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Israël-Palestine : la guerre silencieuse

Sociologue

Israël se trouve à la croisée des chemins. Le pays doit impérativement modifier sa politique eu égard à la question palestinienne et adopter les normes internationales en matière de droits humains dans les territoires, sinon il sera obligé de durcir sa culture militaire et l’étendre à l’intérieur de la Ligne verte. Ce qui est en jeu présentement n’est pas l’existence physique du peuple juif, mais la voie politique et morale que prendra l’État d’Israël.

Par où commencer pour raconter une histoire aussi complexe que celle qui se déroule actuellement en Israël ? Lorsque deux camps sont engagés dans un conflit qui dure depuis aussi longtemps que le conflit israélo-palestinien, chacun de deux côtés est devenu expert dans l’art d’accuser l’autre « d’avoir commencé ». Mais la question de savoir ce qui s’est passé exactement est d’autant plus urgente que cette guerre n’a pas véritablement de précédent dans l’histoire d’Israël.

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En effet, jamais auparavant Israël n’a simultanément lancé une opération militaire importante envers un ennemi extérieur (l’organisation terroriste Hamas à Gaza) et tenté de lutter contre des émeutes impliquant à la fois des Juifs et des Arabes à l’intérieur d’Israël, des manifestations palestiniennes en Cisjordanie et des manifestations pacifiques d’Arabes à Jérusalem-Est. (Au moment où nous écrivons ces lignes, nul ne sait si ces quatre fronts en engendreront d’autres ou si, au contraire, la tension va retomber.)

Les événements en cours rappellent davantage l’Israël d’avant l’indépendance – période pendant laquelle les pionniers-colons juifs furent confrontés à des ennemis extérieurs et intérieurs – que tout autre bouleversement politique traversé par cet État-nation depuis sa création. Là s’arrête cependant toute éventuelle analogie, car ce qui est en jeu présentement n’est pas l’existence physique du peuple juif, mais la voie politique et morale que prendra l’État d’Israël. Quelle que soit l’issue de cette confrontation , il est possible que nous soyons à l’aube d’une société qui va décider d’une nouvelle direction politique et morale pour Israël.

Pour être intelligibles, ces événements présentent plusieurs points d’entrée possibles. Nous pourrions commencer par la vidéo d’un adolescent arabe du quartier de Beit Hanina à Jérusalem-Est qui gifle, sans avoir été provoqué, un adolescent juif orthodoxe dans le tramway de Jérusalem. Cette vidéo, postée sur Tiktok, a suscité un tollé, alimentant la peur existentielle ressentie par beaucoup de Juifs israéliens mais aussi leur perception que « la haine des Arabes à leur égard sera éternelle ».

Mais nous pourrions aussi commencer l’histoire un peu plus tard, le jeudi 22 avril, lorsque des membres de l’organisation d’extrême droite Lehava ont traversé la ville de Jérusalem en scandant « mort aux Arabes ».

Ou bien prendre comme point de départ la décision de la police de fermer avec des barrières la petite place située devant la porte de Damas pendant le mois sacré de Ramadan. Cette porte mène aux quartiers arabes exigus et surpeuplés de la Vieille Ville de Jérusalem, et ses abords constituent depuis longtemps déjà un lieu où se retrouvent les hommes, majoritairement jeunes [notamment les soirs de ramadan]. Cela a été vécu comme une humiliation de plus qui venait s’ajouter à la privation, au quotidien, des droits politiques des Arabes de Jérusalem – ils représentent 40 % de la population de la ville mais n’ont aucun droit politique (ils peuvent voter aux élections municipales mais pas pour un dirigeant politique palestinien ni lors d’élections législatives ; et s’ils peuvent demander la citoyenneté israélienne, la plupart s’y refusent).

Puis, lorsque les Israéliens ont empêché, pendant le mois de Ramadan, des milliers de pèlerins de se rendre à la mosquée Al-Aqsa (le troisième lieu saint de l’islam), d’humiliation on est passé à profanation. À l’approche de la Journée de Jérusalem, qui célèbre la conquête de ville en 1967, et après une semaine de tension, la police a utilisé du gaz lacrymogène et des canons à eau sale (qui détrempent les gens et les rues d’une odeur nauséabonde insupportable) pour disperser et combattre les fidèles, blessant des centaines de personnes.

Cependant, la guerre contre Gaza (un événement) ne doit pas, en dépit de sa télégénie, détourner notre attention des processus plus silencieux et invisibles qui ont jalonné l’histoire d’Israël, je parle de la constante privation des liberté et souveraineté politique des Palestiniens de Cisjordanie, et, par conséquent, du sentiment d’aliénation des citoyens arabes dans une société qui n’a cessé, au mieux, d’exprimer une profonde ambivalence à l’égard de leur présence.

La guerre civile qui déchire Israël est bien plus inquiétante que la guerre militaire menée contre le Hamas, car elle met en évidence les contradictions internes qu’Israël n’a pas voulu et peut-être  n’a pas pu surmonter. Cette guerre trouve sa source dans l’impossible modèle politique qu’Israël a tenté de promouvoir : une démocratie fondée sur l’exclusion durable des citoyens arabes de l’appareil d’État. Quelles que soient les bonnes raisons (sécuritaires) d’une telle exclusion structurelle, celle-ci demeure une source de tension profonde, amplifiée et démultipliée par la persistance du contrôle militaire des Palestiniens.

