Azote aux Pays-Bas : une crise sentinelle
Alors que les récentes élections aux Pays-Bas ont été marquées par la percée du BBB, les médias français rendent enfin compte, en masse, de la « crise de l’azote ». Loin d’être cantonnée à ce pays, on peut la qualifier de crise « sentinelle »[1] au sens où les enjeux qui s’y déploient dépassent tant les frontières de ce pays que le seul secteur agricole (loin d’être le seul touché en l’espèce). Cette crise, prévisible à plus d’un titre, appelle à développer une véritable politique du renoncement visant à anticiper de la manière la plus juste possible les murs environnementaux et législatifs qui se dressent à l’horizon afin de dépasser l’attentisme conduisant à prendre des mesures d’autant plus brutales qu’elles sont urgentes.
En effet, depuis trois-quatre ans, nos voisins néerlandais vivent une crise exemplaire directement liée à la production excessive d’azote. De cet exemple assez peu d’échos nous parviennent. Il constitue pourtant à bien des égards un cas d’école. Puissance agricole majeure dans le monde, deuxième exportateur mondial après les États-Unis (pour une surface équivalant à 0.42 % de ce pays), les Pays-Bas, comptent 11 millions de cochons, 4 millions de vaches, 100 millions de poulets pour 18 millions d’habitants.
En 2015, le pays mit en place un mécanisme de réduction des rejets d’azote touchant l’ensemble des activités à l’origine de ces pollutions. En 2016, une fondation indépendante locale, le Werkgroep Behoud de Peel, aidé de l’ONG Mobilisation for the Environment, attaqua en justice la législation adoptée une année auparavant. Des permis environnementaux devaient être délivrés aux activités économiques émettrices d’azote à condition que les entités concernées – fermes agricoles, promoteurs, usines, aéroports – s’engageassent à compenser ces émissions dans un futur proche. L’équivalent néerlandais du Conseil d’État soumis le cas à la Cour de Justice de l’Union européenne qui statua en novembre 2018 en défaveur de ce système de permis, considérant que les promesses enregistrées n’offraient pas, au regard des niveaux de concentration observés, les garanties suffisantes pour assurer la protection des zones Natura 2000 (un impératif européen au titre de la Directive habitats[2]).
À la suite de cette décision, le 29 mai 2019, le Haut Conseil des Pays-Bas, l’autorité judiciaire suprême du pays, statua à son tour : aucun nouveau permis ne pourrait plus être délivré. Depuis lors, les autorités locales sont dans l’impossibilité d’octroyer des permis à des activités économiques émettrices d’azote sans que ces émissions aient baissé au préalable. Cela fait plus de trois ans maintenant que le pays tourne au ralenti. Selon les estimations, 14 milliards d’euros de projets furent immédiatement mis en standby. Afin d’éviter la paralysie complète, le gouvernement autorisa la délivrance de permis de construire (l’ensemble du secteur de la construction ne contribue qu’à 0,6 % des émissions d’azote) après avoir réduit la limite de vitesse sur les autoroutes du pays de 130 km/h à 100 km/h, diminuant ainsi les émissions d’oxyde d’azote dues aux voitures (renversant le mécanisme initial qui reposait sur la délivrance de permis en échange de promesses de réduction des impacts). Cette mesure fut suffisante pour permettre la délivrance de 75 000 autorisations de construire de nouveaux logements, accordant un certain répit à un marché immobilier menacé d’étranglement après que 18 000 projets de toutes natures eurent été mis sur pause.
Néanmoins, les permis environnementaux ne sont plus délivrés. Et comme toutes les activités humaines ou presque sont émettrices d’azote, l’extension de l’aéroport de Schiphol s’en trouve ainsi bloquée au même titre que d’autres constructions non-compensées par la baisse de la vitesse sur les autoroutes.
Un article récent publié dans The Economist, revenait sur le double caractère tout à la fois indispensable et non-viable de la synthèse moderne de l’azote. Il dressait un parallèle entre l’augmentation du niveau de CO2 dans l’atmosphère et les rejets d’azote :
« En apparence, il s’agit d’un exemple particulier d’un ensemble de problèmes omniprésents : comment gérer le fait que la politique et les réglementations humaines sont désormais intimement impliquées dans les flux des éléments fondamentaux de la vie à une échelle qui a des impacts dans le monde vivant. L’archétype de ces enjeux est celui du dioxyde de carbone. Pourtant, c’est aussi, pour le moment, conceptuellement simple ; la première prescription est de découpler l’industrie humaine du cycle du carbone en renonçant aux combustibles fossiles. Les moyens d’y parvenir résident dans le monde humain de l’économie et de la politique : faire les choses différemment ou moins les faire. L’azote est différent. Vous ne pouvez nourrir 10 milliards de personnes sans leur fournir de l’azote, et les choix concernant la façon dont cet azote est fourni changeront la vie hors des fermes ainsi que sur celles-ci, notamment parce que, si vous utilisez moins d’azote, vous aurez tendance à utiliser plus de terres. Dans la majeure partie de l’Afrique, le continent à la croissance la plus rapide, l’azote reste encore trop rare. Comment le rendre abondant sans répéter les problèmes qu’il a causés ailleurs ? […] Un monde qui mangerait moins d’animaux aurait moins de problèmes, car la conversion des protéines végétales en protéines animales est notoirement inefficace, comme le montre clairement l’ammoniac provenant des étables[3] ».
