Exposition

Splendeur et puissance critique du montage – sur La Nature d’Artavazd Péléchian

Journaliste

Les musées et lieux d’art sortent enfin ce mercredi de la torpeur dans laquelle ils ont été plongés de force. C’est l’occasion de courir au 261, boulevard Raspail à Paris, où sont présentés encore quelques jours les installations de la plasticienne Sarah Sze et deux films, dont un inédit que l’on n’attendait pas, de l’immense Artavazd Péléchian. Entre les chefs-d’œuvre d’un cinéaste du XXe siècle et les œuvres d’une artiste du XXIe siècle se joue la beauté de l’évolution de la place de l’être humain – de sa toute-puissance sur le cosmos à son retour dans la sphère du vivant.

Au numéro 261 du boulevard Raspail, dans le 14e arrondissement de Paris, se jouent simultanément plusieurs histoires, d’une ampleur et d’une fécondité rares. Cette adresse est celle de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, qui accueille simultanément, au rez-de-chaussée, des œuvres de l’artiste contemporaine américaine Sarah Sze et, à l’étage -1, deux films du cinéaste arménien Artavazd Péléchian, dont un inédit récemment terminé, La Nature.

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Si chacune de ces propositions est d’une richesse remarquable, leur mise en dialogue est une interrogation passionnante sur les rapports au monde construits par différentes époques et les ressources de moyens artistiques différents pour les prendre en charge.

Pour ceux, moins nombreux qu’on le souhaiterait, pour qui le nom d’Artavazd Péléchian évoque des splendeurs exceptionnelles dans le registre de l’art cinématographique, l’annonce d’une nouvelle réalisation a des allures de bonne nouvelle proche du miracle. Il y a en effet 26 ans que le réalisateur n’avait rien présenté, et il semblait bien que les 7 minutes de Vie (1994) devaient être son dernier mot – « dernier mot » toujours présenté en binôme avec Fin, réalisé l’année précédente.

Mais depuis 2005, Hervé Chandès, directeur de la Fondation Cartier, et le cinéaste Andrei Ujică, qui officie entre autres au Centre d’art et de technologie des médias (ZKM) de Karlsruhe, s’étaient mis en tête de faire exister une nouvelle œuvre de cet artiste aussi rare qu’inspiré. Quinze ans plus tard, voici donc La Nature, qui impressionne autant par ses cohérences avec l’œuvre antérieure de Péléchian que par ce qui l’en distingue.

Ce qui l’en distingue tient à deux caractéristiques objectives, sa durée (1h02) et la matière des images. Entre La Patrouille de la montagne en 1964 et Vie en 1994, le cinéaste a réalisé neuf films dont la durée totale atteignait tout juste les 2h20, le plus long, Notre siècle (1982) n’excédant pas la demi-heure. Ces formes brèves, surtout à partir de Au début (1967, 10 minutes), se distinguent par leur intensité et la mise en œuvre de méthodes de composition originale, que Péléchian a explicité dans un livre sur sa pratique, Moe Kino (« Mon cinéma »), dont des éléments ont été traduits en français et en anglais au moment de la découverte de cette merveille méconnue éclose sur le continent du cinéma soviétique.

À partir de la fin des années 1980 [1], grâce aux festivals de Nyons et de Pesaro puis au Musée du Jeu de Paume, grâce aussi à l’enthousiasme manifesté par Jean-Luc Godard pour son travail, se mettait en place la reconnaissance de la beauté, de la puissance et de l’originalité des films de Péléchian. Recourant surtout à des images déjà tournées par d’autres, mais qu’il retravaille, recadre, ralentit, inverse, il compose des assemblages visuels selon des modalités rythmiques et formelles qu’il définit comme « le montage à distance », avec un objectif qu’il a un jour défini dans une conversation avec Jean-Luc Godard :
« Je cherche un montage qui créerait autour de lui un champ magnétique émotionnel. »

S’il s’inscrit explicitement dans la lignée des grands artistes et théoriciens des avant-gardes soviétiques des années 1920 et 1930, dont Eisenstein et Vertov sont les figures majeures et qui avaient fait du montage la ressource décisive de leur conception du cinéma, Péléchian ne confère pas à sa démarche les mêmes enjeux politiques que ses prédécesseurs. Lui fait de ses assemblages de plans les ressources d’une méditation sur la place de l’homme dans l’univers, dans le temps et dans l’espace, entre la vie et la mort, que renforce l’utilisation de fragments de musiques classiques ou traditionnelles.

