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Alexeï Navalny, un dissident russe des années 2020 ?

Politiste

La Cour européenne des droits de l’Homme a demandé, mercredi 17 février, la libération immédiate d’Alexeï Navalny, en raison de sa santé. L’opposant, victime d’une tentative d’assassinat est revenu en Russie auréolé du statut de premier opposant à Vladimir Poutine, et certains ont vu en lui la réactivation de la figure bien connue du dissident soviétique. La différence, importante, c’est que qu’ils n’ont jamais cherché à intégrer le pouvoir, même quand la perestroïka avait ouvert la porte. Navalny, lui, souhaite se présenter aux élections et porte un programme.

Le 13 janvier 2021, Alexeï Navalny annonce, depuis l’Allemagne où il est soigné, qu’il retournera en Russie quatre jours plus tard par un vol de la compagnie « Victoire » (Pobeda). Il est rétabli, affirme-t-il, après la tentative d’empoisonnement dont il a été victime en août. Le même jour, le dissident russe Alexandre Podrabinek, qui a purgé des années de relégation et de camp pour avoir, dans les années 1970, dénoncé de façon très efficace les usages répressifs de la psychiatrie soviétique, écrit sur Facebook : « On peut penser ce que l’on veut d’Alexeï Navalny en tant qu’homme politique, mais on ne peut pas ne pas reconnaître son courage. Dimanche 17 janvier, il va revenir en Russie. Il va revenir à une époque où toutes les personnes intelligentes, prévoyantes et prudentes fuient la Russie. Beaucoup de choses ne vont pas chez nous, mais c’est notre pays, et c’est un fait. »

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Ces mots peuvent être interprétés comme la reconnaissance d’une sorte de filiation, même si c’est en Occident surtout que le terme de « dissident » est utilisé pour désigner Alexeï Navalny. Celui-ci vient d’y être associé plusieurs fois à Soljénitsyne, notamment par l’universitaire Yves Hamant qui a connu, aidé et traduit l’écrivain. Malgré tout ce qui semble les séparer, ces deux Russes partageraient un même courage face au Kremlin, un refus du mensonge et une force éthique comparables. Et ils auraient tous deux été victimes, comme d’autres contestataires russes, d’une tentative d’empoisonnement commanditée par le pouvoir. De fait, si l’époque a changé, une continuité existe entre le juriste et blogueur de quarante-quatre ans et, plus généralement, ces dissidents soviétiques qui, dans les années 1960-1980, semblaient bien trop peu nombreux pour ébranler l’Union soviétique, mais ont vu celle-ci s’effondrer.

Dénoncer les mythes

Depuis plus de dix ans, Alexeï Navalny démontre sur son blog et par des vidéos très argumentées l’ampleur phénoménale de la corruption des dirigeants russes actuels. Il s’est par exemple penché sur les richesses du procureur Iouri Tchaïka et de sa famille, celles de Vladimir Iakounine, ancien général du KGB et chef des chemins de fer russes, très investi dans la promotion de la Russie poutinienne en Occident, ou celles de Dmitri Medvedev, alors premier ministre. Navalny a, en outre, lancé des expressions – « Russie unie, le parti des voleurs et des voyous » – qui ont été reprises dans la population, parce qu’elles renvoient à des réalités constatées sur le terrain.

Ses outils sont là : des mots, des faits, des formules, des images. Les dissidents soviétiques aussi dévoilaient, dans leurs samizdats patiemment retapés sur des papiers trop minces, des réalités cachées par le régime : les brutalités staliniennes, les violations des droits de l’homme et l’absence des libertés proclamées, la captation du pouvoir par une caste de nomenklaturistes, la destruction des cultures nationales, de l’histoire et des religions. Ils exposaient ainsi le décalage entre les discours du pouvoir et ses actes : les problématiques ont changé, mais pas la démarche. Les possibilités d’enquête sont différentes et le ton se veut désormais plus percutant et provocateur, plus accusateur, mais aussi plus optimiste et positif ; néanmoins, la rigueur factuelle est la même chez Navalny que dans la Chronique des événements en cours, la revue samizdat que Natalia Gorbanevskaïa avait créée en 1968. Et cette dernière considérait, au moins depuis 2008, qu’internet était le nouveau samizdat.

