Qu’appelons-nous « travail » ?
«Je présenterai à la rentrée le “revenu d’engagement” pour les jeunes, qui concernera les jeunes sans emploi ou formation et sera fondé sur une logique de devoirs et de droits», a annoncé Emmanuel Macron dans son allocution du lundi 12 juillet 2021.
Ainsi, et dans la droite ligne des politiques publiques depuis quarante ans, l’État entend proposer à des « jeunes » qui subissent le chômage, de réaliser des activités « engageantes » et productives, dans un cadre institutionnel contraignant, mais hors emploi.
Cette mesure vient abonder les nombreux dispositifs aux marges du droit du salariat, qui entendent soulager la tension sociale autour du chômage. Ils résultent de l’hypocrisie de la norme salariale : dans notre société, l’emploi est une norme centrale. Le « travail » est réputé être ce qui permet à un citoyen ou une citoyenne d’être « insérée ». Sans emploi, pas de revenu, pas de logement, pas « d’autonomie » ni d’identité sociale positive qui permettrait de répondre sans douleur à la question « et toi, tu fais quoi dans la vie ? ».
Cette norme impose d’organiser nos existences pour l’emploi – ou, plus compliqué de vivre sans lui. Or, nous le savons : il manque de plus en plus, et ce massivement, depuis quarante ans.
Face au chômage de masse chronique, la solidarité et l’assistance permettent d’atténuer la pauvreté, mais en partie seulement. Au nom de la valeur « travail » court aussi avec constance depuis des siècles une critique de « l’assistanat ». Alors les politiques publiques, loin de résoudre la contradiction entre norme et réalité, bricolent des ponts entre eux, pour les personnes dites « éloignées de l’emploi » – jeunes, plus de 50 ans, handicapés, prisonniers, sans domicile… – qui renforcent la norme d’emploi comme d’effort méritant.
Elles obligent ainsi les bénéficiaires de minima sociaux à réaliser des tâches précises, supposées les aider à trouver un emploi, et prouver leur volonté d’y arriver, d’une part ; d’autre part, elles incitent financièrement les employeurs à embaucher cette main d’œuvre à des conditions avantageuses pour eux (contrats précaires, aides d’État, rémunération inférieure au salaire minimum, facilité à licencier…).
Ces dispositifs conditionnent alors l’octroi d’un revenu très modeste à une obligation d’activité prescrite et encadrée, le plus souvent au seuil du salariat et en son nom. Celles et ceux qui cherchent un emploi, se voient ici proposer une tâche et des « devoirs », mais sans revenu décent, sans droits ni protection sociale. Est-ce que ces personnes en RSA « travaillent », alors ?
Cette situation n’est qu’un cas particulier d’une problématique plus large, qui concerne ce que nous désignons par le mot « travail » dans notre société. Ce mot ubiquitaire et lourdement chargé axiologiquement fait l’objet de désaccords et conflits récurrents. Par exemple, si un stagiaire a le sentiment de faire l’expérience du « travail », le contrat qui le lie à l’entreprise ne relève pas, lui, du droit du travail. Inversement, les jugements sociaux fusent de toutes parts pour dire que certains, jugés inutiles ou paresseux, « ne travaillent pas » quand bien même ils auraient un statut d’emploi et même une profession.
Qui travaille alors dans notre société dite « du travail » ? Et donc, qu’appelons-nous « travail » aujourd’hui ?
À cette question, point de réponse univoque. Les désaccords sociaux sur ce que nous appelons « travail » sont en réalité légion. Ils nous rappellent que ce substantif ne renvoie à aucune substance. Mais si le « travail » n’existe pas en tant que chose ou essence, il existe pourtant bien dans la société : il est un mot ubiquitaire, clé de voûte des politiques publiques, convoqué régulièrement dans nos interactions quotidiennes. Il fait partie de notre outillage mental et scientifique.
