Cinéma

Un film hors de l’histoire – sur L’Établi de Mathias Gokalp

Journaliste

L’Établi, c’est le film de Mathias Gokalp qui sort en salle ; mais c’est aussi un contexte historique particulier, après Mai 68, et l’imaginaire, l’idéologie, le monde mental qui l’accompagne ; c’est enfin le livre de Robert Linhart, qu’il a écrit près de dix ans après son expérience militante chez Citroën. Si, sans être difficile, la lecture du livre est dérangeante, travaillée par la dureté des faits et la puissance des sensations éprouvées, le film peut lui être vu de chacune et chacun sans inquiétude.

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1) Il y a le film. Réalisé par Mathias Gokalp, dont le premier long métrage, Rien de personnel, avait laissé un bon souvenir, il raconte comment, durant les mois qui suivirent Mai 68, un jeune normalien alla se faire embaucher dans une usine Citroën pour mobiliser les ouvriers en vue de continuer la lutte révolutionnaire.

Une succession de scènes montre la fatigue et les maladresses de Robert, l’intellectuel astreint à un travail manuel harassant, décrit les conditions de travail sous extrême pression sur la chaine où sont assemblées les 2CV. Ces scènes rappellent la brutalité de l’encadrement, et à l’occasion de la milice patronale qui faisait régner l’ordre du même nom dans cette entreprise. Elle met en évidence la connivence du racisme et de l’exploitation ouvrière, qui s’imposent aux ouvriers presque tous issus de différents pays de migration.

Autour de Swann Arlaud, aussi convaincant en jeune prof gauchiste confronté au travail en usine qu’en agriculteur confronté à une crise sanitaire (Petit Paysan), en amant de Marguerite Duras (Vous ne désirez que moi) ou en paysagiste utopiste (Tant que le soleil frappe), se déploie une galerie de portraits croqués avec justesse. Entrent ainsi en scène le contremaître roué et implacable (Denis Podalydès), l’ouvrier italien habité de la mémoire du mouvement ouvrier (Luca Terraciano), le prêtre ouvrier cégétiste (Olivier Gourmet), le manœuvre africain déchiré entre la solidarité avec ses collègues et les contraintes de son existence, le jeune prolétaire révolté…

Alors que son personnage principal découvre la réalité de l’usine et de ceux qui la font fonctionner, le film de Mathias Gokalp compose ainsi une description très incarnée d’un environnement où s’active bientôt le conflit qui porte l’essentiel de son déroulement, la grève spontanée initiée par Robert contre une décision particulièrement abusive de la direction, les manœuvres des « petits chefs » pour faire échouer le mouvement, les comportements différents des ouvriers selon leurs choix mais aussi les contraintes qu’ils subissent.

La réussite de cette évocation tient à la forte présence à l’écran des personnages, à la matérialité des objets et des lieux, à un investissement affectif perceptible de ceux qui, devant comme derrière la caméra, participent à l’existence du film. Celui-ci comporte aussi de beaux moments par exemple de débats entre les ouvriers autour de la manière de formuler les engagements et les revendications, et mobilise avec justesse un sens chorégraphique des déplacements dans l’espace en partie stylisé des ateliers.

2) Il y a le contexte historique, la situation dans laquelle s’inscrit ce récit. Il ne s’agit pas ici de rigueur dans la reconstitution d’époque – rien de particulier à redire sur les éléments de décors, de discours ou de vocabulaire. Il s’agit de comprendre dans quel monde mental, imaginaire, idéologique, mais ô combien réel, cette histoire a eu lieu.

Il s’agit de rendre sensible à des spectateurs qui pour la plupart n’étaient pas nés à l’époque ce qui poussait des jeunes gens à s’embaucher en usine, où ils n’étaient clairement pas à leur place, non seulement aux yeux des employeurs, qui s’en débarrassaient dès qu’ils les repéraient, mais de nombre de leurs compagnons de travail. Encore ce mouvement de ceux qu’on nomma les établis n’est-il qu’un très petit fragment de l’ensemble des formes d’activisme de l’époque, en lien avec Mai 68. Et ce qui s’est dit, ce qui s’est fait, ce qui est advenu en Mai 68 en France n’était qu’une composante partielle, circonstancielle, d’un mouvement mondial impliquant des centaines de millions de personnes et ayant traversé plus d’un siècle.