Les dissidents demandaient que l’URSS respecte ses propres lois et ses engagements internationaux, et eux-mêmes agissaient dans le cadre des lois et refusaient la violence ; il fallait faire « comme si » le pouvoir soviétique avait réellement l’intention de tenir compte de sa législation. Navalny s’est inscrit dans cette lignée en déclarant, dès son arrivée à Moscou : « Non seulement la vérité, mais la justice, sont de mon côté. On essaie de me mettre en prison dans le cadre d’une affaire pour laquelle la Cour européenne des droits de l’homme a déjà émis une décision en ma faveur. C’est pourquoi je n’ai peur de rien et je vous appelle à n’avoir peur de rien. »

Il a été interpellé dans les minutes qui ont suivi.

Mettre à nu la nature du pouvoir

Avant même d’annoncer son retour en Russie, Navalny encore convalescent a accompagné deux révélations fracassantes. D’une part, des journalistes de Bellingcat, The Insider et CNN ont établi qu’une équipe du FSB – et ils donnent les noms et les photographies de ces hommes – a suivi l’opposant pendant des mois et, vraisemblablement, déjà tenté de l’éliminer avant août 2020. D’autre part, Navalny lui-même a téléphoné à certains de ces hommes. L’un d’eux, à peine réveillé, a raconté avec force détails avoir bien exécuté sa mission : récupérer et nettoyer les vêtements de l’opposant, révélant ainsi que le Novitchok, identifié par trois laboratoires occidentaux, avait été déposé dans le slip bleu de Navalny.

Ces révélations mettent à nu la nature criminelle du pouvoir poutinien. L’ancien blogueur franchit une ligne rouge supplémentaire et somme les autorités russes de réagir. Comment ne pas penser ici à Soljénitsyne qui, dans ses mémoires (Le Chêne et le veau) parus en 1975 utilise un discours presque guerrier pour évoquer son bras de fer avec le régime ? Bien différent de l’image figée qui lui a été construite, l’écrivain qui, dès la deuxième moitié des années 1960, s’attendait « à être arrêté, presque chaque nuit », calculait chaque coup à porter, jubilait lorsqu’une action portait ses fruits, et bouillait d’impatience quand les résultats traînaient.

C’est pour mieux « frapper » le pouvoir qu’il désirait ardemment le prix Nobel : « Se hisser jusqu’à la tribune du Nobel – et déflagrer ! Recevoir en échange de tout cela le lot d’un proscrit, ce n’était pas trop cher payer. » Navalny, lui, a choisi de rentrer en Russie, préférant le destin de prisonnier à celui de proscrit ou d’exilé. L’historien moscovite Andreï Zoubov a salué sur Facebook le courage de ce « défi au système tchékiste mensonger » : « C’est comme si Soljénitsyne était rentré en URSS en 1979… »

Le film sur le palais

Navalny a donc été interpellé, dès la frontière russe franchie. Le lendemain, dans le recoin d’un commissariat de police, il a été condamné à une première peine de détention. D’autres suivront, car la justice russe n’a aucune indépendance dans les affaires politiques. Les images de ce « procès » montrent, sur les murs du commissariat, une photographie de Genrikh Iagoda, ce chef du NKVD, qui a lancé la Grande Terreur en 1934 et a été remplacé après son arrestation par Nikolaï Ejov, exécuté en 1940 et lui-même remplacé par Lavrenti Beria, exécuté en 1953, comme Iagoda l’avait été en 1938. Le ton est donné.

La plupart des dissidents russes des années 1960-1980 ont, eux-aussi, été arrêtés, jugés, enfermés dans des camps, des prisons ou des hôpitaux psychiatriques. Ce risque ne les stoppait pas : ils continuaient d’écrire. Leurs condamnations confirmaient même ce qu’ils assuraient : que les droits humains étaient bafoués dans leur pays. Les récents procès et condamnations en Russie en font une nouvelle démonstration.