L’ensemble de cette œuvre sera présenté à Paris à la Cinémathèque française du 19 au 30 mai 2021.

La seconde différence objective entre La Nature et les films qui l’ont précédé concerne la matière même des images, Péléchian ayant auparavant toujours travaillé sur pellicule. Non seulement il a cette fois utilisé des images pour la plupart tournées (par d’autres) en numérique, mais il les a montées sur ordinateur, lui qui avait si souvent insisté sur le côté tactile du montage et le rapport au temps essentiel dans cette activité dont il avait toujours souligné la dimension manuelle.

De plus, le nouveau film joue, parfois de manière extrême, sur les très variables qualités des images du fait des outils de prise de vue, dont des caméras basse définition et des téléphones portables. Ces derniers ont été en effet souvent utilisés pour filmer ce qui constitue l’essentiel de ce que donne à voir La Nature, à savoir des catastrophes « naturelles ».

Dans un noir et blanc qui tend à unifier des séquences de sources très diverses, le film s’est ouvert sur une suite de plans exaltant les splendeurs des cimes immaculées, des nuages où jouent des rayons de soleil somptueux, des étendues marines que magnifie le mouvement des vagues, la splendeur inviolée des déserts. Ces images sous le signe du sublime font bientôt place à une succession d’éruptions volcaniques, d’avalanches, de désintégrations impressionnantes d’iceberg, de tornades et typhons, et, de manière très reconnaissable, des images des tsunamis de l’océan Indien en 2004 et de Fukushima en 2011.

Tout d’abord ces images sont dépourvues de toute présence humaine, la roche, l’eau, les laves en fusion, les vents et les vagues en furie occupant tout l’écran de leurs mouvements à la fois terrifiants et fascinants. Peu à peu apparaissent des silhouettes affolées, fuyant ce qu’on appelle de manière bien discutable la colère des éléments. On finira par entrevoir, vers la fin, des visages ravagés de douleur et de terreur, des corps désespérés qui s’étreignent face à la violence démesurée qui s’est abattue sur ces hommes et ces femmes.

Au majestueux et idyllique Kyrie Eleison (celui de la Missa solemnis de Beethoven) ont succédé sur la bande son les cris d’angoisse et de terreur des victimes et des témoins des calamités qui s’abattent, alternant avec les fracas dantesques des effondrements et des tempêtes.

Péléchian n’a assurément rien perdu de sa virtuosité de compositeur visuel (et sonore) : les effets sensoriels de cet enchainement fatal menant vers un éblouissement lumineux ambigu, rédemption ou apocalypse, sont tout à fait impressionnants. Cette puissance suggestive développe un discours qui se résume à une opposition fondamentale entre « les hommes » et « la nature », nature réduite ici aux seuls éléments premiers, sans place significative aux autres formes de vivants, animaux et plantes.

Le parti-pris curatorial de la Fondation Cartier met en regard deux siècles qui ne voient ni ne pensent de la même manière.

Péléchian est un immense cinéaste, mais c’est un cinéaste du XXe siècle, c’est un cinéaste soviétique, formé à la grande école moscovite, et c’est même, tout arménien soit-il, un cinéaste russe, très habité par la pensée du cosmisme russe développée au début du siècle dernier [2].

Malgré tout ce qui les sépare, ces influences ont en commun de mettre la puissance de l’homme au centre : le communisme, notamment dans sa version soviétique, comme le mysticisme d’un Fiodorov sont des fruits directs de la grande bifurcation moderne, qui a cru pouvoir séparer nature et culture, et a enclenché le processus catastrophique qui mène à l’anthropocène, la course à l’extraction et à la manipulation de tous les êtres, animés ou non, au service d’une expansion dont le rationalisme s’est avérée tragiquement déraisonnable.

