Santé

Le triage et ses modes d’existence : ce que la priorisation des soins révèle

Historien, Historienne, Sociologue

Alors que la pression hospitalière continue de baisser, et que l’accès aux vaccins a été ouvert cette semaine à toutes les catégories de population, il est nécessaire de porter un regard rétrospectif sur le tri des malades. Présenté comme une exception, et même « une ligne rouge absolue » selon Bruno Le Maire, cette pratique est en réalité indissociable de la pratique de soin. Ce qui se joue dans ce déni, c’est la répartition de la responsabilité, car la priorisation médicale des soins n’est pas la priorisation politique ni économique.

Si les tribunes des enceintes sportives sont cruellement vides depuis de nombreux mois, celles des journaux ne se sont jamais aussi bien portées. Au milieu d’un océan de textes jugeant la gestion de la pandémie, une prise de position a réussi à faire réagir le gouvernement. Elle est venue de l’Assistance-Publique des Hôpitaux de Paris (AP-HP), plus précisément de 41 de ses médecins réanimateurs et urgentistes, dans le Journal du Dimanche le 27 mars 2021 :

« Dans un but d’information et d’alerte légitime de nos concitoyens, de nos futurs patients et de leurs familles, nous souhaitons expliquer de manière transparente la situation à laquelle nous allons devoir faire face et comment nous allons l’affronter. Dans cette situation de médecine de catastrophe où il y aura une discordance flagrante entre les besoins et les ressources disponibles, nous serons contraints de faire un tri des patients afin de sauver le plus de vies possibles. Ce tri concernera tous les patients, Covid et non Covid, en particulier pour l’accès des patients adultes aux soins critiques. »

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On ne saurait mieux définir et résumer ce qu’est une opération de triage : une allocation des ressources en fonction de leur disponibilité et de critères de priorité. Les médecins en appellent dans cette tribune à un autre concept, celui de « médecine de catastrophe », à laquelle est étroitement associée le triage.

Comme le rappellent Guillaume Lachenal, Céline Lefève et Vinh-Kim Nguyen, le triage est apparu dans les traités de médecine militaire dans les années 1880 [1]. À partir de la première guerre mondiale, il désigne la gestion, au front, de l’énorme flux de blessés que génère la guerre « moderne » selon une priorisation qui tient compte de l’urgence des soins à apporter, de l’organisation spatiale des services et des possibilités de transport. Ce classement n’est donc pas seulement dicté par l’état clinique des individus, il reflète aussi les contraintes organisationnelles de la médecine militaire et implique des jugements de valeur sur les vies et leur utilité.

Le terme de triage fait ensuite son chemin pour se généraliser à partir de la seconde guerre mondiale, et être investi par la médecine humanitaire pour parler de la pratique médicale en contexte de crise aigüe ou, plus prosaïquement, des pénuries et faiblesses structurelles des systèmes de santé des pays de ce qu’on appelait encore récemment le Tiers-Monde.

Le triage, pratique d’exception ?

Mais le triage est-il seulement l’apanage de la médecine des catastrophes ou de la médecine des pauvres ? Non : loin d’être une exception à la norme causée par les situations d’exception, la pratique du triage est en fait bien plus familière que ce qui en est dit actuellement. Sa banalité est apparue en pleine lumière à l’occasion des récents débats sur la vaccination avec la priorisation des bénéficiaires, la hiérarchisation des personnes vulnérables et la succession, plus ou moins chaotique, des plans définissant une hiérarchie des risques et des populations pour proposer un séquençage de l’accès.

Mais, en matière de vaccination contre la Covid-19, le tri existe aussi selon un autre mode, tout aussi décisif, qui relève de l’allocation collective des moyens dans le cadre des politiques de la santé globale. Souvenons-nous, l’été dernier, l’idée du vaccin « bien commun mondial » s’était traduite par la mise en place, sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de deux mécanismes. Le premier servait à assurer le financement de l’accès pour les pays à revenus bas et moyens suivant un modèle proche de celui du Fonds mondial de lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme. Le second devait faciliter la production locale en aidant au transfert de technologie via l’octroi de licences sur les technologies de production des nouveaux vaccins.

