Société

La laïcité dévoyée

Philosophe

Alors que vient d’être révélé le scandale du « Fonds Marianne », il est urgent de souligner que les associations qui ont bénéficié de ces considérables dotations publiques dévoient le principe de laïcité et combien ce dévoiement, qui passe par l’utilisation de la notion de « signes religieux par destination », n’est pas seulement liberticide : il tord le droit, confine au délire collectif, relance un débat dont les termes sont imposés par l’extrême droite, discrimine les musulmans.

L’actualité apporte désormais chaque jour des témoignages de la fuite en avant suicidaire que provoque la loi de 2004 interdisant le port d’insignes religieux dans le cadre scolaire. Elle illustre surtout un fait inquiétant, qui est la méconnaissance complète du sens de la laïcité dans la constellation des principes qui devraient animer notre république. Et cette ignorance – qui confine à l’aveuglement – est porteuse d’un risque très important.

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La loi qui interdit le port d’insignes religieux dans le cadre scolaire est en effet une loi contraire à la liberté de conscience, et son caractère liberticide est la cause de son inefficacité et de son caractère contre-productif. Contrairement à tous ceux qui pensent qu’il est légitime d’écorner la liberté pour procurer un surcroît de ce qu’ils appellent sécurité, il faut réaffirmer avec force ce que tout le monde devrait savoir : les entorses à la liberté sont un facteur majeur d’insécurité parce qu’elles alimentent les comportements qu’elles sont censées endiguer.

Aujourd’hui, on accuse ce que l’on appelle sans preuve des « réseaux islamistes » d’encourager les jeunes gens – filles et garçons – à arborer au collège et au lycée des tenues vestimentaires qui sont censées dénoter leur appartenance à une confession religieuse. Pourquoi cette incitation réussit-elle à mordre sur l’esprit des adolescents, sinon parce qu’elle est en adéquation avec le sentiment dont ils sont animés d’être face à un État qui prétend limiter une liberté fondamentale au moment même où il en proclame l’importance, et imposer un contrôle de leurs comportements au moment même où il célèbre une liberté qui n’existe pas dans des pays où précisément, le vêtement est contrôlé et imposé ? Comment s’étonner que la volonté de faire éclater la contradiction au grand jour se manifeste d’une manière de plus en plus claire ?

Le ministre de l’Éducation sait-il ce qu’il dit ?

Dans une interview au journal Le Monde l’automne dernier, le ministre de l’Éducation parlait d’influenceurs malintentionnés qui donnent des conseils aux adolescents pour déjouer la loi[1]. On pourrait lui dire : « Vous voulez couper court à cette influence pernicieuse ? Abolissez la loi qui supprime la liberté de conscience pour les élèves et cette influence disparaîtra. »

Quel gain espère-t-on en effet d’une telle interdiction ? Croit-on sérieusement qu’il suffit d’interdire le signe pour faire disparaître les convictions qui l’inspirent ? Comme toute l’histoire de l’intolérance nous l’enseigne, c’est le contraire qui est vrai. Plus l’Inquisition s’est employée à faire disparaître la manifestation des croyances qu’elle jugeait hérétiques, plus elle en a renforcé le prestige et la volonté de leurs adeptes de les maintenir en vie. L’intolérance attise le conflit religieux, elle ne l’apaise pas.

Au demeurant, les qualificatifs qu’emploie le ministre de l’Éducation sont éminemment contestables. Outre que, là comme ailleurs, il n’appartient pas à l’État de se préoccuper des intentions mais seulement des actions, pourquoi dire qu’il est nécessairement « malintentionné » de vouloir qu’il soit permis, dans une république qui se prétend laïque et dont la constitution affirme qu’elle « respecte toutes les croyances », d’exprimer publiquement sa croyance religieuse ? Sans doute est-ce « malintentionné » parce que cela va à l’encontre de la loi telle qu’elle est aujourd’hui, mais si la loi elle-même est « malintentionnée », si son objet est de discriminer une croyance, les choses ne peuvent plus être vues sous le même jour.

Le vrai danger, c’est que l’existence d’une loi liberticide crée nécessairement une attraction de ceux qui voudraient revendiquer une liberté vers ceux qui contestent la validité même de l’ordre républicain et voudraient mettre la loi de Dieu au-dessus de celle de l’État. L’idée que les personnes qui incitent les élèves à manifester leur appartenance à une religion sont des « agitateurs islamistes » entretient au demeurant une confusion regrettable entre musulmans et islamistes voire, car pourquoi s’arrêter en si bon chemin, entre islamistes et terroristes[2]. Le point essentiel est que, dans une république, chacun peut en même temps être adepte d’une religion, le dire et le manifester, tout en étant en même temps un citoyen parfaitement respectueux des lois. La conséquence est que l’on peut être musulman sans être islamiste, vouloir être reconnu comme musulman sans être un terroriste.

Ces confusions entretiennent les tensions au lieu de contribuer à les résorber, et c’est aussi la raison pour laquelle le terme « identitaire » devrait être banni, car il conduit à réduire les individus à une de leurs identités alors que, pour chacun d’entre nous, les identités sont multiples. On peut être musulman, juif, chrétien, et vouloir le manifester publiquement, tout en étant conjointement un citoyen français et en ayant peut-être aussi d’autres identités, professionnelles, associatives, sexuelles, alimentaires, etc.

Le terme d’identité contribue dès lors à entretenir un climat détestable qui présente une minorité comme un ennemi de l’intérieur, et il convient à cet égard de rappeler que l’antisémitisme des années 30 consistait à accuser les juifs de séparatisme (ils se marient entre eux, etc.) sous prétexte que certains d’entre eux aspiraient à vivre leur judaïsme de manière visible et ouverte dans le cadre des lois de la République. Le mot « identitaire » est ainsi devenu un des signes les plus tangibles de la contamination du débat public par les idées de l’extrême droite qui, elle, est identitaire parce qu’elle pense qu’il est impossible d’être citoyen si l’on n’est pas un « Français de souche ».

Dans ces conditions, la suspicion arbitrairement jetée sur une croyance religieuse que partagent sans doute près de 10 % des Français traduit une aspiration à revenir à une forme de pratique concordataire – réservée à la seule religion musulmane – qui mettrait sous l’étroit contrôle de l’État – en violation flagrante des principes de la loi de 1905 – une religion dont on prétend sans le moindre commencement de preuve qu’elle est incompatible avec la république et que ceux qui en font publiquement état refusent le statut de citoyen. La loi sur le séparatisme rappelle en effet étrangement le serment que le premier consul exigeait des évêques de France lors de la signature du Concordat en 1801 : « Je jure et promets à Dieu, sur les saints évangiles, de garder obéissance et fidélité au gouvernement établi par la Constitution de la République Française. Je promets aussi de n’avoir aucune intelligence, de n’assister à aucun conseil, de n’entretenir aucune ligue, soit au-dedans soit au dehors, qui soit contraire à la tranquillité publique ; et si, dans mon diocèse ou ailleurs j’apprends qu’il se trame quelque chose au préjudice de l’État, je le ferai savoir au gouvernement ». Tout y est, y compris l’appel à la délation[3].