Cette exclusion n’est pas simplement un effet involontaire de la situation militaire d’Israël. Non, elle a été entérinée par de nombreuses lois qui discriminent les citoyens juifs et arabes. C’est pourquoi le point d’entrée le plus pertinent pour comprendre la guerre civile actuelle réside dans la tentative continue des colons juifs d’expulser des familles palestiniennes du quartier de Sheikh Jarrah, à Jérusalem-Est.

Cette tentative d’expulsion se fonde sur une structure juridique, laquelle illustre la disparité des lois selon qu’elles s’appliquent aux Arabes ou aux Juifs. Les « propriétés des absents », définies comme des propriétés abandonnées par des Arabes en fuite en 1948, ne peuvent jamais être réclamées par leurs propriétaires arabes ; en revanche, une propriété juive abandonnée par ses propriétaires juifs peut, elle, être réclamée, même 70 ans plus tard, la loi autorisant l’expulsion de familles palestiniennes de leur maison (cette question est débattue devant les tribunaux).

L’histoire de Sheik Jarrah au fond ne faisait que refléter la loi sur l’État-nation adoptée en 2018 en tant que loi fondamentale (c’est-à-dire jouissant d’un statut quasi constitutionnel). Cette loi stipule qu’Israël est la nation des Juifs, ce qui contribue à entériner davantage encore l’exclusion des Arabes d’un pays érigé sur une terre dont ils se considèrent comme ayant été expropriés. Cette loi est la conclusion naturelle de l’implacable campagne de provocation que Netanyahu et le camp de la droite ont menée une décennie durant contre la population arabe, assimilant progressivement les citoyens arabes à des ennemis.

Elle est également la conclusion d’une cinquantaine d’années d’occupation et de contrôle de la population palestinienne : ni les Juifs israéliens ni les Arabes israéliens ne peuvent dissocier le statut des Palestiniens des territoires de celui des Arabes à l’intérieur de la Ligne verte. La preuve criante en est sans doute la récente alliance entre le Likoud et l’extrême droite radicale, alliance qui constitue la toile de fond sans laquelle on ne peut comprendre l’explosion de haine dans les rues d’Israël ces derniers jours.

Les Arabes, évidemment, ne sont pas que de malheureuses victimes. Des criminels et des ultra-nationalistes arabes ont incendié des synagogues et attaqué des civils, sans être véritablement condamnés par leurs dirigeants. Ceci va laisser une blessure traumatique dans l’histoire des relations entre Juifs et Arabes. De plus, le Hamas, qui reste une organisation terroriste, a, de manière cynique, instrumentalisé une manifestation pacifique dans le quartier de  Sheikh Jarrah pour déclencher une guerre, et ce afin de marquer des points politiques dans le contexte du vide laissé par les dirigeants de l’Autorité palestinienne.

Le cynisme meurtrier du Hamas ne saurait être minoré. Mais en tant qu’Israélienne juive, il semble plus opportun que ma réflexion se porte sur les défaillances de mon propre groupe tout en restant consciente que l’autre camp n’est pas qu’une victime innocente et angélique (à quoi j’ajouterai que l’autocritique n’est pas l’un des points forts du camp arabe).

Les récents événements montrent que quelque chose s’est peut-être brisé dans la culture politique d’Israël.

Le lecteur européen ignore que l’extrême droite israélienne à laquelle Netanyahu s’est allié est d’une nature différente des partis habituellement ainsi qualifiés en Europe. Itamar Ben Gvir, qui dirige le parti d’extrême droite Otzma Yehudit (Force juive), avait jusqu’à récemment dans sa maison un portrait de Baruch Goldstein. Baruch Goldstein était un médecin américain qui, alors qu’il vivait dans la colonie de Kiriat Arba (Hébron), a tué 29 musulmans pendant qu’ils priaient  dans la grotte des patriarches. Ben-Gvir, quant à lui, est un avocat qui défend les terroristes juifs et les auteurs de crimes haineux. L’organisation Lehava, étroitement associé à ce parti, a pour mission d’empêcher les mariages interconfessionnels et le mélange des « races ».

Le président d’Israël, Reuben Rivlin, un homme dont on ne peut pourtant pas dire qu’il porte la gauche dans son cœur, a, par le passé, décrit les attaques de Lehava contre les mariages interconfessionnels en des termes non équivoques : les membres de ce mouvement sont, a-t-il dit, comme « des rongeurs qui minent de l’intérieur le fondement démocratique et juif commun d’Israël ». Lehava publie aussi les noms des Juifs (dans le but de leur faire honte) qui louent des appartements à des Arabes. Seule la culture du Sud profond américain du début du XXe siècle peut soutenir la comparaison avec une telle idéologie.

