La preuve par trois de la jeunesse – à propos de Made in Hong Kong et autres surgissements
Signé d’un réalisateur alors inconnu, et aujourd’hui plus qu’à demi oublié, surgi d’un moment historique particulier, voilà un film-éclair, et qui, réapparu grâce à une excellente édition DVD, brille toujours d’un éclat singulier. En 1996, Fruit Chan a 37 ans, il a réalisé pour l’industrie du cinéma hongkongais – où il travaille depuis plus de 10 ans comme assistant – deux longs-métrages de genre dont il est le premier à affirmer la médiocrité, et qui ont été des échecs commerciaux. En 1996, il reste quelque mois avant la rétrocession de Hong Kong à la République populaire de Chine.
Lui, et lui seul, va réaliser le film d’un basculement dans un inconnu écartelé entre révolte contre le vieux monde, angoisse et appel du futur. Cela s’appelle Made in Hong Kong. Saturé par la situation très précise dont il est issu, le film est pourtant propulsé par une énergie parfaitement reconnaissable, et qui vient des « nouvelles vagues » qui, depuis les années 60, ont parcouru la planète, y compris le monde chinois au cours des années 80 – Taïwan au premier chef depuis le surgissement des Garçons de Fengkuei de Hou Hsiao-hsien en 1983, Hong Kong avec As Tears Go By de Wong Kar-wai en 1988, le continent différemment avec les premiers films de Chen Kaige et Zhang Yimou.
Un quart de siècle plus tard, le film de Chan n’a pas pris une ride. Il vibre d’un tonus adolescent intact, et singulièrement en phase avec les situations actuelles, qu’il s’agisse des modalités les plus informelles de révolte contemporaine, ou de la situation dramatique qu’a connu Hong Kong récemment. Tourné avec des bouts de ficelle, des acteurs dont aucun n’est professionnel, et la complicité de copains et de collègues, le film fonce à perdre haleine à travers les codes du thriller.
On y suit les méfaits et grands gestes d’un petit gangster prénommé Mi-août, lévrier efflanqué qui protège un grand zouave handicapé mental. Bientôt il tombe amoureux de la fille de celle à qui il devait faire rembourser ses dettes pour le compte d’usuriers mafieux. Il est, surtout, l’incarnation désordonnée d’une force vitale sans repère face au mur de l’avenir, mur devenu spectaculairement visible dans le contexte politique du moment.
Fruit Chan reprend les chemins de traverse explorés auparavant par ses ainés allemands, japonais ou tchécoslovaques.
À l’exception d’un clin d’œil final, il n’est jamais question du retour de Hong Kong sous l’autorité de Pékin dans le film, supposé se dérouler durant l’été 1997. Mais son horizon, monde stressé et violent, claustrophobie des grands buildings et unique échappée à l’air libre dans un cimetière géant, démultiplie et simultanément inscrit dans une réalité précise la dynamique venue de la modernité du cinéma.
Dans l’un des bonus, Marco Muller, qui comme directeur à l’époque du Festival de Locarno avait fait découvrir Made in Hong Kong en Occident, a raison de citer une des formules célèbres de Jean-Luc Godard. Et plus encore, il a raison de la citer de manière erronée. Dans son deuxième film, Le Petit Soldat, Godard faisait dire à Michel Subor « le cinéma c’est la vérité 24 fois par seconde ». Ce qui est évidemment faux : les formules de Godard, surtout celles qui deviennent des slogans, sont le plus souvent inexactes ou bancales si on les prend au pied de la lettre, mais elles sont capables de faire réfléchir et discuter mieux que des affirmations plus « sensées ». Et Muller a raison de reformuler la maxime en : le cinéma doit filmer la vérité 24 fois par seconde.
C’est exactement ce que s’évertue à faire Made in Hong Kong, dans sa débauche de réactivité visuelle, sonore, rythmique et dramatique à une réalité sur laquelle elle ne possède aucune prise savante, théoricienne, politicienne. Tandis que l’action rebondit de course échevelée en baston maladroite, d’intimidation en trompe-l’œil en exploration des ruelles de Kowloon, l’effet – politiquement formaliste et stratégiquement perturbant – est de ne jamais se reposer sur aucun conformisme narratif, émotionnel, moral, de n’offrir aucune zone de confort consensuel.
Paradoxal et naïf, combattif comme un set de free jazz et rétif à toute binarité comme un cheval sauvage éperonné par les couleurs et les désirs, le film de Fruit Chan recroise Monika et Touki Bouki, L’As de pique et Contes cruels de la jeunesse, L’Amour est plus froid que la mort, La Plage du désir et Accatone. En fait tout ce qu’on a appelé « Nouvelle Vague »… sauf peut-être, aussi étrange que cela puisse paraître, le cinéma qui a été à l’origine de cette formule, le jeune cinéma français de la fin des années 50 et du début des années 60. Celui-ci est en effet le seul dont les personnages n’ont pratiquement pas été concernés par ce phénomène mondial dont les Nouvelles Vagues du monde entier ont été un des principaux témoins, l’irruption de l’adolescence comme âge et comme type de comportement.
Antoine Doinel dans Les 400 Coups est un enfant, les personnages principaux des premiers Godard, Rohmer, Varda, Resnais ou Chabrol sont des adultes, et même le trio d’Adieu Philippine a une relation à l’existence, à la famille et au travail qui ne relève pas de ce qu’incarnent Harriet Andersson chez Bergman, puis Marlon Brando et James Dean à la fin des 50’s. Belmondo, Brialy, Bernadette Lafont, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve n’ont jamais joué des adolescent(e)s – Jean Seberg dans À bout de souffle, Jean-Pierre Leaud dans un sketch de L’Amour à 20 ans sont sans doute les figures qui s’en rapprochent le plus, c’est maigre. Encore s’agit-il d’adolescents sages, loin de ces transgressions où petite délinquance, violence gratuite et sexualité précipitent de manière spectaculaire pour caractériser un moment de l’existence des individus dans un état particulier de la société.
