « autre monde » qui nourrit une telle nostalgie voire une aspiration si violente ou Sehnsucht romantique allemande, comme a pu l’avancer un journaliste de NPR, la « France Culture » américaine. Car en lieu et place d’un autre monde, il s’agit plutôt d’un arrière-monde, d’un bas-monde ou d’un outre-monde, d’un royaume décrépit et médiocre qui pourtant alimente le désir, comme une forme littéraire limite et esthétisée de la pulsion scatologique.

Il faut considérer les descriptions : « Des adolescents déchaînés, des hommes boiteux, de jeunes mères, des enfants éparpillés sur le ciment brûlant, comme les rats et les pigeons paresseux de la ville. […] La médiocrité de cette ville avait quelque chose de rassurant, comme un vieux film en noir et blanc. Imaginez une rue déserte avec une voiture en panne, un tricycle rouillé abandonné dans le caniveau, une vieille femme toute fripée en train de se gratter pendant qu’elle arrose sa pelouse brunie, le tuyau se tortillant perversement dans son poing serré. Des trottoirs défoncés. » La nouvelle américaine a rarement reposé sur un pareil travail du négatif, sinon pour le railler ou l’idéaliser, le transcender et transformer, un tant soit peu, en or cette boue quasi baudelairienne. Mais avec Moshfegh le lyrisme des bas-fonds et des « clochards célestes » a cédé la place à la banalité de la fange ou à l’évidence de la laideur, ce qui rend sa voix narrative si étrange et singulière.

La frontière entre rêve et cauchemar demeure d’ailleurs ténue et incertaine, comme l’avance platement Gigi, la femme d’un riche entrepreneur, ancienne adolescente prostituée, autrefois « pauvre clocharde chinoise toute maigre » : « À l’époque, tous mes rêves étaient des cauchemars. » C’est que l’un comme l’autre univers semblent bénéficier du même traitement de surface et pouvoir se retourner à tout moment comme un gant, sans pour autant provoquer des bouleversements majeurs, ni dans l’intrigue ni dans la psychologie des personnages : ce sont précisément les ratés qui provoquent l’envie et donnent du ressort à l’action.

Chaque nouvelle s’ouvre sur un décor identique de désastre, « pestilentiel » ou « poisseux », dans lequel un personnage généralement défait se berce de l’illusion d’un ailleurs et d’une rencontre providentielle : Monsieur Wu, dans la nouvelle éponyme, tombe amoureux de la caissière d’une salle d’arcade, elle-même « très seule et perturbée », et échafaude un rapprochement qui finalement échoue… à sa grande joie car la « cristallisation » stendhalienne s’est entre-temps inversée en « vision horrible » ; un avocat décidé à prendre un week-end de distance avec sa femme enceinte se réfugie dans le chalet familial, où se présente fortuitement une amie junkie de son frère paumé, « une fille du coin », « maquillée comme une voiture volée », à laquelle il s’offre pour ainsi conclure : « Ça n’a pas été douloureux, ça n’a pas été terrifiant, mais ç’a été répugnant – exactement comme je l’avais toujours espéré. »

Un autre texte intitulé « Les branques » offre une version plus dézinguée encore du couple, entre une jeune femme qui « déteste son petit ami » mais adore le quartier (« J’aimais cette laideur, cette nullité ») et ce même « homme de ses rêves » qui caresse le fantasme de devenir un acteur célèbre et un crâne de cristal censé lui porter chance pendant les castings. Là, c’est un vieil homme atteint de vitiligo (taches blanches sur la peau), à « l’odeur âcre, comme de la pourriture séchée, et légèrement chimique » qui tente d’attirer sa jeune voisine et se persuader que dans certains pays sa maladie est « une marque divine » devant laquelle les gens « auraient le souffle coupé et tomberaient à genoux ». Ailleurs, dans « Ici, il ne se passe jamais rien », un jeune provincial qui n’a jamais entendu parler ni de Marlon Brando ni de Martin Scorcese se projette en star hollywoodienne mais atterrit dans une pension tenue par une vieille femme à perruques, mi-cartomancienne, mi-maternelle ou -maquerelle.

