Société

Sortie d’école

écrivaine

« Paris : l’inquiétante fugue de trois enfants de 4 ans, retrouvés à 1 km de leur école. » « Trois enfants s’enfuient de leur maternelle, un plainte bientôt déposée. » Etc. C’était en janvier dernier. Les gros titres de la presse ont renchéri sur la dimension sécuritaire. Et rien sur la signification réjouissante d’une telle histoire — pas si rare que ça. Cloé Korman, qui, dans Les Presque Sœurs, nous rend proches de ces petites filles juives dont elle a raconté l’évasion dans le Paris de l’Occupation, n’oublie pas l’angoisse des adultes mais donne raison à la volonté des enfants de « triper le réel ».

Où allaient-ils – s’ils allaient seulement quelque part ? Ont-ils cheminé en bavardant ou en silence ? Lequel, le premier, voyant que la porte était ouverte, aura dit aux autres : « Venez ! » ? À moins qu’un seul regard ait suffi et que la bonne idée ait accosté sans bruit au perron de l’école, la coque et les voiles gonflées, laissant couler la passerelle de bois en irradiant de silence. Le 17 janvier dernier, à midi, trois enfants de l’école maternelle de la rue Balard, dans le 15e arrondissement, franchirent l’énorme porte bleue taillée dans la façade en briques et sortirent dans la rue, prenant la direction du soleil. Cela, je m’en rends compte en venant en reconnaissance un jour de mars où celui-ci me tape dans la figure alors que ce 17 janvier, la météo m’indique qu’il faisait moche, la couverture blanche jetée du ciel, imprégnant tout, dont Paris a le secret, et il faisait froid, quatre degrés Celsius, un temps à moufles et à bonnets.

publicité

Aux parents qui perdent un enfant sur la plage, il est conseillé de le chercher ombre devant soi et dos au soleil cependant, en cette journée d’hiver, le ciel brouillé ouvre l’horizon aux quatre points cardinaux. Les protagonistes (« bambins », « tout-petits » ou « bouts de choux » selon les sources) sont âgés de quatre ans. Ils sont en moyenne section de maternelle, c’est l’heure où l’on attend dans la cour de récréation ou dans le hall d’être appelés pour la cantine mais lorgnant la porte, ils s’aperçoivent qu’elle est ouverte. Ils sortent. Filant vers le sud, ils passent en ignorant les fast-foods, les comptoirs de falafels, sushis et pizza de cette rue commerçante où des dizaines d’adultes commencent à affluer et les croisent sans les voir. Ils traversent la forêt de colonnes noircies qui supportent les anciens rails de la petite ceinture, laissant derrière eux ses ogives de briques rouges. Ils passent ensuite sous le périphérique, au travers de pylônes verts sous une voute pleine d’échos. Ils passent devant une station essence, contournent les bouches du métro, les escaliers roulants.

Ils passent devant le panneau d’histoire de la ville de Paris qui indique que les « fortifs’ » de Thiers passaient par là en 1840, ce qui n’empêcha pas les projectiles prussiens de pleuvoir sur les habitants en 1870. Ils commencent à longer de vastes parois sans portes et sans fenêtres : le reste de leur parcours correspond aux multiples bâtiments et annexes du Ministère des Armées, des bâtiments hyper-sécurisés truffés de caméras qui enregistrent leurs silhouettes toujours sans qu’ils soient vus, aussi inexorables que trois souris dans un quartier de haute sécurité. En tout, comme en attestent l’ensemble des dépêches qui ont relaté ces faits, ils franchissent successivement un carrefour à six voies, les rails du tramway allant vers l’ouest, un grand boulevard servant de voie d’accès au périphérique puis un autre grand boulevard avec d’autres rails de tramway, celui vers l’est.

Leur renommée dure deux jours, réverbérée par quantité de dépêches allant du Parisien à Midi Libre, d’Ouest France aux Dernières Nouvelles d’Alsace, de Femme Actuelle à BFM-TV. Celles-ci désignent toutes l’endroit où leur trajectoire prend fin : l’Aquaboulevard. Lieu de damnation des parents qui se trouve juste derrière la porte d’Issy-les-Moulineaux, fait de toboggans géants roulés comme des cobras, de cascades odorant l’eau de javel, de bassins houleux et de carrelages résonnant de clameurs aigües, il est identifié comme le point d’aboutissement de l’aventure – celui où « une passante » s’avisa de la présente insolite du trio.