Ce terme n’est donc ni universel, ni défini subjectivement : sa signification est toute sociale, comme nous le rappellent les historiens et anthropologues. Elle résulte d’une construction sociale et politique située. Aussi, peut-on regarder « le travail » en tant que catégorie de la pensée et de la pratique, au sens durkheimien : historique et socialement construite, une catégorie exprime un état de notre société et nous équipe pour penser, sentir et agir, en retour. S’intéresser aux usages sociaux du mot « travail », présente alors un double intérêt, sociologique d’une part, et pour l’action, d’autre part.
L’étude des dictionnaires indique que ce mot a dix siècles d’existence dans la langue française. Il désigne d’abord, et avec constance, la peine ou l’effort (physique, psychique, moral…) déployé pour faire quelque chose – et notamment des bébés. Par métonymie, il a ensuite aussi nommé le fruit de cette activité et le jugement que l’on porte sur lui (« un beau travail »). Il sera associé, à partir de l’époque moderne, à l’idée d’utilité, non sans ambigüité sur ce terme.
Le « travail » a aussi été progressivement associé à l’idée de « gagne-pain », puis, bien plus récemment, par les institutions notamment, à l’emploi et même plus spécifiquement, au XXe siècle, au salariat. Le collage actuel entre les deux termes produit des expressions contemporaines telles que « je cherche un travail » ou « il n’y a pas de travail ».
Ces trois usages vernaculaires du mot se retrouvent dans les différences disciplines scientifiques, qui, à leur naissance, ont été nombreuses à l’intégrer dans leurs théories. Le « travail » devient un concept central dans les sciences physiques, l’économie, la psychanalyse, la sociologie ou l’ergonomie notamment, sans être unifié scientifiquement, au risque du quiproquo entre disciplines, en leur sein et chez un même auteur ou autrice.
Le mot dont nous avons hérité comporte donc trois principales significations distinctes dans nos usages ordinaires comme scientifiques : activité, production utile et emploi. Dans les usages, elles peuvent être combinées, offrant quatre sens supplémentaires possibles au mot. Ces trois dimensions sont toutes chargées de valeurs vitales : dans la première se joue la possibilité de donner du sens à son action comme de construire sa santé. La seconde concerne la production nécessaire à la vie, tandis que la dernière porte avec elle les valeurs d’autonomie et de solidarité mêlées. Or ces diverses valeurs sont en tension sous l’ombrelle du « travail ».
Au cœur du salariat lui-même, une guérilla incessante se joue pour déterminer ce qui est « du travail » ou pas.
Après la seconde guerre mondiale, il a pu régner une sorte d’évidence selon laquelle « le travail » désignait ces trois dimensions à la fois. Pour l’ouvrier de chez Renault, la secrétaire de la Sécurité Sociale, l’ingénieur agronome ou l’institutrice, le « travail » était une activité productive jugée utile, dont on peut vivre (fut-ce modestement). Or, si la valorisation morale du « travail » par les employeurs et politiques est restée stable, « l’engagement jeune », nous rappelle que depuis les années 1980, nous assistons à une dissociation croissante, en pratique, de ces trois dimensions.
En effet, comme l’avaient très justement signalé les analystes de l’activité domestique dès les années 1970, l’activité productive utile déborde amplement le périmètre de l’emploi. Ceci est encore plus vrai aujourd’hui, puisque s’y cumule l’activité que les aspirants à l’emploi doivent consentir pour décrocher un contrat, une mission ou une commande.
Ce hope labor est bien connu des stagiaires de longue durée, mais aussi des vidéastes, dessinateurs, musiciens, esthéticiennes, designers, architectes, journalistes qui produisent bénévolement sur Internet dans l’espoir de se faire ainsi connaître. Elles et ils déploient alors une activité qui demande de la peine, produit des utilités et des profits, mais hors emploi et rémunération.
Au cœur du salariat lui-même, une guérilla incessante se joue pour déterminer ce qui est « du travail » ou pas, laissant de nombreuses tâches et activités hors de son périmètre conventionnel, bien qu’elles soient vécues comme tel. Inversement, les revenus, depuis trente ans, rémunèrent de moins en moins le travail – au profit du capital. En outre, la redistribution de revenus de solidarité reste significative en France. Alors, l’emploi n’est pas le seul moyen de gagner sa vie aujourd’hui. La croissance des « travailleurs pauvres » en Europe contribue elle aussi à faire éclater la représentation selon laquelle le « travail » serait une activité utile qui permet de gagner sa vie.