Avec un talent intact, Péléchian met en scène de manière ultra-dramatisée une coupure irrémédiable entre les humains et « la nature », nature qu’il essentialise jusque dans le titre de son film. Le sublime [3] et la terreur sont les deux versants de la même inhumanité attribuée à cette entité qu’il faudrait révérer ou domestiquer et soumettre – tout le contraire de la pensée d’une diplomatie du vivant, et même des étants. Il ignore résolument toute la pensée contemporaine élaborée autour des possibilités d’habiter la surface terrestre en acceptant de la partager.

Ce rapport au monde est constitutif des grandes constructions idéologiques qui ont dominé le XXe siècle ; il anime exemplairement les grands maitres du cinéma soviétique, et La Nature semble à cet égard un contre-champ, voire un contrechant de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov, grandiose élégie de l’homme nouveau en symbiose avec les rythmes et les formes de la machine industrielle.

Avec sa nouvelle proposition, Péléchian radicalise d’ailleurs un rapport au monde qu’il lui est arrivé de mettre en scène de manière plus nuancée. Avec un à-propos certain, la Fondation Cartier présente dans la salle voisine de celle où est projeté La Nature ce qui demeure sans doute le chef d’œuvre de Péléchian, Les Saisons (1975).

Dans ce film, le mouvement intérieur du montage à distance et la sensibilité sensuelle aux mouvements, aux formes et aux rythmes amenaient le cinéaste à dépasser la séparation entre humains et nature, la puissance lyrique des assemblages formels associant hommes, montagnes, rivières et animaux, retrouvait un sens cosmique, archaïque, que le récit binaire qui sous-tend La Nature ne saurait atteindre [4].

Et c’est là que la proximité avec les œuvres de Sarah Sze prend toute sa puissance questionnante. La plasticienne américaine est, elle, une artiste du XXIe siècle, une artiste capable de mettre en forme la pluralité composite d’un monde où les êtres, les images, les matières, les techniques sont à la fois différentes et en interférences innombrables et labiles. Comme l’écrit Bruno Latour dans le catalogue [5], « c’est ici que nous vivons ; c’est comme cela que nous devons comprendre où nous résidons ; enfin une image du monde à la fois réaliste et splendide – dont la beauté vient de son étrange et paradoxale exactitude. »

En accomplissant ce geste de montage (au sens cinématographique) entre deux approches au fond si différentes, le parti-pris curatorial de la Fondation Cartier met en regard deux siècles qui ne voient ni ne pensent de la même manière.

Grâce à des gestes créatifs de toute beauté, ce montage du temps (XXe siècle versus XXIe siècle) dans l’espace (les deux étages du bâtiment) laisse à chacun et à chacune la possibilité de mesurer les enjeux de ces écarts, et ce qu’induisent les manières de considérer ce que Péléchian appellerait l’univers, et Sarah Sze le plurivers.

 

Sarah Sze, De nuit en jour et Artavazd Pelechian, La Nature, à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, du mercredi 19 au dimanche 30 mai 2021.
La Fondation sera exceptionnellement ouverte tous les jours, sauf le lundi, de 10h à 20h.

 


[1] Au début de cette décennie 1980, les critiques Serge Daney, pour Libération, et Fabrice Revault, pour les Cahiers du cinéma, avaient été les premiers à attirer l’attention de lecteurs occidentaux sur cette œuvre. La revue Trafic a publié dans son deuxième numéro (printemps 1992) « Le montage à contrepoint ou la théorie de la distance », texte dans lequel le cinéaste explicite les principes de sa démarche.
La manière de travailler très singulière du réalisateur a été documentée par Vincent Sorel dans son film Artavazd Pelechian, le cinéaste est un cosmonaute (2018, 60 minutes) – et on trouve dans la récente livraison de la revue Images Documentaires (n° 99/100, octobre 2020) les extraits d’un entretien du même Sorel avec Péléchian sur les outils, les méthodes et les visées par lesquelles il opère.
Cette œuvre a fait l’objet d’un ouvrage très complet, Artavazd Péléchian, une symphonie du monde sous la direction de Claire Déniel et Margueritte Vappereau (2016, éditions Yellow Now), et est également présentée et analysée sur Internet par un site pédagogique aux nombreuses ressources.

[2] Dans ses textes, Péléchian a évoqué son intérêt pour ces conceptions, telles que les ont notamment formalisées le philosophe Nikolaï Fiodorov au tout début du XXe siècle. Le cosmisme conçoit le cosmos comme une entité qui peut et doit être transfigurée par l’être humain afin que celui-ci accède à son idéalité, telle l’immortalité. Fiodorov a appelé ce processus, dont le but ultime est la résurrection des morts, l’« œuvre commune ».