La loi de 2004 et ses avatars

On soupçonne ces personnes malintentionnées de vouloir mettre en cause le droit de parler librement de la religion et, surtout, de la critiquer et de la tourner en ridicule. Cette manière de formuler les choses est inexacte et dangereuse car seule la puissance publique est en mesure de remettre un droit en cause, et l’État menace effectivement aujourd’hui le droit des individus à parler de leur religion et à la manifester (sauf quand ils sont chrétiens bien entendu). Mais les individus privés eux-mêmes ne peuvent pas remettre en cause un droit, ils peuvent seulement tenter d’en limiter l’exercice par d’autres personnes privées, ce qui est tout différent et, en outre, réprimé par la loi.

Il conviendrait au demeurant de souligner que le « droit à la parole athée » n’existe pas dans une république, pas plus que le « droit au blasphème » : le droit à la liberté d’expression des opinions est « content neutral » ; il ne se mesure pas au contenu de ce qui est dit, mais aux éventuelles conséquences pratiques des propos qui sont tenus, et un propos ne devrait jamais pouvoir être interdit que s’il comporte un danger imminent pour la sécurité et l’ordre public mais pas en raison de son contenu[4].

L’interdiction n’a jamais permis de faire reculer les croyances qu’elle voulait faire disparaître ; au contraire elle en renforce l’attraction en permettant à ceux qui les adoptent de se poser en victimes[5]. Oui, rappelons-le, la constitution de 1958 affirme que la république respecte toutes les croyances, même si, comme l’a remarqué François Héran, certains aimeraient lire, ou croient y lire, qu’elle n’en respecte aucune[6].

La même myopie intéressée fait dire à certains que les lois de Jules Ferry ont institué l’école obligatoire, publique, gratuite et laïque, « justifiant » ainsi la quasi interdiction de l’instruction dans le cadre familial par la loi abusivement appelée « loi visant à conforter les principes de la république ». Mais n’en déplaise à ceux qui s’emploient aujourd’hui à dévoyer les principes républicains, l’article 4 de la loi du 28 mars 1882 portant sur l’organisation de l’enseignement primaire institue l’obligation d’instruire les enfants mais pas de les scolariser : « L’instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes, français et étrangers, âgés de six à quatorze ans révolus ; elle peut être donnée soit dans les établissements d’instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute personne qu’il aura choisie ». L’instruction est obligatoire, pas l’école, mais un document émanant du gouvernement et consacré à la loi de 1882 parle pourtant de l’obligation scolaire.

Devant les tentatives des adolescents pour déjouer la loi qui leur interdit de manifester leurs croyances religieuses par des signes clairement identifiables – le foulard, la croix, la kippa – en adoptant des vêtements codés comme relevant d’une aire culturelle – les robes longues ou abayas et les qamis portés par les garçons –, les autorités ont inventé l’expression de « vêtements religieux par destination » et précisé que des signes ou des tenues  « qui ne sont pas par nature des signes d’appartenance religieuse » peuvent cependant être considérés comme tels et être interdits « au regard du comportement » de l’élève.

Lors d’une discussion soigneusement encadrée entre le ministre et les élèves d’un lycée, l’une de celles-ci s’est étonnée que les jupes longues soient interdites aux élèves alors que la proviseure du lycée – présente dans la classe au moment de l’entretien – porte elle-même une jupe de ce genre. La réponse de la proviseure est confondante : la jupe longue n’est pas interdite mais c’est lorsqu’elle est considérée comme un signe religieux qu’elle l’est.

À quoi reconnaît-on que le vêtement en question est considéré par celle qui le porte comme un signe religieux ? La réponse là encore est confondante et illustre l’impasse dans laquelle les autorités se sont enfermées : elle est considérée comme un signe religieux si l’élève refuse de l’enlever, si elle la porte de manière régulière. En d’autres termes, tout dépend de l’intention qui se cache derrière le port d’un vêtement avec une plus ou moins grande régularité.

On demande ainsi aux directions des établissements scolaires de comptabiliser le nombre de jours où une jeune fille est venue dans l’établissement avec sa jupe longue. Elles n’ont sans doute rien de mieux à faire que cette chasse à l’élève avec un mètre et un calendrier en guise d’armes, car quelle est la longueur d’une jupe longue, et combien de jours par semaine faut-il la porter pour attester une intention religieuse et la volonté de déjouer la loi ? Mais surtout, on leur demande de scruter les intentions qui animent les élèves lorsqu’ils ou elles décident de s’habiller de telle ou telle manière, ce qui est une violation ouverte de la liberté individuelle et la porte ouverte à tous les arbitraires puisque, dans le raisonnement même que l’on nous propose, l’intention diffère de l’expression.

On mesure mal l’absurdité logique dans laquelle s’enferme cette poursuite ridicule : la chose doit être distinguée de l’intention, dit-on, car on peut porter une jupe ou un bandana sans intention religieuse. Dont acte. Mais comment déceler l’intention autrement que par la chose ? Puisque c’est impossible, on finit par confondre ce que l’on prétendait distinguer et par dire que la présence de la chose est la preuve de celle de l’intention.

En 1905, Aristide Briand, au cours du débat sur le port de la soutane dans l’espace public lors de l’examen du projet de loi de séparation des Églises et de l’État, avait manifesté une intelligence qui fait aujourd’hui cruellement défaut à beaucoup : « Ce serait, disait-il, encourir le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe de leurs vêtements ». Et, prévoyant lucidement les comportements auxquels nous assistons aujourd’hui, il ajoutait : « À supposer que la loi de séparation des Églises et de l’État intègre cette interdiction, on peut compter sur l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs pour créer un vêtement nouveau pour permettre de distinguer au premier coup d’œil un prêtre de tout autre citoyen. »

Quelques évidences qui, malheureusement, n’en sont pas pour tout le monde

Faut-il encore une fois répéter quelques évidences dont le respect éviterait bien des déboires et apaiserait bien des tensions ?

La première est qu’un vêtement est un vêtement. Dans une république laïque, aucun vêtement n’est musulman, ni juif, ni chrétien. Lors du débat consacré à la loi de 1905, certains députés qui avaient évoqué la possibilité d’interdire le port de la soutane dans l’espace public se sont attirés cette autre réponse d’Aristide Briand : « Ce costume n’existe plus pour nous avec son caractère officiel… La soutane devient un vêtement comme un autre, accessible à tous les citoyens, prêtres ou non[7]. »

À partir du moment où – principe républicain essentiel – l’État est séparé des religions, il n’a plus à connaître du sens que les individus attribuent aux vêtements qu’ils portent – ou ne portent pas – mais seulement du trouble à l’ordre public matériel que certaines pratiques vestimentaires peuvent occasionner. Ainsi, il est interdit de hanter les lieux publics dans le plus simple appareil, d’entrer torse nu dans un magasin ou dans un bâtiment public, de prétendre prendre l’avion ou le train sans montrer son visage et permettre ainsi aux agents de l’aéroport ou aux contrôleurs de la SNCF de vérifier votre identité ou votre âge si vous leur présentez une carte de réduction.