Dans le même moment, les nouveaux modes de production qui utilisent les technologiques numériques et biologiques multiplient les activités productives profitables hors de l’emploi rémunéré, telles qu’alimenter des bases de données, « poster » des photos profitables aux sites internet, être embauché à la tâche via une place de marché, participer à des essais cliniques ou vendre un ovule. Observons aussi que l’emploi que nous faisons des robots, des cellules organiques, des plantes et les animaux a beau être productif, profitable et utile à notre subsistance, leur activité n’est pas traitée institutionnellement comme du travail : leurs employeurs n’ont aucun devoir ni responsabilités en tant que tels.
Enfin et surtout, dans le contexte du capitalocène, nombre d’emplois rémunérés sont vécus ou désignés comme néfastes à notre subsistance. L’activité employée et rémunérée comme « travail » n’est donc pas systématiquement productive : elle peut être dépense, destruction et désutilité.
En somme, si la catégorie de pensée « travail » recouvre les idées d’activité, de production utile et d’emploi rémunérateur, ces trois significations sont de plus en plus déliées dans les faits. La signification sociale mais aussi scientifique et institutionnelle du « travail » en est troublée.
Le jeu sur le mot est d’ailleurs régulièrement utilisé à des fins stratégiques, sur fond de moralisation. Ainsi, au nom du « travail » de sa supposée « valeur », des « jeunes » vont réaliser des tâches productives utiles, tout en renonçant à l’emploi, alors qu’au même moment, nombres d’employés, pour « garder leur travail », acceptent de réaliser des tâches qu’ils réprouvent ou qui nuisent à leur santé.
Les débats pour savoir si le travail est source de bonheur ou de souffrance, s’il faut le libérer ou s’en libérer, s’il est une valeur ou pas, s’il va disparaître ou non… sont plus que jamais confrontés à une incertitude sémantique tant que n’est pas précisé ce qu’on désigne par ce mot et de quelles valeurs dont il est question. Parle-t-on de l’activité, dont nous savons l’importance pour la construction du sens et de la santé des sujets ? Ou bien de la production, et de son utilité, pour notre subsistance collective au moment où le péril écologique nous menace ? Ou bien parle-t-on de l’emploi, cette subordination qui est aussi source de revenus, de protection sociale et de statut ? Ou bien d’un cumul singulier de deux ou trois de ces dimensions ?
La catégorie de pensée « travail » se présente comme une sentinelle, qui questionne par son aspect aujourd’hui troublé nos institutions éponymes, au premier rang desquelles le droit et les politiques publiques nationales et internationales. Alors que le capitalocène annonce la fin d’un monde, que les inégalités sociales deviennent inacceptables et que le sens de nos existences ne cesse d’être interrogé par nos (in)activités quotidiennes, déplier le mot travail peut être une ressource pour penser et agir.
Ce geste permettrait d’interroger ce que nous faisons au monde : ce que nous produisons pour notre subsistance, et ce en prenant la mesure de la conflictualité sociale autour de la notion d’utilité ; mais aussi les conditions de l’emploi, et donc de la responsabilité des employeurs de l’activité humaine, animale, végétale et robotique ; et enfin le périmètre, les formes et institutions de l’emploi et de la solidarité. Déplier les significations du mot « travail », permet de penser chacune de ses dimensions mais aussi les agencer de manière inédite.
Quittant les débats éculés sur le « travail » (Work), son futur et sa prétendue « valeur », ce geste de dénaturalisation dans les usages sociaux, politiques, scientifiques et institutionnels pourrait contribuer à l’élaboration de réponses inédites aux vertigineux défis écologiques, sociaux et existentiels actuels.
NDLR : Marie-Anne Dujarier publie ces jours-ci Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée, aux PUF.