Ce film se passe à une époque, plus précisément il se passe peu de temps avant la fin d’une époque où il était beaucoup plus facile d’imaginer la fin du capitalisme que la fin du monde. Cette fin devait dépendre, cela aura été structuré intellectuellement et dans d’innombrables pratiques, pour l’essentiel des travailleurs industriels. Les manières de l’imaginer étaient peut-être (peut-être !) illusoires, ou dangereuses, il n’en demeure pas moins que durant plus d’un siècle elles ont fait agir, en engageant tout leur corps, toute leur intelligence, tous leurs affects, leur vie et leur avenir, un nombre gigantesque d’humains par ailleurs fort différents entre eux.

En septembre 1968, lorsqu’il entre à l’usine de la porte de Choisy, Robert Linhart est l’un d’eux. Dans des conditions particulières, qui appellent toutes les analyses et le cas échéant toutes les critiques qu’on voudra, il fait partie d’un mouvement collectif historique d’une ampleur mondiale, dont des millions de membres sont morts pour faire advenir la destruction du capitalisme et de l’exploitation. Mais avec la ferme conviction qu’un tel projet était réalisable. Et ça, qui est la toile de fond sans laquelle d’immenses pans de l’histoire moderne sont incompréhensibles, est devenu illisible dans les récits et pour les imaginaires contemporains, y compris dans la plupart des expressions les plus critiques sur l’état du monde. Cette dissolution de l’horizon révolutionnaire au sens que dix générations lui auront donné, du milieu du XIXe siècle à la fin des années 70, pour schématiser, cet élan historique multiforme qu’aura si bien décrit, au cinéma, l’œuvre fleuve de Chris Marker Le fond de l’air est rouge, est devenu une tache aveugle.

Celle qui, pour mentionner au autre exemple récent, oblitère en partie l’accomplissement par ailleurs magnifique du grand film (sous format de série) de Marco Bellocchio Esterno Notte consacré à l’affaire Aldo Moro : sa construction complexe fait place aux points de vue de multiples instances et groupes, dont les Brigades rouges (comme à la famille de Moro, à la Démocratie chrétienne, au Pape…). Mais elle ne sait rien dire du mouvement immensément plus ample et complexe qui traversait alors le pays, et l’Europe, et le monde, dont les passages à l’acte violents et en décalage avec les rapports de force politique en un point précis à un moment précis est devenu un symptôme monstrueux et dérisoire, mais surtout impossible à comprendre. Que les tenants de cette perspective d’un renversement complet de l’organisation du monde se soient abondamment opposés les uns aux autres, voire combattus et à l’occasion massacrés, ne change rien à ce qu’a été la prégnance de cet horizon commun.

L’histoire de L’Établi, aussi localisée dans le temps et l’espace, aussi individuelle soit-elle, appartient à ce processus, qui a notamment participé des vies politiques des pays européens comme des luttes de libération des pays colonisés, alimenté les comportements quotidiens et les rêves de foules immenses. Il existe évidemment aujourd’hui d’innombrables formes de refus de l’ordre dominant et de pratiques travaillant à le transformer et à lui inventer des alternatives. Mais cela ne répond plus du même schéma d’ensemble et des cadres généraux dans lesquels le projet révolutionnaire communiste s’est incarné, en deçà de ses mille et un avatars et contradictions internes.

De ce point de vue, il est évident que L’Établi de Mathias Gokalp se trouve confronté à un défi gigantesque. Sans lui faire grief de ne pouvoir en venir à bout, on peut regretter qu’il ne semble pas même s’en soucier. Pour ne rien faire face à cet effacement historique fondamental, le film se retrouve distiller une sorte d’exotisme, politique autant que temporel, exotisme regardé avec bienveillance, ou même avec tendresse mais comme quelque chose d’à la fois éloigné et irréel. On y suit les pratiques d’un type de bonne volonté dans un monde hostile, et qui apparaît comme non seulement lointain (il l’est) mais fantasmagorique, et en grande partie incompréhensible.

Plus problématique est l’introduction d’un enjeu qui ne figure pas du tout dans le livre, la supposée malhonnêteté d’un intellectuel qui se ferait passer pour un ouvrier.

3) Il y avait, il y a toujours le livre de Robert Linhart, publié par celui-ci près de dix ans après son expérience militante chez Citroën. Aucun film n’est astreint à coller au plus près d’un ouvrage dont il s’inspire, y compris aussi explicitement, puisqu’il garde le titre et que son personnage conserve le même nom. Mais les différences de l’un à l’autre sont susceptibles de dire beaucoup de la nature de l’opération qui engendre le film tel qu’il apparaît sur les écrans.