Mais l’État n’a pas à scruter les intentions ni à décider que tel ou tel vêtement signifie ceci ou cela et encore moins à pourchasser et à interdire des expressions qui demeurent parfaitement pacifiques. Il est temps de comprendre que cette entreprise est sans fin, sans but assignable, sans règle juridique précise, ce qui veut dire qu’elle est arbitraire : tout peut devenir signe, tout vêtement peut être investi d’une signification religieuse, et donc tout peut être interdit pourvu que les autorités y voient une intention maligne. Est-ce là un régime de liberté ? La loi de 2004 viole par conséquent l’un des principes cardinaux de ce que le juriste américain Lon Fuller a appelé la « moralité interne du droit » qui forme la substance de l’État de droit (le rule of law) : elle interdit une action dont l’autorité peut à sa guise faire varier la définition et qui, de surcroît, n’est ni identifiable ni qualifiable puisque son existence dépend de l’intention que l’on prête à son auteur[8].

La seconde est que le fait de signaler ou de signifier ce que l’on est et ce que l’on croit par sa manière de s’habiller ou par d’autres comportements relevant d’un culte est une liberté fondamentale dont, là encore, la seule limite est l’atteinte à l’ordre public matériel : l’entrave à la libre circulation des personnes, le bruit excessif, la contrainte exercée sur autrui, avec toutefois cette réserve que l’exercice de cette liberté doit être mis en balance avec les impératifs de l’ordre public au point que l’on doit accepter certaines atteintes limitées à ce dernier pour que cet exercice de la liberté soit effectivement possible. Ainsi, lorsqu’il n’existe pas de lieu adapté permettant d’accueillir les fidèles qui souhaitent pratiquer le culte, l’exercice de celui-ci dans l’espace public peut et doit être toléré s’il n’occasionne pas une gêne considérable à la circulation. L’interdiction radicale de cette pratique signifierait une entrave à la liberté religieuse elle-même.

Faut-il rappeler encore une fois que la notion d’ordre public immatériel est incapable de recevoir une qualification juridique rigoureuse et que la notion d’atteinte au vivre ensemble est une véritable hérésie républicaine[9] ? Une société libre est faite de gens qui ne partagent pas les mêmes opinions, les mêmes valeurs, les mêmes croyances, et la liberté implique que chacun concède aux autres – et que l’État concède à tous – le droit de manifester ce qu’il pense et croit à partir du moment où il ne cause aucun trouble à l’ordre public.

Non seulement il n’existe pas de droit de ne pas rencontrer dans l’espace public l’expression de croyances que nous ne partageons pas, mais il existe une obligation d’accepter ces expressions, même et surtout lorsqu’elles nous choquent ou nous paraissent étrangères à nos traditions, à nos coutumes, à notre prétendue identité. Ceux qui se gargarisent de la définition de la nation proposée par Ernest Renan – qui la considérait comme une adhésion sans cesse renouvelée à des principes de coexistence fondés sur le respect des droits individuels – feraient bien de ne pas recourir implicitement à l’acception identitaire de la communauté politique qu’ils font mine de rejeter en paroles mais qu’ils glissent subrepticement dans leurs jugements au jour le jour[10].

Il faut en effet le redire. Notre nation et notre république ne se définissent ni par une culture, ni par une histoire, ni par une tradition, ni même essentiellement par une langue, mais par des principes d’existence partagée qui sont voulus par le corps des citoyens. Et ces principes comportent comme une part essentielle la laïcité, le fait que l’État n’adopte et ne propage aucune croyance religieuse mais aussi, comme on a trop tendance à l’oublier, le fait que ce même État ne pourchasse, n’interdit, ni ne discrimine aucune croyance. Il les respecte toutes de manière égale, il n’en méprise aucune, il ne dit d’aucune qu’elle serait par essence incompatible avec la qualité de citoyen.

On croit trop facilement que la laïcité est seulement négative, que la religion est exclue de tout ce qui possède un caractère public ou officiel et on oublie que ce principe n’est que l’article 2 de la loi de 1905 et qu’il est précédé d’un article 1 qui dit les choses on ne peut plus clairement : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »

Locke et l’idée de tolérance

Faut-il rappeler enfin ce que signifie le principe de tolérance dont la laïcité est la fille ? Après avoir publié sa Lettre sur la Tolérance en 1690, Locke a entretenu une polémique avec Jonas Proast, un adversaire résolu de cette politique de liberté religieuse[11]. La contrainte et la persécution, dit Proast, n’ont pas pour objet de contraindre qui que ce soit à croire ce qu’il ne croit pas ou à cesser de croire ce qu’il croit, car on sait très bien que c’est impossible et qu’il existe un mur infranchissable entre la force et la croyance. Mais il s’agit seulement de contraindre les dissidents à réfléchir sérieusement à la validité de leur croyance erronée. La contrainte qu’ils subissent les forcera en effet à mettre en question les faussetés qu’ils n’ont adoptées qu’en raison de leurs préjugés ou sous l’influence d’esprits malintentionnés qui n’aspirent qu’à les induire en erreur et, pour finir, elle les amènera à y renoncer.

Locke tourne ce raisonnement en ridicule. Vous dites que la contrainte n’est pas destinée à faire que les dissidents changent leur croyance mais seulement à les amener à y réfléchir sérieusement. Mais comment le persécuteur peut-il savoir que les dissidents ont sérieusement réfléchi et qu’il convient par conséquent de cesser la persécution puisque le but de celle-ci serait atteint ? La réponse est simple, dit Locke : pour le persécuteur, si les dissidents persistent dans leur croyance initiale, c’est qu’ils n’ont pas sérieusement réfléchi et que, par conséquent, la persécution doit continuer. On ne sera en droit de considérer qu’ils ont sérieusement réfléchi et que la persécution aura atteint son but que le jour où ils auront abandonné leur croyance erronée.

On voit toute la perversion de ce pseudo-raisonnement : la raison de la croyance erronée, c’est le manque de réflexion sérieuse, et le recours à la force est censé pouvoir amener les dissidents à réfléchir sérieusement, mais le seul fait qu’ils persistent dans leur croyance est la preuve qu’ils n’ont pas réfléchi sérieusement car s’ils avaient réfléchi sérieusement ils auraient abandonné leur croyance erronée ! Soyons sérieux : l’idée même de croyance religieuse erronée est une absurdité et l’idée d’amener certains à abandonner leurs croyances en recourant à la force est encore plus absurde.

Si l’on veut amener les élèves à réfléchir sérieusement à ce qu’est une croyance religieuse et aux raisons qu’ils ont de l’adopter ou de la conserver, ce n’est pas à la contrainte mais à la liberté qu’il faut recourir. On croit que, par l’interdiction, on va contraindre les adolescents à adhérer à une espèce de religion rationaliste et là est bien l’objectif ultime : on veut contraindre à croire. Or non seulement c’est impossible, mais c’est aussi contraire à la liberté de conscience, et non seulement c’est contraire à la liberté de conscience mais c’est aussi contreproductif, car on crée une attraction malsaine pour ce qui est persécuté tout en jetant le doute sur la validité d’un rationalisme dont on laisse voir que l’on n’a pas assez confiance dans sa vérité pour le laisser affronter ses antagonistes avec ses seuls arguments.