Les deux dispositifs sont aujourd’hui dans l’impasse ; le premier, du fait des conséquences de la politique de réservation des doses par l’Europe et les États-Unis et par manque de financements ; le second, faute d’assentiment des pays inventeurs, Union Européenne incluse, à l’idée d’une levée, même temporaire, des droits de propriété intellectuelle.

La relation entre ces deux registres de triage est fondamentale. Si le triage clinique opère au niveau des « cas » et procède en une allocation d’intervention en fonction d’une évaluation de besoins individuels, il dépend toutefois des termes et des effets de ce triage systémique qui résulte des politiques de santé, des investissements en infrastructures, des actions des institutions, des dynamiques de hiérarchisation des populations, des pathologies ou des outils d’intervention.

Les soignant·es ne s’y sont pas trompé·es ! Évoquant les conséquences de la décision présidentielle, fin janvier, de laisser courir les variants du virus afin d’éviter, le plus longtemps possible, un troisième confinement, d’autres praticien·nes écrivaient dans une tribune parue dans le journal Le Monde du 29 mars :

« En imposant aux soignants de décider quel patient doit vivre et quel patient doit mourir, sans l’afficher clairement, le gouvernement se déresponsabilise de façon hypocrite. […] Ce n’est pas tant la stratégie de réponse sanitaire qui est en cause. Ce qui est en cause, c’est l’absence de transparence sur ses conséquences. Le gouvernement a choisi une stratégie et il doit en assumer les arbitrages devant la société tout entière. En la matière, il se doit de prendre la responsabilité des conséquences de sa stratégie ».

Les ministres interviennent dans la foulée, accusant le directeur de l’AP-HP, Martin Hirsch, de savonner la planche au gouvernement et de préparer la candidature d’Anne Hidalgo à la présidentielle. Mais surtout, ils insistent : il ne saurait être question de triage.

Bruno Le Maire, entre autres, l’affirme, le gouvernement soutient les soignant·es : « Nous voulons tout faire pour que leur situation puisse être la plus tenable possible. Il y a une ligne rouge absolue, c’est le tri des malades. » Un an après le début de la pandémie, le gouvernement maintient donc que le triage n’a jamais été pratiqué en France et qu’il ne saurait l’être davantage aujourd’hui.

Or, cette « ligne rouge absolue » est une fiction qui ne décrit adéquatement ni la pratique du soin, ni la politique de la pandémie.

Lors de la première vague, les conditions de prise en charge ont été fortement perturbées. Au printemps 2020, ce sont les personnes âgées dépendantes qui ont subi des formes plus radicales de tri parce qu’une partie non négligeable d’entre elles, dont le décompte reste difficile à réaliser, n’a pas été envoyée à l’hôpital. Entre mars et avril 2020, la proportion de patient·es âgé·es de plus de 75 ans en réanimation a drastiquement chuté : de 25 à 14 % en moyenne pour la France, de 25 à 6 % pour l’Île-de-France.

De plus, l’enquête que nous avons conduite dans le cadre d’une recherche collective au sein du laboratoire Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société (Cermes3) a montré que la priorisation a été exacerbée et qu’elle a pu prendre des formes diverses, pas toujours synonymes de pertes de chances : invention de nouveaux protocoles pour éviter l’intubation, utilisation à défaut d’appareils d’assistance respiratoires habituellement réservés à des cas moins lourds, sorties plus rapides avec transfert d’équipement pour des soins renforcés à domicile, etc.

Le triage clinique se joue en cascade dans une multitude de scènes et de moments où il faut choisir.

Triage politique vs. triage économique

Au-delà du triage clinique, le triage systémique existe lui aussi selon des modalités différentes, variables selon les acteurs concernés et consultés, selon la façon dont sont définies les objectifs et les priorités et selon les outils qui permettent de le mettre en œuvre. Et, de ce point de vue, les trois dernières décennies ont vu des changements majeurs, au Nord comme au Sud.

Un triage politique a dominé les Trente glorieuses. En France, il passait, par exemple, par le fait de donner aux hôpitaux un rôle stratégique de sorte que les décisions de construction ou d’ouverture de lits étaient au cœur de la priorisation. Celles-ci étaient prises sur la base de négociations territoriales faisant intervenir une évaluation grossière des besoins à partir de critères démographiques et une discussion (souvent tendue) entre administration sanitaire et élus locaux.