Mathias Gokalp et ses coscénaristes ont donc effectué des modifications. Certaines sont aussi prévisibles que très compréhensibles, par exemple en simplifiant la description des procédures de production, des hiérarchies et des méthodes destinées à soumettre sur tous les plans les ouvriers, dont Linhart donnait une description détaillée. Pas de problème non plus à avoir transformé le trio des « Yougo » en femmes, il y avait des femmes sur les chaines, augmenter le nombre de présences féminines dans le récit est dans l’air du temps actuel, mais n’endommage en rien l’évocation de la situation – d’autant que l’interprète de la leader du trio, Raphaëlle Roussot, est elle aussi impressionnante de présence. Plus problématique est l’introduction d’un enjeu qui ne figure pas du tout dans le livre, la supposée malhonnêteté d’un intellectuel qui se ferait passer pour un ouvrier. Cet aspect devient dans le film un ressort dramatique important. C’est clairement intégrer une problématique actuelle, qui renvoie à ce qu’on appelle aujourd’hui le populisme, problématique qui était pour partie au centre de Ouistreham, le film d’Emmanuel Carrère d’après cet autre récit de l’immersion d’une intellectuelle, Florence Aubenas, dans le monde du travail manuel, mais en des temps forts différents. Comme d’autres, ce choix scénaristique témoigne combien ce qui est au centre de l’action de Linhart en 68-69 et du livre de Linhart en 78, la lutte des classes, n’est plus considéré comme un conflit suffisant pour porter un film.

Ce qui se manifeste de façon encore plus problématique, sous au moins trois autres aspects. Le premier concerne le déroulement du récit, qui supprime toute la fin, pour ajouter au contraire des scènes concernant la résolution d’une trajectoire individuelle. Elles recentrent les affects sur le seul Robert, alors que Linhart se souciait surtout, lui, du sort des ouvriers, et d’abord de ceux avec qui il avait travaillé. Il est ainsi troublant que ce changement fasse disparaître non seulement un des deux sens du titre de l’ouvrage (l’histoire de l’établi, le meuble de travail, au centre de la fin du récit) mais aussi celui à qui tout le livre était dédié, apparition aussi brève qu’inoubliable de ce manœuvre fils de marabout prénommé Ali.

Le deuxième aspect concerne l’ajout le plus voyant, qui est celui de la vie familiale de Robert Linhart, vie familiale dont le livre ne dit pas un mot. Il y a là davantage qu’un élément supplémentaire : un recalibrage de la totalité de la narration, pour se rapprocher d’un modèle dominant, où la liste des émotions qu’il est paraît-il indispensable de mobiliser peut être déroulée, dont bien sûr les problèmes de couple et la relation aux enfants. La fille de Robert, Virginie Linhart, devenue aujourd’hui elle-même cinéaste et écrivaine, notamment signataire du film 68, mes parents et moi et du livre Le jour où mon père s’est tu, avait en fait 3 ans quand son père est entré chez Citroën. Elle est dans le film une écolière pleine de curiosité, aux côtés de sa maman (Mélanie Thierry) en charge d’énoncer les valeurs d’une « raison » pour aujourd’hui, face à la « déraison » de son mari.

Enfin, c’est tout le style du film qui s’éloigne, voire contredit l’âpreté de celui du livre. Sans aucun effet de style, Robert Linhart inventait pour L’Établi une écriture en phase avec les expériences vécues, dans ses muscles et dans sa tête, au contact des souffrances et des humiliations endurées par ceux qui l’entouraient, avec les pesanteurs de l’ennui, de la répétition, de l’abrutissement. Sans être difficile, la lecture du livre est dérangeante, travaillée par la dureté des faits et la puissance des sensations éprouvées. Parfois saccadé comme l’avancée des pièces sur la chaine, traversé d’angoisses et de fureurs, le texte revendique une expression qui doit tout à l’expérience vécue et à la compréhension qu’en a eu l’auteur et qui, pour cela même, fait de l’ouvrage paru en 1978 aux Éditions de Minuit une œuvre littéraire importante.

On ne reprochera pas à Mathias Gokalp de ne pas être arrivé à faire de même avec les moyens du cinéma mais, pour ce qu’on en voit sur l’écran, de n’avoir pas essayé. L’Établi, le film, est un film que chacune et chacun peut aller voir sans inquiétude. On peut le regretter.

L’Établi, réalisé par Mathias Gokalp, en salle à partir du mercredi 5 avril 2023.


Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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