L’intégration des juifs dans la citoyenneté française

Dans un livre récemment traduit en français[12], l’historien Maurice Samuels a montré que l’insertion des juifs dans la communauté civique française s’est heurtée, depuis la Révolution, à une conception de la citoyenneté qui la représentait comme incompatible par principe avec l’affirmation publique d’une appartenance religieuse, comme si les juifs avaient dû renoncer à leur différence – dont nul ne peut nier l’existence – pour s’intégrer à la communauté nationale. Cette volonté assimilationniste voulait en réalité faire de la disparition des juifs en tant que juifs la condition de leur apparition en tant que citoyens, une idée profondément antirépublicaine qui postule que l’identité religieuse est incompatible avec l’identité civique alors que le principe même d’une société républicaine est d’unir dans une citoyenneté composée de droits identiques des personnes dont les identités ethniques, culturelles, religieuses, philosophiques peuvent et doivent être profondément différentes[13].

L’identité des droits est la condition de la préservation essentielle de ces différences au contraire de ceux qui, aujourd’hui, veulent nous faire croire qu’elle en implique la disparition. Il n’est pas indifférent d’apprendre par Maurice Samuels qu’Émile Zola – grand pourfendeur de l’intolérance dans le panthéon des intégristes républicains – était totalement opposé à cette reconnaissance des particularismes et pensait que l’apaisement des tensions antisémites supposait que les juifs se fondent dans la population française au point de ne plus pouvoir y être identifiés comme tels.

Mirabeau, dans son essai Sur Moses Mendelssohn, sur la réforme politique des Juifs, publié en 1787, écrit par exemple : « Que cette nation ait comme toute autre le plus libre exercice de son culte, qu’elle établisse à ses frais autant de synagogues et de rabbins qu’elle le voudra, que le droit d’exclusion ne soit accordé à l’église juive comme à toute autre que pour la société religieuse, mais que dans les limites de cette société, les décrets des rabbins soient appuyés du bras séculier, que les juifs vivent et soient jugés selon leurs propres lois[14]. » Maurice Samuels montre de même la profonde manipulation à laquelle donne lieu la fameuse déclaration du comte de Clermont Tonnerre en 1789 selon laquelle « il faut tout concéder aux juifs en tant qu’individus et ne rien leur concéder en tant que nation ».

Cette déclaration ne signifiait pas que l’élision publique de l’identité juive était la condition de l’intégration à la communauté des citoyens et, lorsque l’assemblée nationale a accordé la citoyenneté française aux juifs par le décret du 27 septembre 1791, elle n’a pas exigé qu’ils renoncent à leur statut juridique personnel. Leurs transactions privées et familiales continuaient d’être sous l’autorité de la loi juive et c’est seulement sous l’empire, quelque vingt-cinq ans plus tard que Napoléon fera de la citoyenneté et de la conformité aux lois civiles de la république deux choses inséparables. Rappelons aussi que, en contradiction avec cet acte de l’assemblée nationale de 1791, la France coloniale a constamment fait de l’abandon de leur statut personnel la condition de l’accès des musulmans d’Algérie à la citoyenneté française, raison pour laquelle seule une poignée d’entre eux y avait effectivement accédé avant l’indépendance[15].

Le prétendu combat pour la raison et les Lumières, pour la libération de la femme et le recul des préjugés, se transforme ainsi en un délire collectif et irrationnel marqué en outre par une défiance de plus en plus prononcée sur la capacité des femmes à décider elles-mêmes de ce qui leur convient et de ce qui leur est bon. On finit en effet par se demander où se trouvent aujourd’hui le paternalisme et la volonté de contrôler la conduite féminine, contre lesquels la loi était censée lutter, quand on voit que l’État – par ses représentants, masculins pour l’essentiel – prétend imposer à des femmes la manière dont elles doivent se vêtir et savoir mieux qu’elles, en contradiction avec tous les enseignements de la pensée libérale depuis John Stuart Mill, ce qui est bon pour elles et ce qui leur permettra d’accéder à la liberté. On avait cru comprendre que la contrainte ne pouvait jamais constituer un moyen d’accéder à la liberté, mais on s’était sans doute trompé.

Quant à l’argument selon lequel la contrainte n’est pas du côté de la loi mais du côté de ceux qui veulent forcer leurs épouses, leurs compagnes ou leurs filles à porter un foulard dissimulant leurs cheveux, il est fallacieux car il repose sur une confusion entre deux choses essentiellement différentes : par le canal de la loi, l’État détient un monopole du droit de contraindre, d’interdire, et de pénaliser certaines conduites, en l’occurrence en décidant d’exclure des établissements scolaires publics les jeunes filles qui veulent porter un foulard et les jeunes gens qui oseraient porter le fameux vêtement religieux « par destination ». Les personnes privées en revanche, maris, pères, imams, ne disposent d’aucun pouvoir d’interdire, d’aucun pouvoir de contraindre au sens rigoureux du terme.

Ils disposent néanmoins d’une puissance de pression. Mais il conviendrait de remarquer que la possibilité de faire pression sur une personne pour l’amener à adopter tel ou tel comportement n’est pas réservée aux mâles musulmans. C’est une réalité omniprésente dans la société contemporaine et qui existe sous les formes les plus diverses, de la mode à la publicité, du monopole aux contrats salariaux dans lesquels ceux qui sont dépourvus de puissance de négociation sont bien forcés d’accepter des salaires et des conditions de travail auxquels ils souhaiteraient échapper s’ils en avaient le pouvoir.

Si l’État s’emploie à réprimer toutes les actions par lesquelles certaines personnes privées en induisent d’autres, par différents moyens de pression, à adopter un comportement ou des opinions qu’ils n’adopteraient peut- être pas spontanément ou dans d’autres contextes, les risques de dérive seront considérables. La seule question dont l’État a le droit de se préoccuper consiste à déterminer si celui qui exerce une pression incite celui ou celle qui en est l’objet à commettre un acte illégal. Dans une république laïque qui respecte toutes les croyances et toutes les conduites compatibles avec l’ordre public matériel, doit-il être interdit de porter un foulard sur la tête ? Cela devrait-il être considéré comme un acte illégal, même dans le contexte scolaire ?

Faut-il encore une fois rappeler l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui fait partie intégrante de la constitution qui nous régit ? : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». Et l’article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »

Le port d’un vêtement est-il en soi un obstacle à l’exercice de leurs droits par ceux qui ne le portent pas ? Il devrait suffire de poser la question pour savoir comment y répondre et se convaincre enfin que la puissance publique n’a pas, dans une république, à se préoccuper de la signification que les individus accordent à leurs actions mais uniquement de ces actions elles-mêmes pour les passer au crible d’un critère que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen énonce avec une parfaite clarté.

L’illogisme qui frappe la loi de 2004 est perçu et régulièrement dénoncé à l’étranger – mais aussi, on peut le croire, par ceux qui en sont l’objet – et il n’y a que les prisonniers d’un débat dont les termes sont imposés par l’extrême droite pour ne pas le comprendre. Il est au demeurant préoccupant d’entendre certains défenseurs de cette législation et des séances de formation dispensées aux enseignants pour en expliquer les présupposés et la substance dire que cette formation a pour objet non d’inculquer un dogme mais seulement d’expliquer ce que sont les lois de la république. Le jour où un parti autoritaire accédera au pouvoir et édictera une législation ouvertement discriminatoire, dispensera-t-on alors des formations qui en indiqueront le mode d’emploi ?