C’est finalement cette dernière option, impliquant la réduction du nombre d’exploitations et du cheptel, qui fut retenue par le gouvernement néerlandais pour sortir de la paralysie qu’implique la nécessité de compenser tout projet par une fermeture, une sorte de système économique à la Lavoisier, pour qui « dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération ». Or, le cas néerlandais établit qu’un tel système en flux tendu permanent n’est pas opérationnel. Il nécessite une réforme en profondeur. Une fermeture et un renoncement collectif. Car les troupeaux, dont le nombre n’a cessé de croître décennie après décennie, sont nourris grâce à des importations massives d’aliments – eux-mêmes étant destinés à l’export. En raison de l’inefficacité susmentionnée de la conversion des protéines végétales en protéines animales, l’espace pour faire pousser toutes les cultures nécessaires à l’alimentation des bêtes fait défaut aux Pays-Bas. En revanche, le lisier, lui, reste sur place et s’accumule toujours davantage.
Fin novembre 2022, le gouvernement néerlandais esquissa un plan pour sortir de la crise. Celui-ci suppose de réduire les rejets d’azote de 50 % d’ici à 2030, un chiffre considérable. Les exploitants et les exploitantes devront réduire leur production, aujourd’hui très intensive, et pourront à terme être exproprié·es (à des conditions cependant avantageuses). Un budget de 24,3 milliards d’euros a été débloqué à cette fin. Tous les secteurs polluants devront participer à l’effort : la construction mais aussi les industries et les transports, responsables d’émissions d’oxydes d’azote qui polluent l’air avant de se déposer au sol. L’effort requis varie sur le territoire selon les degrés de pollution constatés, allant de réductions d’émissions de 12 % à 70 %, avec des pointes à 95 % pour les activités situées dans des zone protégée Natura 2000 – signant l’arrêt pur et simple de certaines activités.
Les engrais azotés et les effluents d’élevage du secteur agricole comptent ainsi pour 46 % des rejets visés – de protoxyde d’azote, d’ammoniac ou de nitrates. Aussi ce dernier est en première ligne du fait des menaces induite sur la santé humaine, la biodiversité et les zones protégées. Aux Pays-Bas, les oxydes d’azotes rejetés par les pots d’échappement et les vapeurs d’ammoniac provenant de l’urine et du fumier du bétail réagissent pour former des aérosols qui provoquent une forme de smog, endommageant le feuillage et acidifiant le sol, empêchant l’absorption des nutriments par les racines, ce qui contraint les agriculteurs et les agricultrices néerlandaises à ajouter de la chaux à leurs champs pour lutter contre l’acidité La diversité végétale a reculé à mesure que des herbes, des arbustes et des arbres se développant dans des milieux richement azotés s’installaient dans les dunes, les tourbières et les landes, tous milieux abritant également des espèces adaptées au manque d’azote qui souffre de cette nouvelle concurrence.
Le cas néerlandais démontre que les enjeux de justice environnementale ne sont pas réservés aux rapports Nord-Sud, la pollution transfrontalière rendant compte à elle seule du tiers de la pollution par l’azote des Pays-Bas.
Entre 2 000 et 3 000 exploitations situées dans des zones particulièrement sensibles (118 des 162 réserves naturelles néerlandaises voient les rejets d’azote dépasser de 50 % en moyenne les seuils de risque écologique) devront se porter volontaires pour être rachetées. Près des deux tiers des exploitations seront amenées soit à cesser leur activité, pour la moitié d’entre elles, soit à se reconvertir en profondeur pour l’autre moitié. L’élevage extensif sera privilégié, de même que l’usage de concentrés à faible teneur en protéines dans les aliments. Le cheptel total du pays en sortira considérablement réduit. Des sources gouvernementales évoquent une diminution de 30 % (certains scientifiques parlant même de 50 %).
