Société

Indésirable, un concept politique

Anthropologue

Nous devons faire de l’indésirable un concept politique, c’est-à-dire une notion qui permette d’identifier et de comprendre l’imaginaire au fondement de politiques publiques ou de pratiques privées de rejet, de violence et de mise à l’écart de certaines personnes en raison de leur altérité.

Indésirable est le mot qui vient à l’esprit régulièrement face au traitement de certains individus ou groupes humains – certaines personnes étrangères se présentant aux frontières, certaines personnes errant dans la rue, ou d’autres encore « anormalement » différentes du point de vue de leur apparence raciale, sociale, de genre, etc.

L’indésirabilité s’expérimente à travers l’impossibilité de franchir un seuil. Symbole d’une binarité et d’une bilatéralité supposément parfaites entre un monde désirable, normal, propre et sain, et un monde globalement et absolument autre (un « outre-monde » dirait Paul Virilio), hétérotopique, lieu de toutes les misères ou de tous les vices, effrayant ou négativement exotique, cette frontière se donne en spectacle sous la forme des évacuations dans les rues des villes ou des refoulements violents aux frontières nationales, sous la forme des murs, des camps, voire de la mort, aboutissement ultime de l’indésirabilité.

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Plusieurs fois au cours de mes recherches dans les camps et campements de réfugiés, populations déplacées, migrants en situation irrégulière, je me suis trouvé face à cette évidence qui est aussi une aporie : le tri des populations et des corps, la mise à l’écart, l’encampement durable ou la rétention aux frontières, désignent des espaces dont le point commun est l’indésirabilité de leurs occupants.

Plus souvent identifiées comme « vulnérables » dans certains lieux par certaines organisations (HCR, ONG, etc.), les mêmes personnes sont considérées dangereuses voire criminelles en d’autres lieux et par d’autres institutions (en général, mais pas seulement, nationales). Souvent d’ailleurs, les personnes encampées dans l’urgence pour être soignées restent sur place après le premier moment du sauvetage et découvrent ainsi qu’elles sont piégées dans leur mise à l’écart. Ballotées entre des frontières infranchissables, elles occupent des lieux à part qui sont, dans le meilleur des cas, pris en charge durablement par un


[1] Voir M. Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008.

[2] Sur cette notion, voir le site « Critical lexicon of political concepts ».

[3] Ainsi, Mike Davis évoque le bidonville comme « solution totalement admise au problème de stockage de l’humanité excédentaire au XXIe siècle » (Planet of Slums, Londres, Verso, 2006, traduction française Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte, 2006).

[4] Un bon exemple de la mise en scène de l’excès surnuméraire est donné par les destructions répétées de près de 70 campements de rue à Paris entre 2015 et 2021 : leur évacuation, comme geste de pure police de la ville, fait la démonstration tautologique qu’il n’y a pas de place disponible dans l’espace urbain pour les « migrants », donc qu’ils sont en trop puisqu’ils sont évacués. Voir K. Akoka et Aubépine Dahan, « De l’usage des campements dans les politiques migratoires », AOC, 6 janvier 2021.

[5] Voir en particulier l’ouvrage collectif du Gisti, Figures de l’étranger. Quelles représentations pour quelles politiques ? (GISTI, 2013), en particulier les articles de Danièle Lochak, Emmanuel Blanchard et Aurélie Audeval sur lesquels je m’appuie dans ce paragraphe et le suivant.

[6] Auguste Monnier, Les indésirables, Sirey, 1907, in E. Blanchard, « Les “indésirables”. Passé et présent d’une catégorie d’action publique » in collectif, Figures de l’étranger, op. cit. p.16.

[7] A. Audeval « L’indésirable des années 1930 : une figure genrée », in Figures de l’étranger, op. cit., p. 17-35.

[8] Voir J. Estebanez et L. Raad, « Les Indésirables », Introduction au numéro spécial « Les Indésirables » Géographie et Cultures, 98-99, 2016.

[9] M. Bernardot, « Déplacer et loger les indésirables, sociologie du logement contraint », Terra, Recueil Alexandries, septembre 2005.

[10] Il désigne les mouvements de privatisation des espaces urbains, de fermeture et d’auto-protection des mi

Michel Agier

Anthropologue, Directeur d'études à l'EHESS, Directeur de recherche à l'IRD

Notes

[1] Voir M. Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008.

[2] Sur cette notion, voir le site « Critical lexicon of political concepts ».

[3] Ainsi, Mike Davis évoque le bidonville comme « solution totalement admise au problème de stockage de l’humanité excédentaire au XXIe siècle » (Planet of Slums, Londres, Verso, 2006, traduction française Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte, 2006).

[4] Un bon exemple de la mise en scène de l’excès surnuméraire est donné par les destructions répétées de près de 70 campements de rue à Paris entre 2015 et 2021 : leur évacuation, comme geste de pure police de la ville, fait la démonstration tautologique qu’il n’y a pas de place disponible dans l’espace urbain pour les « migrants », donc qu’ils sont en trop puisqu’ils sont évacués. Voir K. Akoka et Aubépine Dahan, « De l’usage des campements dans les politiques migratoires », AOC, 6 janvier 2021.

[5] Voir en particulier l’ouvrage collectif du Gisti, Figures de l’étranger. Quelles représentations pour quelles politiques ? (GISTI, 2013), en particulier les articles de Danièle Lochak, Emmanuel Blanchard et Aurélie Audeval sur lesquels je m’appuie dans ce paragraphe et le suivant.

[6] Auguste Monnier, Les indésirables, Sirey, 1907, in E. Blanchard, « Les “indésirables”. Passé et présent d’une catégorie d’action publique » in collectif, Figures de l’étranger, op. cit. p.16.

[7] A. Audeval « L’indésirable des années 1930 : une figure genrée », in Figures de l’étranger, op. cit., p. 17-35.

[8] Voir J. Estebanez et L. Raad, « Les Indésirables », Introduction au numéro spécial « Les Indésirables » Géographie et Cultures, 98-99, 2016.

[9] M. Bernardot, « Déplacer et loger les indésirables, sociologie du logement contraint », Terra, Recueil Alexandries, septembre 2005.

[10] Il désigne les mouvements de privatisation des espaces urbains, de fermeture et d’auto-protection des mi