Mais là où Navalny affirme sa différence avec les dissidents soviétiques, c’est que, contrairement à eux, il a constitué, jusque dans les régions russes les plus éloignées, des équipes de jeunes, souvent bien formés, compétents et créatifs. Que l’activité de ces groupes se soit poursuivie lorsque le blogueur était dans le coma, puis en traitement en Allemagne, puis en prison en Russie montre que cette organisation est bien moins verticale que le charisme de Navalny ne le laisserait supposer.

Ainsi, personne ne s’attendait à ce que les équipes de l’ancien blogueur lancent sur internet, le 19 janvier, un film de près de deux heures, consacré au palais construit sur les bords de la mer Noire à l’intention de Poutine. Ce film illustre le luxe invraisemblable dans lequel vivent Poutine et ses proches, et il explique ce qui permet un tel luxe : le pouvoir attribue des possibilités d’enrichissement à ses proches en échange de rétro-commissions dont une partie est versée dans le « pot commun » (obchtchak, en russe), supervisé par le chef. Que ce film ait suscité, en quelques jours, plus de 110 millions de visionnages, pour l’essentiel en Russie, est révélateur des envies de savoir, même silencieuses, d’une partie de la société russe.

Propagande et mobilisations

Le pouvoir a donc bouclé celui qui le défiait. Il aurait néanmoins préféré que Navalny reste en Occident : c’est en y expédiant les dissidents que le Politburo croyait se débarrasser d’eux et de leur discours, comme les archives l’ont depuis démontré[1]. Mais Navalny est rentré. Et les propos tenus par l’ancien blogueur à ses procès (le deuxième a commencé le 5 février) circulent, non plus en samizdat comme, jadis, ceux de Vladimir Boukovski ou Sergueï Kovaliov, mais sur internet.

Par ailleurs, des campagnes de propagande ont été déchaînées, par les médias russes officiels où Navalny n’a jamais été invité à s’exprimer, mais aussi, suivant des axes de communication similaires, par les « réseaux du Kremlin » ailleurs dans le monde. Elles aussi ne peuvent susciter qu’un désagréable sentiment de déjà-vu chez ceux qui ont connu ou étudié la propagande soviétique contre les dissidents, et qui ont, par exemple, lu La CIA contre l’URSS, un livre de Nikolaï Iakovlev, coécrit avec le KGB, publié à des centaines de milliers d’exemplaires dans les années 1970-1980, et réédité en 2003.

C’est dans le prolongement de ce livre, mêlant quelques éléments réels à de nombreux mensonges et déformations, que Navalny est accusé d’agir sur les ordres de la CIA ou, en tout cas, des Américains, et d’être un « nazi », antisémite et nationaliste. Les accusations d’antisémitisme n’ont aucun fondement ; celles de nationalisme en ont, même si les propos alors tenus par Navalny remontent à plusieurs années et s’inscrivent aussi dans un discours largement répandu en Russie où l’on « butte les Tchétchènes jusque dans les chiottes » et où les Caucasiens sont traités de « culs-noirs ».

Si des milliers de personnes, dont de nombreux jeunes, ont manifesté en Russie les 23 et 31 janvier, et le 2 février 2021, essentiellement de façon non-violente, ce n’est pas parce qu’elles soutiennent en tout Alexeï Navalny. Elles ont souhaité exprimer leur refus d’un régime qui tue des opposants ou les enferme dans des camps, qui a réduit la pluralité politique à quasiment rien, et qui ne règle pas les problèmes économiques. Alexandre Podrabinek l’a noté sur Facebook : Navalny est désormais perçu dans son pays, non tant comme un politique, que comme un homme que le pouvoir a tenté d’assassiner, puis a voulu priver de sa patrie.

Or, en Russie, « le rapport au pouvoir est parfaitement clair : on ne l’aime pas, on ne lui fait pas confiance et on le craint ». Navalny montre qu’il ne le craint pas, et cela explique la fureur du pouvoir, conclut l’ancien dissident. Vaincre la peur est même l’un des enjeux de cet affrontement initié par Navalny et ses équipes. Cette peur inculquée par des décennies de terreur, de soumission et de conformisme. Cette peur que Poutine a réactivée.