Si formation à la laïcité il doit y avoir, elle doit revêtir la forme d’une introduction contradictoire aux différentes théories portant sur cette question et non d’une série d’instructions officielles donnant une définition dogmatique, et le plus souvent dénuée de contenu réel, à des concepts – liberté, égalité – que l’on n’a pas pris le soin d’analyser alors que ce sont par définition des « concepts essentiellement contestés[16] ».

Droits et devoirs des enseignants

Il n’en demeure pas moins que le travail des enseignants est rendu parfois très difficile en raison des contestations et des discussions – qui peuvent devenir très âpres – dont certains contenus de l’enseignement peuvent devenir l’objet.

Deux observations préliminaires s’imposent.

Tout d’abord, on ne sache pas que l’interdiction de certains signes religieux dans le cadre scolaire contribue à aplanir ces difficultés. On peut craindre au contraire qu’elle ne crée chez certains une victimisation qui encourage le sentiment que cette école n’est pas la leur, qu’elle leur refuse la place à laquelle ils ont droit, qu’elle fait preuve d’une intolérance qui ne les encourage pas à faire eux-mêmes preuve d’une ouverture d’esprit dont ils ne voient pas que l’institution soit autant capable de la manifester qu’elle le prétend.

En second lieu, l’attraction que l’enseignement privé exerce de manière croissante sur les familles privilégiées partout où un certain brassage social serait encore possible contribue à créer une forme de ségrégation qui peut être durement ressentie et engendre une forme d’animosité ou de rancune qui se manifeste par la contestation des contenus d’une institution qui, là encore, présente un visage réel très différent du discours qu’elle tient sur elle-même.

Récemment nommée dans un lycée de banlieue et s’entretenant avec ses élèves, une jeune professeure de philosophie entend de leur part ce propos : « Madame, vous trouvez pas qu’il y a beaucoup de Noirs et d’Arabes ici ? » Interloquée, elle demande des explications à ces élèves, eux-mêmes « issus de la diversité » pour reprendre ce magnifique euphémisme qui hante les couloirs du ministère de l’éducation nationale. La réponse est que ces jeunes gens ont la très nette impression d’être rassemblés dans un ghetto que fuient les « blancos » du quartier et des alentours qui préfèrent des établissements moins bigarrés[17]. Là encore, il est difficile de prétendre que l’école est un sanctuaire alors qu’elle apparaît aux yeux des adolescents comme un miroir grossissant de la ségrégation sociale et l’un des canaux privilégiés par lesquels elle se reproduit.

Mais cela ne supprime pas le problème, et on doit l’affronter sans fausse pudeur. Si, en tant qu’enseignant, on estime que ce que l’on s’apprête à dire ou à montrer à des élèves est tel que certains d’entre eux, de notre propre aveu, ont le droit de ne pas le voir ou de ne pas l’entendre, il faut s’abstenir de le dire ou de le montrer. Indépendamment de ce qui s’est effectivement passé dans la classe de Samuel Paty et du sort tragique de ce dernier, on doit dire, sans céder à l’émotion, que si un enseignant indique à des élèves, pour quelque raison que ce soit, religieuse ou philosophique, qu’ils ont le droit de sortir de la classe pour ne pas être exposés au discours qu’il s’apprête à tenir ou aux images qu’il s’apprête à montrer, il affirme lui-même qu’il n’a pas le droit de les y obliger et de leur faire un devoir d’y être exposés. En conséquence, il doit s’abstenir de dire ce qu’il s’apprête à dire et de montrer ce qu’il s’apprête à montrer.

Un enseignant accomplit une fonction publique et il doit l’accomplir dans le cadre du droit qui s’applique à sa fonction, un droit dont il est lui-même juge dans beaucoup de circonstances particulières. Mais il doit se donner pour règle de ne faire et de ne dire que ce qu’il pense avoir le droit d’imposer aux élèves parce que cela est indispensable à l’accomplissement de sa mission d’instruction. Il ne doit donc dire et montrer dans sa classe que ce dont il pense que tous les élèves qui sont en face de lui ont l’obligation d’y être exposés, qu’ils n’ont aucun droit de s’y soustraire parce que, sans cette exposition, les objectifs que poursuit l’enseignant et qui lui sont assignés par sa fonction ne pourraient pas être atteints.

Bien entendu, il est possible que l’enseignant estime avoir le droit de dire ou de montrer certaines choses et que certains élèves lui contestent ce droit. Mais c’est son jugement seul qui fait autorité et c’est à lui qu’il appartient de démontrer ensuite aux élèves qu’il a raison sur ce point et qu’ils n’ont aucun droit de ne pas entendre ce qu’il pense devoir dire et de ne pas voir ce qu’il pense devoir montrer.

Mais s’il estime qu’il a le droit de dire ce qu’il dit et de montrer ce qu’il montre, c’est-à-dire s’il estime qu’il ne peut pas remplir la mission d’instruction qui lui est confiée sans cela, il ne doit pas donner à certains élèves le droit de ne pas l’entendre ou de ne pas le voir. Ce serait en effet contradictoire : si l’enseignant a le droit de dire A, il s’ensuit que les élèves, tous les élèves sans aucune exception, ont l’obligation d’entendre A. Mais un enseignant tombe dans l’incohérence s’il affirme qu’il a le droit de dire A dans sa classe et que certains de ses élèves ont cependant le droit de ne pas l’entendre (ou n’ont pas l’obligation de l’entendre).

Enseigner la liberté d’expression

Peut-on être plus précis et aborder la question des caricatures du prophète de l’islam, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit ? Comment répondre à la question de savoir si un enseignant a le droit de montrer ces caricatures à ses élèves et si ces derniers ont l’obligation de les regarder dans le cadre d’un cours ? La réponse est qu’il n’a pas ce droit s’il pense être en mesure d’atteindre les objectifs pédagogiques qu’il poursuit – et qui lui sont assignés par sa hiérarchie – par d’autres moyens.

S’il pense avoir le choix entre des moyens pédagogiques susceptibles d’offenser les croyances et les convictions les plus profondes de certains de ses élèves – croyance et convictions dont on doit répéter qu’elles sont respectables et que la république les respecte toutes – et d’autres moyens qui, sans avoir le même effet offensant, lui permettent d’atteindre les objectifs qu’il poursuit avec la même efficacité que s’il recourait à ceux qui contiennent ce que certains de ses élèves considèrent comme une offense à leur égard, il doit choisir les seconds. S’il choisissait les premiers, il offenserait certains de ses élèves sans aucun profit et, surtout, sans aucune nécessité. Il n’existe certainement aucun droit de ne pas être offensé par l’exposé d’opinions que l’on ne partage pas ou par l’exhibition d’images qui nous heurtent et nous choquent, mais il pourrait en revanche exister un droit de ne pas être offensé sans aucune nécessité par un enseignant qui accomplit une mission à laquelle les élèves n’ont pas la possibilité de se soustraire.

Rappelons à cet égard le passage de la lettre de Jules Ferry aux instituteurs du 27 novembre 1883 car, aujourd’hui, il doit résonner d’une manière étrange aux oreilles de certains : « Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusque où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en-deçà de cette limite plutôt que vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant ». Oui, on a bien lu : Jules Ferry était d’avis que les enfants ont une conscience et que celle-ci doit être respectée.