Nous voici loin de Hong Kong à la fin du 20e siècle ? Pas tant que ça. Malgré tout ce qui diffère de l’éclatement des formes modernes au tournant des années 50/60, Fruit Chan, qui ne vient pas de la cinéphilie, reprend les chemins de traverse explorés auparavant par ses ainés allemands, japonais ou tchécoslovaques, trouve d’instinct des ressources transgressives dans les choix de récit et de mise en scène qui captent les incertitudes de son époque. L’élan est si puissant qu’il portera encore, dans une certaine mesure, les trois films suivants du réalisateur hongkongais – The Longest Summer (1998), Little Cheung (1999) et Durian Durian (2000) – avant de s’étioler, même si sa carrière se poursuivra avec de nombreux titres.
Made in Hong Kong fait écho à deux autres films venus de la même région du monde et qui viennent d’être rendus accessibles en France.
L’actualité éditoriale du DVD veut que Made in Hong Kong fasse aussi écho à deux autres films venus de la même région du monde et qui viennent d’être rendus accessibles en France. Le premier est un film fondateur d’une œuvre majeure, Les Rebelles du dieu néon (1992), qui figure dans un coffret récemment paru avec les deux films suivants de Tsai Ming-liang, le troisième grand cinéaste moderne venu de Taïwan, une décennie après Hou Hsiao-hsien et Edward Yang. Mais s’il annonce la singularité du style et des thèmes de Tsai, qu’affinent et qu’approfondissent Vive l’amour (1994) et La Rivière (1997), ce premier long métrage est aussi porté par une énergie adolescente, typiquement Nouvelle Vague, qu’on ne retrouvera plus ensuite chez ce réalisateur.
Les virées à moto dans la ville comme terrain d’aventure et d’affirmation de soi, la relation à la fois ludique, violente et modélisée par les technologies cristallisée par les jeux vidéo, la vie nocturne parfois proche de la phobie diurne des vampires, bien sûr l’incommunicabilité avec la génération des parents participent de ce rapport au monde, à la vie, à l’avenir qui irrigue les représentations de l’adolescence au cinéma. Et, intacte trente ans après ce surgissement inoubliable pour qui l’a vécu au début des années 90, l’intensité de chaque plan des Rebelles du dieu néon relève d’une dépense énergétique qui deviendra ensuite souterraine dans les films de Tsai Ming-liang, du moins jusqu’au déferlement grotesque, érotomaniaque et désespéré du Goût de la pastèque en 2005.
Il est possible de pousser encore d’un cran cet exercice de mises en écho auquel la fréquentation des films invite si souvent, et qui est la possibilité pour chacun de procéder à son propre montage des expériences fournies par les films lorsqu’on les rencontre. Parmi les similitudes entre le film de Tsai et le film de Chan figurent l’existence au cœur du récit d’un trio composé de deux personnages masculins et d’un personnage féminin – ce qui revient d’ailleurs dans le film suivant de Tsai Ming-liang, Vive l’amour, comme cela fut marquant dans d’autres grands films des nouvelles vagues, de Bande à part de Godard et Jules et Jim de Truffaut à Stranger than Paradise de Jim Jarmusch (1984). Et voilà qu’on retrouve ce schéma dans un autre film venu d’Extrême-Orient, et qui vient également de sortir en DVD, Judo de Johnnie To.
On y retrouve l’affichage d’inventions narratives et formelles qui caractérise l’œuvre de celui qui est alors, en 2004, déjà un vétéran du cinéma d’action hongkongais avec à son actif trente longs métrages – sans compter ceux qu’il a produits, à la réalisation desquels il a souvent aussi contribué. Cet étrange polar stylisé s’impose cette fois comme règle que les gangsters n’utiliseront jamais d’armes à feu. S’il se présente comme un hommage à Akira Kurosawa, Judo procède bien plutôt d’une reprise, affectueuse et humoristique à force de stylisation, de films « Nouvelle Vague ».
L’élégance de la mise en scène, sur un fil vibrant entre ultra-précision et onirisme loufoque, accompagne les tribulations improbables de l’ex-champion de judo devenu alcoolique dépressif, du jeune chien fou qui veut en découdre avec tous et de la demoiselle persuadée d’avoir devant elle une grande carrière de chanteuse. Des courses poursuites burlesques de l’époque du muet aux rituels d’affrontement chorégraphiés par Sergio Leone faisant muter les poncifs du western, c’est une grande partie de l’histoire du cinéma que Johnnie To mobilise ainsi avec humour et tendresse.
De Made in Hong Kong, on retrouve encore non seulement le personnage de grand type en situation de handicap mental, mais une manière d’habiter cinématographiquement les quartiers les plus déshérités de Hong Kong, et un mix d’humour et de sens de l’irrémédiable qui mobilisent d’intrigantes harmoniques. Il n’est pas question de pousser le parallèle plus loin que de raison, et il est improbable que Johnnie To ait songé à Fruit Chan.
Mais il y a, par les hasards d’éditions DVD qui font plutôt bien les choses, la possibilité de repérer quelles cordes auront continué de vibrer, en écho à la grande commotion innovatrice du milieu du 20e siècle, plus particulièrement dans cette partie de la planète, le monde chinois, alors en train de devenir un des grands centres de production d’images et d’histoires pour tous.
Made in Hong Kong de Fruit Chan, Carlotta.
Les Rebelles du dieu néon de Tsai Ming-liang, coffret « 3 premier films », Survivance.
Judo de Johnnie To, Carlotta.