Des répressions et des soutiens

Confronté à cette mobilisation, le pouvoir a d’ailleurs frappé très durement : environ 11 000 personnes ont été interpellées en trois jours. Des procès hâtifs ont été organisés, débouchant dans bien des cas sur des peines courtes de prison et des peines plus longues d’assignation à résidence. L’enjeu réel est donc l’attitude de la société dans les semaines et les mois à venir : comment réagira-t-elle, entre ce pouvoir vieillissant – Poutine aura soixante-dix ans en 2022 – qui veut faire peur et retrouve des pratiques répressives soviétiques, et un opposant qui, avec ses équipes, modernise des démarches de la dissidence russe ? Contrairement à ce qui s’est passé en Pologne autour de Solidarność, la société russe n’a jamais soutenu publiquement les dissidents – et ceux-ci ne la sollicitaient d’ailleurs pas, car ils considéraient que chaque engagement relevait d’un choix éthique individuel.

Avant la manifestation du 23 janvier, des musiciens, dont le rappeur Noize MC et le rocker sexagénaire Andreï Makarevitch, des acteurs, des metteurs en scène, l’écrivain Dmitri Gloukhovski et, plus étonnant, un footballeur ont pris publiquement pour Navalny et ce que celui-ci incarne désormais. Depuis, des pétitions circulent, signées parfois par des centaines de personnes qui dénoncent les répressions. La société russe trouvera-t-elle les forces de vaincre des peurs légitimes et s’engagera-t-elle pour des changements politiques, lors de nouvelles actions annoncées pour le printemps ?

De son côté, et comme à l’époque des dissidents, « l’Occident » demande – par des paroles plus que par des actes – la libération de Navalny, déclaré « prisonnier d’opinion » par Amnesty International, et celle des manifestants arrêtés. La dissidence soviétique avait réussi à placer la question des droits humains au cœur des relations Est-Ouest : les Conférences sur la Sécurité et la Coopération en Europe, à Helsinki (1975), Belgrade (1977-1978), Madrid (1980-1983) et, plus encore, Vienne (1986-1989) l’ont montré. La démarche de Navalny semble impulser de nouveau cette logique, sur fond de relations Russie-Occident déjà très dégradées.

*

La société russe n’a qu’une expérience très limitée de ce qu’est un jeu démocratique, impliquant des oppositions et une alternance politique. La dissidence n’a ainsi pas souhaité intégrer des structures de pouvoir quand la perestroïka a rendu possible cette évolution. Navalny, en revanche, souhaite se présenter à des élections, ce que le pouvoir ne lui a permis qu’une seule fois, en 2013, pour la mairie de Moscou. Contrairement à ce qu’une certaine propagande a prétendu, l’opposant a un programme pour construire, dit-il, la « magnifique Russie du futur » : un État de droit, démocratique et débarrassé de la corruption, dans lequel les richesses du pays seraient enfin utilisées pour améliorer le niveau de vie de tous.

Au début des années 1960, la poétesse russe Anna Akhmatova avait lancé, en observant les répressions déclenchées contre le jeune Iossif Brodski, futur Prix Nobel de littérature : « Quelle biographie ils font à notre rouquin ! » La formule est restée et, quelques décennies plus tard, le pouvoir poutinien façonne, à son tour, une « biographie » à Alexeï Navalny, en l’inscrivant ainsi dans l’histoire du pays. Certains penseront à ce proverbe russe presque intraduisible : « Difficile d’échapper à la prison et à la misère ». Ceux qui manifestent en Russie aspirent pourtant à rendre caduque cette double malédiction.

 


[1] Dans le cas de Soljénitsyne, voir : Kremlëvskij samosud. Sekretenye dokumenty Politbjuro o pisatele A. Solženicyne, Moscou, Rodina-edition q, 1994, p.352-363.

Cécile Vaissié

Politiste, Professeur en études russes, soviétiques et postsoviétiques à l’université Rennes 2

Notes

[1] Dans le cas de Soljénitsyne, voir : Kremlëvskij samosud. Sekretenye dokumenty Politbjuro o pisatele A. Solženicyne, Moscou, Rodina-edition q, 1994, p.352-363.