Il est cependant très clair que le recours aux moyens pédagogiques qui ne comportent de caractéristiques offensantes pour personne ne doit être la règle que si l’enseignant a la conviction qu’il est en mesure, avec eux, d’atteindre ses objectifs avec la même efficacité que s’il recourait à des moyens plus offensants aux yeux de certains. On doit donc admettre sans aucune hésitation que certains enseignants peuvent avoir la conviction qu’ils sont incapables de démontrer aux yeux de leurs élèves la validité d’un principe de liberté d’expression, y compris la validité du principe qui permet de critiquer la religion ou de la tourner en ridicule, sans montrer les caricatures. Cela relève de la seule liberté de jugement de chacun des enseignants à qui est confiée la mission de faire cette démonstration.

S’ils en jugent ainsi, cela implique sans le moindre doute qu’ils ont, en qualité d’enseignants, un droit intangible de dire et de faire tout ce qui est à leurs yeux nécessaire à l’atteinte des objectifs pédagogiques qui leur sont assignés et qui sont légitimes. Seule leur hiérarchie pourrait contester la manière dont ils exercent ce droit et juger qu’ils ont outrepassé les limites de leur enseignement. Les élèves et les parents sont alors tenus d’écouter ce que les enseignants jugent devoir dire, et de voir ce qu’ils jugent devoir montrer. Mais dans ce cas, ceux-ci doivent s’en tenir à cette conclusion et, s’ils veulent demeurer cohérents, ils doivent affirmer que les élèves ont une obligation d’entendre et de voir ce qu’ils ont l’intention de leur dire ou de leur montrer. Ils ne doivent donc pas permettre à certains d’entre eux de se soustraire à cette obligation.

On ne peut cependant laisser là cette question sans ajouter un point essentiel. Il n’est pas possible de dire que nul n’a le droit de ne pas être choqué ou que nul n’a le droit de circuler dans un espace où il ne rencontrerait jamais d’opinions ou d’images susceptibles de heurter sa sensibilité et ses convictions sans ajouter une précision importante. Ce credo que l’on fait répéter aujourd’hui aux adolescents comme un catéchisme, ne peut être accepté sous cette forme. Nul ne détient en effet un tel droit vis-à-vis d’autres personnes privées, et le principe même d’une société de liberté est que la diversité des opinions peut s’y exprimer avec pour seule limite l’interdiction de porter atteinte aux biens, aux personnes, et à l’ordre public matériel d’une manière générale.

La conséquence est que chacun d’entre nous est exposé à rencontrer des images qui le heurtent et à entendre des propos qui le scandalisent. Mais un fonctionnaire de l’État – un enseignant – n’est pas une personne privée lorsqu’il exerce sa mission d’instruction. Il a un devoir de réserve que lui impose la constitution et qui lui enjoint de respecter toutes les croyances sans jamais faire état de celles qui lui sont propres. Il faut donc faire une distinction entre la liberté des individus privés – qui ont le droit d’insulter ou de tourner en ridicule une religion pour la seule satisfaction qu’ils en retirent – et celle des fonctionnaires qui, lorsqu’ils tournent en dérision une religion dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, sans nécessité pédagogique clairement revendiquée et assumée dans ses conséquences, contreviennent à une constitution qui affirme, répétons-le encore une fois, que la République respecte toutes les croyances.

La liberté d’expression est un droit qui appartient aux citoyens de ce pays, mais on ne sache pas qu’il appartienne à l’État lorsqu’il s’exprime par la voix d’un enseignant ou d’un autre fonctionnaire qui sont tenus à la neutralité, et cette neutralité implique qu’ils s’abstiennent d’insulter ou de tourner en ridicule la croyance de certains des citoyens lorsque cela, de leur propre aveu, n’est pas indispensable à l’accomplissement de leur fonction. Ni l’État ni les fonctionnaires ne détiennent un droit d’offenser sans nécessité ni justification liée à l’accomplissement de leur fonction. Est-ce que l’on imagine un dessin représentant le christ dans une position humiliante assortie d’allusions sexuelles ornant le bureau d’un fonctionnaire qui est amené à recevoir le public ? Cela ferait-il partie de sa liberté d’expression ? Certainement pas.

On s’inquiète aujourd’hui de voir nombre d’adolescents issus de l’immigration maghrébine et sub-saharienne manifester une réticence croissante à l’égard d’une version intégriste du modèle républicain sur laquelle il serait opportun de s’interroger. Est-il possible d’attirer vers une société des individus à qui l’on demande de faire disparaître une part parfois essentielle de ce par quoi ils se définissent ? L’assimilation est-elle la condition de la citoyenneté ? La pluralité des croyances est-elle réellement incompatible avec l’idée républicaine[18] ?

Mais, plus encore, est-il possible d’attirer vers une société qui proclame son attachement à l’égalité et à l’absence de discrimination des individus qui perçoivent chaque jour, chaque heure, les inégalités et les discriminations dont ils sont affectés et qui prennent parfois un aspect systémique où l’attitude même de l’État est engagée, notamment à travers le comportement d’une police qui n’a de républicain que le nom ?

Il faut dès lors ne pas hésiter à mettre en lumière ce qui est en train de se produire. Sous la pression des idées introduites dans le débat public par l’extrême droite, ce débat dérive vers les prétendues « questions identitaires » au détriment des questions pourtant cruciales – répartition des richesses, crise environnementale – qui devraient en occuper le centre. Il s’agit d’une stratégie de dissimulation et de détournement de l’attention visant à provoquer des regroupements sociaux et politiques sur d’autres lignes de fracture que celles qui devraient importer le plus et, par voie de conséquence, à renvoyer celles-ci à un statut subordonné.

Pendant que l’on discute de la longueur des jupes des lycéennes, le ministre de l’économie s’emploie à rejeter toute taxation des superprofits et l’inaction climatique peut continuer à prospérer. Veut-on un indice de cette dérive ? Interrogé sur une radio nationale à propos des déclarations d’Éric Ciotti concernant le lien entre immigration et délinquance, le président du Sénat – le second personnage de l’État – s’efforce de noyer le poisson et de ne pas se désolidariser outre mesure d’une déclaration émanant d’un homme qui brigue la direction de son propre parti[19].

Interrogé sur le même point lors de son entretien télévisé du 26 octobre sur France 2, le président de la république – spécialiste de l’art de dire en même temps une chose et son contraire – commence par dire qu’il ne fera pas de « lien existentiel » entre immigration et insécurité. Que signifie le mot existentiel ? On aimerait parfois que les personnes qui nous dirigent disent les choses dans des termes que tout le monde peut comprendre mais l’essentiel n’est pas là car il ajoute immédiatement après : « Aujourd’hui, quand on regarde la délinquance par exemple à Paris, où on a une forte concentration […] de cette immigration illégale, oui, elle est très présente dans les faits de délinquance ».