[3] Sublime dont le rôle dans la conception moderne, dominatrice et prédatrice, du rapport des humains à la nature est aujourd’hui analysé exemplairement le chapitre « Sharing Responsability: Farewell to the Sublime », dans le catalogue de l’exposition Reset Modernity!, sous la direction de Bruno Latour, au ZKM (2016).
Le sublime est également mobilisé au service d’une perception toxique de la catastrophe environnementale comme l’a analysé Jean-Baptiste Fressoz dans « L’Anthropocène et l’esthétique du sublime » qui semble par moment décrire la dramaturgie du film de Péléchian (catalogue de l’exposition Sublime. Les tremblements du monde, sous la direction d’Hélène Guenin au Centre Pompidou-Metz, 2016).

[4] En 1970, un autre film de Péléchian, Les Habitants, reposait sur le même principe essentialisant que La Nature, en montant ensemble des images d’animaux, composant là aussi une opposition virtuose mais binaire vis-à-vis des humains (comme vis-à-vis des autres êtres, eux aussi absents de l’image) tout en fondant ensemble des espèces infiniment diverses.

[5] Sarah Sze. De nuit en jour, Fondation Cartier pour l’art contemporain (à paraître).

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

Notes

[1] Au début de cette décennie 1980, les critiques Serge Daney, pour Libération, et Fabrice Revault, pour les Cahiers du cinéma, avaient été les premiers à attirer l’attention de lecteurs occidentaux sur cette œuvre. La revue Trafic a publié dans son deuxième numéro (printemps 1992) « Le montage à contrepoint ou la théorie de la distance », texte dans lequel le cinéaste explicite les principes de sa démarche.
La manière de travailler très singulière du réalisateur a été documentée par Vincent Sorel dans son film Artavazd Pelechian, le cinéaste est un cosmonaute (2018, 60 minutes) – et on trouve dans la récente livraison de la revue Images Documentaires (n° 99/100, octobre 2020) les extraits d’un entretien du même Sorel avec Péléchian sur les outils, les méthodes et les visées par lesquelles il opère.
Cette œuvre a fait l’objet d’un ouvrage très complet, Artavazd Péléchian, une symphonie du monde sous la direction de Claire Déniel et Margueritte Vappereau (2016, éditions Yellow Now), et est également présentée et analysée sur Internet par un site pédagogique aux nombreuses ressources.

[2] Dans ses textes, Péléchian a évoqué son intérêt pour ces conceptions, telles que les ont notamment formalisées le philosophe Nikolaï Fiodorov au tout début du XXe siècle. Le cosmisme conçoit le cosmos comme une entité qui peut et doit être transfigurée par l’être humain afin que celui-ci accède à son idéalité, telle l’immortalité. Fiodorov a appelé ce processus, dont le but ultime est la résurrection des morts, l’« œuvre commune ».

[3] Sublime dont le rôle dans la conception moderne, dominatrice et prédatrice, du rapport des humains à la nature est aujourd’hui analysé exemplairement le chapitre « Sharing Responsability: Farewell to the Sublime », dans le catalogue de l’exposition Reset Modernity!, sous la direction de Bruno Latour, au ZKM (2016).
Le sublime est également mobilisé au service d’une perception toxique de la catastrophe environnementale comme l’a analysé Jean-Baptiste Fressoz dans « L’Anthropocène et l’esthétique du sublime » qui semble par moment décrire la dramaturgie du film de Péléchian (catalogue de l’exposition Sublime. Les tremblements du monde, sous la direction d’Hélène Guenin au Centre Pompidou-Metz, 2016).

[4] En 1970, un autre film de Péléchian, Les Habitants, reposait sur le même principe essentialisant que La Nature, en montant ensemble des images d’animaux, composant là aussi une opposition virtuose mais binaire vis-à-vis des humains (comme vis-à-vis des autres êtres, eux aussi absents de l’image) tout en fondant ensemble des espèces infiniment diverses.

[5] Sarah Sze. De nuit en jour, Fondation Cartier pour l’art contemporain (à paraître).