Dans la nouvelle la plus connue du livre, « Le garçon de plage », un couple très embourgeoisé revient à peine d’un séjour au bord de plages lointaines et paradisiaques que la femme meurt brutalement de manière inexpliquée. À la faveur d’une photo, le mari soupçonne alors une liaison avec un jeune prostitué qui racolait sur le sable et décide de retourner sur les lieux pour disperser les cendres et se venger.

Les phrases courtes et efficaces suivent au plus près et sans ambages l’énergie et la volonté mises au service de la féérie jusqu’à ce que l’histoire déraille.

Moshfegh connaît la valeur de la chute, symbolique, matérielle comme narrative (chaque nouvelle se termine sur une pirouette souvent inattendue ou un pied de nez réjouissant) et cultive l’art du paradoxe : celui d’élire ce qui généralement répugne, comme tous ses personnages. « C’est cet air de dégoût qui a éveillé quelque chose en moi. Elle me donnait envie d’être un homme meilleur. » « Il était ardent et perturbé, et il sentait l’huile de moteur et le vomi, ce qui m’attira chez lui. » « À force d’éclater ses boutons et d’en faire sortir le pus avec ses ongles rongés et sales, son visage était tout tavelé. […] Il était très intelligent. Il était préoccupé par la mort et la souffrance. Il avait quelque chose qui me plaisait vraiment. »

L’écriture nette et chirurgicale rappelle bien la prose blanche et dénuée de fioriture des minimalistes ou la « fiction vide », froide et privée d’affect de Ellis, moins la violence et la cruauté morale, comme si la misère, souvent sociale, atteignait surtout le corps perdu pour la grâce et la beauté. L’humanité devient immédiatement grossière, grimaçante, limitée et défectueuse : l’épiderme est couvert de taches blanches ou « le sexe anormalement gonflé à cause d’un problème à l’hypophyse », sans pour autant tomber dans une forme de caricature carnavalesque à la George Saunders, de tragi-comique à la David Foster Wallace dans ses Brefs entretiens avec des hommes hideux ou de grotesque grinçant propre à Flannery O’Connor, à laquelle Moshfegh a pu être comparée. La vulgarité organique étale ses défauts et ses déchets mais ne provoque ni l’effroi ni le rire, à peine une émotion, parfois chez le personnage, rarement chez le lecteur.

Le monstrueux n’a rien d’exceptionnel, de fantastique, de ridicule ou de pathétique. Il est tout simplement banal, la nature malade et abîmée le lot commun des hommes et des femmes ordinaires. Moshfegh parvient à saisir ce moment précis où l’idéal s’affaisse et à décrire les efforts colossaux que ses personnages, bille en tête, déploient néanmoins pour croire au grand soir, séduire de nouveau l’ex-mari, devenir un acteur célèbre, réussir une soirée d’anniversaire avec des handicapés mentaux, acquérir une ottomane pour épouser le jour de Noël une antiquaire pourtant décatie.

Les phrases courtes et efficaces suivent au plus près et sans ambages l’énergie et la volonté mises au service de la féérie jusqu’à ce que l’histoire déraille ou prenne un tournant inattendu mais sans aboutir sur quelque épiphanie ou issue fatale. Le dîner est raté, le rôle dans un film est attribué à un autre, l’enquête ou la quête se solde par un échec, le rêve gonflé comme un ballon de baudruche finit par crever. Moshfegh flirte même par moment avec la parodie en reprenant le nom emblématique des Kowalski qui détruisent les nobles aspirations à la transcendance de Blanche DuBois dans Un Tramway nommé Désir.

Puis la vie habituelle et normale semble tout recouvrir comme si de rien n’était et que cette « petite boutique des horreurs » ne produisait pas plus de déflagration qu’un pétard mouillé. On peut ressortir sans nostalgie aucune de ce vilain univers, mais la jeune romancière tient assurément là les clés d’une narration originale et étonnante qui dessine bien les contours d’un autre et nouveau monde (littéraire).

Ottessa Moshfegh, Nostalgie d’un autre monde, traduit de l’anglais (États-Unis) par Clément Baude, Fayard, août 2020, 322 pages.


Béatrice Pire

Critique, Maîtresse de conférences-HDR en littérature américaine

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