Il pourrait réfléchir avant de parler et se demander par exemple quelle serait la proportion de délinquants parmi les Français « de souche » s’ils étaient soudain contraints d’émigrer dans un autre pays et d’y dormir sur les trottoirs des grandes villes, sans aucune ressource, sans pouvoir se changer ni se laver, et dans l’incertitude totale du lendemain. La dignité aurait voulu qu’il récuse la question avec mépris et renvoie celle qui la pose aux données objectives fournies par le Musée de l’histoire de l’immigration ou par les sociologues spécialistes de cette question[20]. Mais la démagogie impose une autre attitude et la réponse du président contribue à accréditer une forme de racisme qui laisse penser que ces « étrangers » ont la délinquance dans leurs gènes, dans leur sang, qu’ils commettent des actes de délinquance en raison de ce qu’ils sont et non de la situation dans laquelle ils se trouvent. Le racisme a-t-il une autre définition que celle-ci ?

Il convient donc de souligner la forme d’irrationalité où nous conduit, au nom du combat pour la raison et les Lumières, une pratique de la prétendue laïcité qui en dévoie le principe. On en vient à une situation dans laquelle on demande aux particuliers de s’abstenir de faire état de leurs croyances religieuses mais où l’on autorise au contraire l’État et ses représentants à insulter publiquement une religion, par exemple en projetant les caricatures du prophète sur des bâtiments publics comme cela a été fait à Montpellier après l’assassinat de Samuel Paty. Ceci, ce n’est pas la laïcité, c’en est plus que le dévoiement, c’en est la négation pure et simple.


[1] Le Monde, 13 octobre 2022.

[2] Cf. Haouès Seniguer, La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), Le Bord de l’eau, Lormont, 2022 ; Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, La découverte, Paris 2013 (réédition 2022).

[3] Parmi les indices de cette suspicion qui aboutit à des décisions arbitraires et discriminatoires citons l’exemple d’un article de Charlie Hebdo dénonçant de manière mensongère – en contradiction avec tous les rapports des contrôles effectués par les représentants du ministère de l’éducation nationale qui n’avaient noté aucune atteinte à la laïcité – les errements islamistes au sein d’un école privée qui demandait à pouvoir acheter à la municipalité où elle est implantée un terrain qui lui aurait permis d’agrandir ses locaux. À la suite de l’article, le préfet a opposé son veto à la vente du terrain, au grand dam du maire de la commune, élu Les Républicains, qui ne voyait quant à lui aucun obstacle à cette extension et avait accepté de vendre le terrain à l’association gestionnaire de l’école. Cf. D. Perrotin, « Une école musulmane ciblée par les autorités après un article erroné de “Charlie Hebdo” », Mediapart, 11 octobre 2022.

[4] Aux États-Unis, la cour suprême a reconnu que même les appels à la violence étaient couverts par l’amendement constitutionnel qui protège la liberté d’expression. Dans son arrêt ( Brandenburg v. Ohio, 1969), la Cour, par la voix du juge Brennan, a même restreint et précisé ce qu’il convenait de considérer comme une atteinte à l’ordre public. Là où une décision précédente exigeait qu’un propos présente un danger « clair et imminent » ( clear and present danger) pour que son interdiction soit justifiée, l’arrêt Brandenburg dit que les propos appelant à la violence sont couverts par la liberté d’exception « sauf quand les appels en question ont pour objet d’inciter à ou de produire de manière immédiate une action illégale, ou s’il est vraisemblable qu’ils incitent à une telle action ou la produisent » (« except where such advocacy is directed to inciting or producing imminent lawless action and is likely to incite or produce such action »).

[5] Le comte de Clermont Tonnerre l’avait dit dans son discours du 23 décembre 1789 : « Prévenez l’esprit de corps et si vous opprimez les consciences, certes les opprimés feront corps et leur esprit se fortifiera » (Opinion de M. le comte Stanislas de Clermont Tonnerre, député de Paris, 23 décembre 1789).

[6] F. Héran, « Lettre aux professeurs d’histoire géographie ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression », La vie des Idées, 30 octobre 2020 ; cf. aussi : F. Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, Paris 2021.

[7] Cité par R. Pfefferkorn, La Laïcité, une aspiration émancipatrice dévoyée, Syllepses 2022 p. 46.

[8] Lon Fuller, The Morality of Law, Yale University Press, 1964.

[9] Hérésie allègrement propagée par la soi-disant « secrétaire d’État à la laïcité » Sonia Backès dans une tribune publiée par le journal Le Monde (16/10/2022) : « Or, quelle est-elle, l’intention qui se cache derrière le port concerté d’abayas ou de qamis par plusieurs élèves d’un même établissement scolaire ? Les messages abondamment relayés sur certains réseaux sociaux prisés par les collégiens ou lycéens nous indiquent qu’à travers le port assumé de ces vêtements certains élèves souhaitent mettre à mal l’application du principe de laïcité en milieu scolaire en affirmant une identité religieuse. La distinction, parfois brandie, entre vêtements cultuels et vêtements culturels relève dans ces cas-là du sophisme. Cette remise en question est dangereuse à au moins trois égards : elle sape les principes du vivre-ensemble auprès d’une jeunesse par essence influençable, et constitue bien souvent la porte d’entrée vers le séparatisme. » Au mépris de l’histoire et de la vérité, cette même « secrétaire d’État » ose écrire que la boussole en matière de laïcité n’est pas la loi de 1905 mais celle de 2004 encadrant le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Mais cette loi, contrairement à ce qu’elle écrit, n’est pas une application du principe de laïcité ; elle en est la négation ouverte.

[10] S. Hennette Vauchez et Vincent Valentin ont critiqué cette idée d’ordre public immatériel dans un très précieux petit ouvrage : L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, LGDJ, Paris 2014 ; V. Valentin « Les Nouvelles configurations de l’ordre public. La neutralité, entre cosmopolitisme et républicanisme », Érudit, 46, 2019.

[11] John Locke, A second Letter on Toleration, Churchill, Londres 1690; A third Letter on Toleration, Churchill, Londres, 1692.

[12] M. Samuels, Le droit à la différence. L’universalisme français et les Juifs, La découverte, Paris 2022.

[13] Dans Tombeaux, autobiographie de ma famille (Seuil, 2022) Annette Wieviorka cite un texte de son grand père Wolf Wieviorka écrit en 1939 : « Il s’agit d’avoir le courage de voir que les Juifs ont signé, avant leur émancipation, qu’ils ont obtenue il y a cent trente ans, une traite qu’ils n’auraient pu honorer, quel qu’en fût leur désir. Cette traite, c’était de disparaître en tant que nation. Ainsi, ils se fondraient dans la nation. C’est ce que pensaient les amis des Juifs, tandis que les ennemis clamaient qu’ils ne cesseraient d’être un peuple à part. Nous étions d’accord avec nos amis et non avec nos ennemis. Mais il s’est avéré que la vérité était du côté de nos ennemis. Les Juifs n’avaient pas l’intention de disparaître en tant que peuple en échange du droit de vivre comme des hommes » (p. 168-169).

[14] Mirabeau, Sur Moses Mendelssohn, Paris 1787, p. 89 ; Samuels, op. cit., p. 46.