Cette piscine payante, difficile d’accès sous une galerie marchande et où les moins de douze ans n’entrent qu’accompagnés d’un adulte majeur, m’apparaît difficilement comme un but pour ces enfants. Mais son nom associé à cette histoire condense l’idée de noyade, et derrière ce mot, le danger de mort que ressent tout parent devant l’émancipation de ses enfants, quelles que soient les précautions qu’il pourra prendre. En février 2017, une petite fille de cinq ans se noya dans la piscine à vagues de cet établissement où la baignade est pourtant surveillée, les enfants accompagnés : la noyade est le nom de l’irréparable qui hante tout paradis, qui peut transformer pour toujours la joie, un jour de vacances, de week-end, d’insouciance, en désespoir.

D’autres semblables dangers pouvaient se dresser sur ces sept-cent cinquante mètres : les enfants auraient pu être renversés par une voiture, un camion, un tramway. Ils auraient pu suivre un voleur d’enfants, un assassin, un pédophile. Comme le résume la mère d’un enfant de deux ans échappé d’une crèche quelques jours auparavant, et qui fit également l’actualité du mois de janvier : « il aurait pu se faire kidnapper, se faire toucher, se faire renverser. »

Or, rien de cela ne s’est passé. C’est ce qui rend l’exploration de ce fait divers si hésitante. Les médias qui le traitent déclinent une palette d’interprétations vaste, reflet d’orientations politiques et affectives que suffisent à révéler leurs titres. Ainsi le site web de TF1 annonce « Une inquiétante fugue », puis cite le maire d’arrondissement qui annonce la suspension de l’équipe d’animateurs en responsabilité dans l’école.

Mais Midi Libre évoque plutôt le fait que les enfants « se sont offert une petite promenade à l’heure du déjeuner » et décide de hisser dans son titre la citation d’une passante soulagée : « C’est presque un miracle ». Comment nommer cet événement ? Les enfants ont-ils fugué, se sont-ils fait la malle, ont-ils erré, se sont-ils échappés, baladés ? Ont-ils « déambulé », comme le propose un autre titre de presse, dans un vocable plus hédoniste ? Ont-ils, dans une tradition plus anarchiste, vagabondé ? Étaient-ils en cavale ? Ou bien, comme on le disait des animaux sans maîtres au Moyen-Âge, ont-ils divagué ? Ou cherché une forme d’extase : ont-ils plutôt tripé ? Tant qu’ils ne sont pas morts, tant qu’ils n’ont pas été blessés, tant qu’ils n’ont pas eu peur, leur parcours est difficile à qualifier.

Les escalators du métro, les camions transporteurs grimpant sur le périphérique, les motos, le moindre petit chien : leur trajet est scandé d’événements dont chacun contient, à lui seul, une promesse de bonheur supérieure au fait de rester dans l’école comme il était prévu. Entre l’école Balard et leur interpellation, ces promesses vont en outre vers un final qui payerait de son excursion n’importe quel enfant de quatre ans. Juste à côté de l’Aquaboulevard et absente de tous les articles de presse, se trouve la chose la plus inouïe qu’un petit parisien puisse trouver, pulvérisant le répertoire de tout ce qui marche ou roule dans une ville : un hélicoptère. Ont-ils eu la chance d’en voir un atterrir, ou repartir ? Il en passe tous les jours ici, sur la piste de l’Héliport Valérie-André-Issy-les-Moulineaux, ils vont et viennent sur cette pelouse en perpétuel rapetissement suite aux besoins concurrents de l’espace urbain, aux plaintes des riverains, aux procès en futilité.

Tant que l’histoire ne finit pas mal, elle demeure dans un taillis d’autres histoires indémêlables.

En attendant, leur silhouette robotique, leur grâce de libellules des années 1980 peut s’admirer tous les jours à cet endroit de Paris, offrant un spectacle sans doute plus que satisfaisant à une imagination capable de s’enflammer pour un monte-charge, un camion-citerne ou une grue de chantier, comme c’est le cas jusqu’à un certain âge.

Tant que l’histoire ne finit pas mal, elle demeure dans un taillis d’autres histoires indémêlables. Il suffit de pister notre fait divers dans la presse pour se rendre compte qu’il retentit de mille autres escapades, pour en citer quelques-unes récentes, outre celle déjà évoquée du petit garçon échappé d’une crèche dans les Yvelines : « Montpellier : deux enfants de quatre ans s’échappent de l’école maternelle et sont retrouvés sur le quai de la gare » (2022), d’après la police « ils auraient fugué en empruntant la porte du local poubelles », « Fugue d’une enfant de quatre ans dans l’Indre » (2017), repérée à 7h30 du matin par une jeune femme sortant d’une boîte de nuit en cette aube de mai, elle « marchait sur le bord de la route en pyjama, avec un manteau, des chaussures, un bonnet et un sac à dos ». Les trois enfants de la rue Balard inscrivent leurs pas dans un sentier foulé à l’infini par d’autres, et qui s’efface en permanence comme tout ce qui émane des enfants – un phénomène qui n’est pas signé, pas revendiqué.