Au Sud, cette domination du triage politique est parfaitement illustrée par la stratégie de soins de santé primaire adoptée par l’OMS à la fin des années 1970. Celle-ci était associée au slogan « La santé pour tous en l’an 2000 » et à l’idée d’une reconnaissance générale du droit à la santé.

Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas triage, au contraire. Dans la définition de la stratégie, les priorisations portaient sur les populations (rurales car marginalisées par rapport aux urbains), les maladies (infectieuses et la santé maternelle et infantile) ou les biens (médicaments dits « essentiels » du fait de leurs cibles, de leur efficacité et de leur statut de génériques). La définition des besoins prioritaires, dans ce cas, reposait sur un jeu entre experts, politiques et appel à la participation des communautés.

En France, à cause des débats sur la gestion de l’hôpital, la fixation de l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam) et des grilles de la tarification à l’activité (T2A), le triage économique prégnant à partir de la fin des années 1990 est désormais familier. Mais un mouvement analogue de montée en puissance de l’évaluation médico-économique caractérise la santé publique internationale.

Le fameux rapport « Investir dans la santé », adopté par la Banque Mondiale en 1993, qui a officialisé et renforcé l’adoption de la santé comme cible majeure d’investissements pour cette institution, argumentait non pas en faveur d’une privatisation étendue mais bien en faveur de plus d’investissements publics, à condition qu’ils soient « performants ». C’est-à-dire évalués sur la base d’analyses coûts-efficacité.

Le triage n’est donc pas cette ligne rouge ou ce point de saturation cruel qu’il nous faudrait à tout prix éviter. Il est consubstantiel à l’activité de soin et se décline selon différents modes, à différentes échelles, en différents lieux et en utilisant différents outils. Il ne saurait être éliminé de l’équation sauf à penser que l’abondance perpétuelle de tous les moyens de soigner est notre horizon partagé.

Si, depuis plus d’un an, les services de réanimation sont « au bord » de la saturation, il n’a que très rarement été explicitement question de ce qui définit cette frontière entre un service saturé et un autre en capacité d’assurer toutes les prises en charges qui lui sont soumises, de même qu’il a été fort peu question des politiques qui, hors de nos frontières, en particulier en Asie, ont permis de maîtriser la pandémie. S’il n’en est jamais question, c’est précisément en raison de cette fiction qui fait du triage une opération exceptionnelle et locale, limitée aux décisions prises dans les services d’urgence ou de réanimation.

Ce que les tribunes de mars dernier nous disent est donc aussi que, si un triage massif à l’accès en réanimation n’a pas lieu lors de cette troisième vague, ce sera grâce à d’autres formes de triage : celui permettant de réduire les contaminations avec un nouveau confinement contesté par nombre de pédiatres et de spécialistes de santé mentale ou celui visant à libérer des personnels et des lits avec les déprogrammations d’interventions non-Covid.

Au final, s’il est vain de croire que le triage n’est pas une pratique routinière, clinique et systémique, justiciable de différents modes, l’enjeu n’est dès lors plus de savoir si nous pouvons ou non l’éviter mais bien l’obligation de le penser explicitement et, surtout, de le gouverner démocratiquement pour ne pas laisser le néolibéralisme sanitaire et son culte de la performance dicter ses priorités.

NDLR : Jean-Paul Gaudillière, Caroline Izambert et Pierre-André Juven ont récemment fait paraitre Pandémopolitique. Réinventer la santé en commun, aux éditions de La Découverte, en 2021.

 


[1] Guillaume Lachenal, Céline Lefève, Vinh-Kim Nguyen (dir.), La médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie, PUF, 2014.

Jean-Paul Gaudillière

Historien, Spécialiste des sciences et de la santé, directeur de recherche à l’Inserm et directeur d’études à l’EHESS, membre du Cermes3

Caroline Izambert

Historienne, Responsable mobilisations citoyennes et plaidoyer de l'association AIDES

Pierre-André Juven

Sociologue, Chargé de recherche au CNRS et membre du CERMES3

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Mots-clés

Covid-19Vaccins

Notes

[1] Guillaume Lachenal, Céline Lefève, Vinh-Kim Nguyen (dir.), La médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie, PUF, 2014.