On a souvent tendance à penser que les enjeux de justice environnementale ne concernent que les pays du Sud Global cherchant à rattraper le développement des pays du Nord, qui eurent à leur disposition une période bien plus longue pour se moderniser et rejeter du CO2 dans l’atmosphère (avec cependant nettement moins d’efficience qu’aujourd’hui, ce qui explique le développement sans commune mesure des infrastructures chinoises au cours des dernières décennies). La question est évidemment à la fois épineuse et légitime. Mais le cas néerlandais démontre qu’elle n’est pas réservée aux rapports Nord-Sud car, dans ce cas précis, les enjeux de justices environnementales devront être posés sur la table, la pollution transfrontalière rendant compte à elle seule du tiers de la pollution par l’azote des Pays-Bas…
L’option favorisée pour sortir de la crise est celle d’un rachat d’exploitations sur la base du volontariat et de revente des espaces vidés de leurs bêtes à des agriculteurs désireux de développer des modèles plus extensifs. Si les récalcitrants sont trop nombreux, le gouvernement envisage de procéder à des expropriations. Les protestations se sont multipliées, ce qui est tout à fait compréhensible compte tenu de la radicalité de la transformation en cours (d’autant plus radicale qu’elle n’a pas été véritablement anticipée par le gouvernement qui s’est retrouvé à devoir faire face à un mur juridique).
Qui plus est, cette transformation est due à l’action d’un collectif écologiste qui a su viser au bon endroit au bon moment. Rendons-nous compte : elle ne découle ni d’un sabotage armé ni d’une révolution mais d’une simple action en justice qui suffit à opérer la bascule économique, écologique et politique d’un pays entier – voire davantage : « “La principale différence par rapport aux mesures précédentes est une réduction du nombre de têtes de bétail”, a déclaré le Dr Helen Harwatt[…]. En 2019, elle a dirigé un groupe de scientifiques appelant à prendre des mesures pour assurer le déclin du bétail. “Nous avons tendance à ne voir que des approches technologiques pour réduire l’azote du côté de la production ou à réduire les rejets dans l’environnement, plutôt que de réduire la production agricole elle-même. Tous les regards seront tournés vers les Pays-Bas pour tirer les leçons de cette transition.”[4]»
La crise néerlandaise de l’azote constitue bien un laboratoire mondial de la fermeture/du renoncement qui appelle d’autres réformes à sa suite. Une telle transformation aurait pu être jugée impossible en vertu de son ampleur : jamais le capitalisme ne laisserait faire ; jamais l’industrie n’abandonnerait ses profits ; en outre, le droit n’est-il pas l’instrument du pouvoir ? Évidemment, tout ceci n’est pas faux mais ces réflexes offusquent de réels leviers stratégiques. En outre, on peut évidemment comprendre les réactions de celles et ceux qui devront abandonner tout ou partie de leur activité : leurs attachements, parfois générationnels, étant brisés lors même que le modèle hyper-intensif et axé sur le développement technologique a nourri pendant des années le succès des Pays-Bas à l’international[5]. Ce constat appelle évidemment une réflexion sur la manière de soigner les attachements remis en cause par une politique du renoncement[6]. À l’opposé du spectre politique, c’est sans doute devant la difficulté de mesurer l’ampleur de la polycrise[7] systémique à laquelle nous faisons face que des explications complotistes se sont faites jour et la défense des agriculteurs néerlandais est devenue, à cet égard, un objet de convoitise pour l’extrême-droite mondiale, qui voit dans cette redirection radicale les signes d’un Grand Remplacement coupant les agriculteurs de leur liens sacrés à la Terre (une reprise du Blut Und Boden nazi[8]) ou d’un Great Reset[9] en passe de s’imposer au monde entier – d’autant que cette crise est à peu près contemporaine de la pandémie de Covid-19 qui elle-même vit se multiplier ce type de réactions, les interactions entre les deux étant flagrantes.
Qu’entendons-nous par « politiser le renoncement » ? Les lecteurs et les lectrices désireux et désireuses de lire un traité sur les vertus de la frugalité en seront pour leurs frais. Nul élan moralisateur dans cet ouvrage*, ni éloge du pain sec et du renoncement personnel. Nul guide pratique destiné à opérer une conversion personnelle à un idéal épicurien écologisé. L’enjeu du renoncement ici posé concerne le renoncement collectif motivé par des questions de viabilité. Comme emprunter la ligne de crête entre une rupture immédiate et brutale des dépendances vis-à-vis de la Technosphère et le business as usual, l’inaction synonyme d’aggravation du péril anthropocénique ? Telle est une fois encore notre question.
*NDLR : Alexandre Monnin publie ces jours-ci Politiser le renoncement aux éditions Divergences