Si celui-ci fait les titres en janvier dernier, c’est au rythme arbitraire des faits divers, informations émergeant d’un massif bien plus vaste de faits semblables, et il suffit d’interroger autour de soi pour en apprendre mille autres – telle l’histoire de ce petit garçon qui quitta l’école maternelle une fin de matinée, rendant fou le personnel de l’école, et revint l’après-midi dans un halo de paillettes et une odeur étourdissante, après une visite prolongée dans une parfumerie. Ou tel autre, âgé de deux ans, qui échappant à la vigilance de sa grand-mère s’embarqua dans l’ascenseur d’une tour d’habitation new-yorkaise de cinquante étages. Une autre petite fille, âgée de quatre ans, quitta la surveillance de ses parents un jour de promenade dans un parc municipal en Allemagne qui s’étendait entre une bretelle d’autoroute et une rivière. Ou tel garçon fuguait tellement que son père essaya de le suivre, un jour qu’il le vit prendre la tangente entre deux porte-vêtements d’un centre commercial, pour essayer de savoir où diable il se rendait – filature qui se termina à plusieurs rues de là, sur un chemin qui prenait le chemin d’être infini.

Ces récits ont souvent pour point commun un épilogue décrivant l’intéressé dans une attitude placide, fort éloignée de l’émoi qu’il aura pu susciter. Et ces milliers de pas d’enfants laissent peu de traces du fait également que ces histoires se terminent bien, avec la retrouvaille des enfants. Pourtant, leur forme sidère, à première vue, à cause du démenti qu’elles apportent à toutes les précautions qui peuvent être prises, toutes ces mesures d’étanchéité qui se trouvent débordées. En France, un sondage Harris Interactive pour l’UNICEF réalisé en 2020 nous apprend que 97 % des enfants à l’école primaire sont accompagnés pour aller à l’école dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants.

Les écoles sont sécurisées, par des gardiens, par des grilles, par des digicodes, et les équipes en place sont garantes de cette sécurité, raison pour laquelle les animateurs présents au moment de la fugue du trio de la rue Balard ont été suspendus. Les enfants qui s’échappent convoquent une capacité de vigilance quasiment surhumaine et chacune de ces échappées rend les adultes doublement coupables, d’impuissance et de répression.

Ces histoires se singularisent enfin par leur forme. La fin heureuse est dissonante au regard d’une fin qui, même si elle ne s’est pas réalisée, aurait pu être terrible. Cette courbure d’histoire présente quelque chose qui semble profondément commun à l’imprévisible de l’enfance, se distinguant du corpus adulte de la tragédie et de la comédie – des formes dont on sait qu’elles courent à l’horreur ou à la joie en suivant des bifurcations qui peuvent être complexes mais se rejoignent pourtant dans un seul sens. Ces histoires de fugues d’enfants sont beaucoup plus libres dans leur issue, et pourtant elles contiennent l’idée de mort, avec en somme plus de sincérité que l’alternative classique entre comédie et tragédie qui nous entretient, de façon fallacieuse, dans l’idée que le cours des événements suit de façon préméditée une inflexion ou une autre.

Cette sensation narrative est présente par exemple chez Truffaut, au moment de la chute du petit habitant de la tour résidentielle dans L’Argent de poche : pourchassant un chat jusqu’à la fenêtre du huitième étage, un enfant de deux ans bascule tête la première – puis se remet debout sur la pelouse où il a atterri, devant les passants médusés et sa mère qui s’évanouit. Cette scène, et les fugues d’enfants heureusement retrouvés, offrent une représentation de la vie plus densément réelle que bien des histoires – elle y apparaît comme à la fois plus mortelle, et plus violemment imprévisible, faisant intrusion comme le fait habituellement la catastrophe. La catastrophe de la vie, voilà ce que font éprouver les fugues d’enfants qui finissent bien, phénomène inlassable, et inlassable à notre besoin de triper le réel.


Cloé Korman

écrivaine

Rayonnages

Société