Netanyahu est devenu leur allié politique naturel, virant ainsi vers les formes les plus extrémistes du radicalisme de droite. Ces groupes attisent les flammes de la guerre civile en répandant le racisme au sein de la société israélienne au chant du slogan « mort aux Arabes ».

Il faut souligner que ces groupes ne représentent pas l’ensemble de la société civile israélienne, des composantes de cette dernière ayant travaillé très dur à la création de ponts entre les sociétés juive et arabe. Mordechai Cohen, le directeur du ministère de l’Intérieur, a publié sur sa page Facebook une vidéo rappelant au public israélien les longues et patientes années de travail que son ministère a consacrées à l’intégration des Arabes dans la société israélienne et à la création de liens profonds entre les deux populations.

Ce ne sont pas là les mots vides de sens d’un représentant de l’État. Et si ces liens sont peut-être loin d’être d’une égalité totale, ils n’en demeurent pas moins réels et puissants, et ils suggèrent qu’Israël est, à bien des égards, exemplaire en matière de fraternité entre Juifs et Arabes, une fraternité curieusement étrangère à bien d’autres pays, notamment à des nations comme la France. Les Arabes sont en effet aujourd’hui beaucoup plus intégrés à la société israélienne qu’ils ne l’étaient il y a cinquante ans (si l’on se fonde sur le nombre d’Arabes qui font des études supérieures et travaillent dans les institutions publiques, les universités et les hôpitaux).

Cette fraternité n’a fait que se renforcer avec la crise du Covid-19, durant laquelle les équipes de santé juives et arabes ont travaillé côte à côte, sans relâche, pour sauver le pays. L’ironie est d’autant plus grande que Netanyahu a cherché de manière surréaliste à former une coalition, pour la première fois dans l’histoire d’Israël, avec le parti islamique Raam (seul le refus de l’extrême droite Otzmat Yehudit a empêché cette union bizarre).

Cependant, l’histoire goûte souvent peu à sa propre ironie. Les récents événements montrent que quelque chose s’est peut-être brisé dans la culture politique d’Israël. La coexistence fragile de deux populations à l’histoire aussi chargée que celle des Juifs et des Arabes israéliens exige une attention et un soin  sans relâche. Cette coexistence est vouée à l’échec dès lors qu’elle se trouve sapée par le racisme qu’encourage activement le mélange de religion et d’ultranationalisme qui définit désormais l’idéologie des colons, laquelle se répand peu à peu dans la société israélienne.

Les sociologues savent depuis longtemps que la légitimation est une force sociale puissante. Faire entrer à la Knesset des partis politiques qui, à d’autres périodes d’Israël et dans d’autres démocraties, auraient aisément été qualifiés de terroristes, constitue en soi une légitimation de leur vision apocalyptique. Il est bien connu que les élites jouent un rôle clé en encourageant subtilement ou ouvertement la violence. Même un dirigeant « fort » (autoritaire) comme Netanyahu a besoin d’un réseau de personnes pour le soutenir, lui qui est arrivé à la conclusion que seule une alliance avec les éléments radicaux de la droite permettra son maintien au pouvoir, pouvoir qu’il cherche à présent désespérément à conserver afin d’éviter le procès pour corruption qui pourrait l’envoyer en prison.

Ces groupes au pouvoir diffusent des ondes de choc à travers la société israélienne, car leur seule présence à la Knesset suggère que leur vision musclée, xénophobe et suprématiste du judaïsme est devenue légitime. Ils représentent une aberration de l’histoire du peuple juif.

Les violentes émeutes de ces derniers jours indiquent qu’Israël se trouve à la croisée des chemins. Le pays doit impérativement modifier sa politique eu égard à la question palestinienne et adopter les normes internationales en matière de droits humains dans les territoires, sinon il sera obligé de durcir non seulement sa culture militaire en matière de contrôle mais aussi sa suspension des droits civiques, et l’étendre à l’intérieur de la Ligne verte. Cette dernière option ne sera pas viable. Les Arabes israéliens doivent devenir des citoyens israéliens à part entière, et cela n’est possible que si leurs frères palestiniens se voient accorder la souveraineté politique.

Israël a essayé de construire un État démocratique et juif, mais sa judéité a été détournée par l’orthodoxie religieuse et l’ultranationalisme, tous deux incompatibles avec la démocratie. Ces factions extrémistes ont placé judéité et démocratie sur des voies incompatibles – des voies aux logiques morales et politiques incommensurables qui les mènent droit à la collision. Dans le contexte d’un pays engagé dans des confrontations militaires incessantes, le puissant courant universaliste du judaïsme est passé à la trappe.

Israël peut être un exemple comme nul autre pour le monde, non seulement pour ce qui est de l’égalité formelle entre Juifs et Arabes mais aussi des liens de fraternité humaine qu’ils peuvent tisser. Ces deux peuples se ressemblent étrangement et partagent beaucoup de choses en commun. Cette fraternité n’est pas un luxe ni un souhait naïf. Elle est la condition même de la poursuite de l’existence pacifique et prospère d’Israël lui-même.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz

 


Eva Illouz

Sociologue, Directrice d’études à l’EHESS (Paris) et professeure à l’Université hébraïque de Jérusalem