[15] Cf. S. Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence, Odile Jacob, Paris, 2012. Ceux qui aspirent à apaiser les fractures au lieu de les attiser seraient également bien inspirés de s’interroger sur l’opportunité de continuer à donner le nom du général Bugeaud à des boulevards et avenues des villes françaises. Le général Bugeaud, « pacificateur » de l’Algérie, responsable des enfumades où ont péri des centaines de femmes et d’enfants, serait aujourd’hui inculpé pour crimes contre l’humanité. Une bonne idée serait de rebaptiser les avenues en question ‘Avenue des Grottes de Dahra’, l’un des plus célèbres épisodes où Bugeaud a demandé à ses soldats, en juin 1845, d’enfumer les civils qui s’étaient réfugiés dans ces grottes « comme des renards ». On peut toujours rêver sous le mandat d’un président de la république qui a parlé des relations franco-algériennes en disant qu’il s’agissait d’une « histoire d’amour ». L’amour qui fait mal sans doute.

[16]Cf. W.B Gallie, « Essentially contested concepts », Proceedings of the Aristotelian Society New Series, Vol. 56 (1955-1956), pp. 167-198.

[17] Cf. M. Goanec et D. Huet, « Mixité sociale à l’école, le privé ne joue pas le jeu et cela se voit de plus en plus », Mediapart, 14 octobre 2022. Le ministère de l’éducation a en effet été contraint de rendre publiques les données sur l’indice de position sociale dans les différents types d’établissements et les résultats sont édifiants.

[18] Voir la question que pose D. Sallenave dans L’églantine et le muguet (Gallimard 2018), p. 383 : « La demande de reconnaissance des différences religieuses, ethniques, sexuelles, est devenue la condition d’une intégration réussie. D’où ma question : nos concitoyens d’origine ou de culture arabo-musulmane devraient-ils être les derniers à se voir reconnaître des formes d’appartenance collective aujourd’hui considérées comme parfaitement compatibles avec l’identité nationale ? »

[19] Gérard Larcher, le 8h30 politique France info, le 20 octobre 2022.

[20] Cf. L. Muchielli, « Immigration et délinquance : réalités, amalgames et xénophobie », in Migrations et Mutations de la société française, l’état des savoirs, sous la direction de M. Poinsot et S. Weber, La découverte, 2014, p. 307-315.

Jean-Fabien Spitz

Philosophe, Professeur émérite à la Sorbonne

Notes

[1] Le Monde, 13 octobre 2022.

[2] Cf. Haouès Seniguer, La République autoritaire. Islam de France et illusion républicaine (2015-2022), Le Bord de l’eau, Lormont, 2022 ; Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, La découverte, Paris 2013 (réédition 2022).

[3] Parmi les indices de cette suspicion qui aboutit à des décisions arbitraires et discriminatoires citons l’exemple d’un article de Charlie Hebdo dénonçant de manière mensongère – en contradiction avec tous les rapports des contrôles effectués par les représentants du ministère de l’éducation nationale qui n’avaient noté aucune atteinte à la laïcité – les errements islamistes au sein d’un école privée qui demandait à pouvoir acheter à la municipalité où elle est implantée un terrain qui lui aurait permis d’agrandir ses locaux. À la suite de l’article, le préfet a opposé son veto à la vente du terrain, au grand dam du maire de la commune, élu Les Républicains, qui ne voyait quant à lui aucun obstacle à cette extension et avait accepté de vendre le terrain à l’association gestionnaire de l’école. Cf. D. Perrotin, « Une école musulmane ciblée par les autorités après un article erroné de “Charlie Hebdo” », Mediapart, 11 octobre 2022.

[4] Aux États-Unis, la cour suprême a reconnu que même les appels à la violence étaient couverts par l’amendement constitutionnel qui protège la liberté d’expression. Dans son arrêt ( Brandenburg v. Ohio, 1969), la Cour, par la voix du juge Brennan, a même restreint et précisé ce qu’il convenait de considérer comme une atteinte à l’ordre public. Là où une décision précédente exigeait qu’un propos présente un danger « clair et imminent » ( clear and present danger) pour que son interdiction soit justifiée, l’arrêt Brandenburg dit que les propos appelant à la violence sont couverts par la liberté d’exception « sauf quand les appels en question ont pour objet d’inciter à ou de produire de manière immédiate une action illégale, ou s’il est vraisemblable qu’ils incitent à une telle action ou la produisent » (« except where such advocacy is directed to inciting or producing imminent lawless action and is likely to incite or produce such action »).

[5] Le comte de Clermont Tonnerre l’avait dit dans son discours du 23 décembre 1789 : « Prévenez l’esprit de corps et si vous opprimez les consciences, certes les opprimés feront corps et leur esprit se fortifiera » (Opinion de M. le comte Stanislas de Clermont Tonnerre, député de Paris, 23 décembre 1789).

[6] F. Héran, « Lettre aux professeurs d’histoire géographie ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression », La vie des Idées, 30 octobre 2020 ; cf. aussi : F. Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, Paris 2021.

[7] Cité par R. Pfefferkorn, La Laïcité, une aspiration émancipatrice dévoyée, Syllepses 2022 p. 46.

[8] Lon Fuller, The Morality of Law, Yale University Press, 1964.

[9] Hérésie allègrement propagée par la soi-disant « secrétaire d’État à la laïcité » Sonia Backès dans une tribune publiée par le journal Le Monde (16/10/2022) : « Or, quelle est-elle, l’intention qui se cache derrière le port concerté d’abayas ou de qamis par plusieurs élèves d’un même établissement scolaire ? Les messages abondamment relayés sur certains réseaux sociaux prisés par les collégiens ou lycéens nous indiquent qu’à travers le port assumé de ces vêtements certains élèves souhaitent mettre à mal l’application du principe de laïcité en milieu scolaire en affirmant une identité religieuse. La distinction, parfois brandie, entre vêtements cultuels et vêtements culturels relève dans ces cas-là du sophisme. Cette remise en question est dangereuse à au moins trois égards : elle sape les principes du vivre-ensemble auprès d’une jeunesse par essence influençable, et constitue bien souvent la porte d’entrée vers le séparatisme. » Au mépris de l’histoire et de la vérité, cette même « secrétaire d’État » ose écrire que la boussole en matière de laïcité n’est pas la loi de 1905 mais celle de 2004 encadrant le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Mais cette loi, contrairement à ce qu’elle écrit, n’est pas une application du principe de laïcité ; elle en est la négation ouverte.

[10] S. Hennette Vauchez et Vincent Valentin ont critiqué cette idée d’ordre public immatériel dans un très précieux petit ouvrage : L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, LGDJ, Paris 2014 ; V. Valentin « Les Nouvelles configurations de l’ordre public. La neutralité, entre cosmopolitisme et républicanisme », Érudit, 46, 2019.

[11] John Locke, A second Letter on Toleration, Churchill, Londres 1690; A third Letter on Toleration, Churchill, Londres, 1692.

[12] M. Samuels, Le droit à la différence. L’universalisme français et les Juifs, La découverte, Paris 2022.

[13] Dans Tombeaux, autobiographie de ma famille (Seuil, 2022) Annette Wieviorka cite un texte de son grand père Wolf Wieviorka écrit en 1939 : « Il s’agit d’avoir le courage de voir que les Juifs ont signé, avant leur émancipation, qu’ils ont obtenue il y a cent trente ans, une traite qu’ils n’auraient pu honorer, quel qu’en fût leur désir. Cette traite, c’était de disparaître en tant que nation. Ainsi, ils se fondraient dans la nation. C’est ce que pensaient les amis des Juifs, tandis que les ennemis clamaient qu’ils ne cesseraient d’être un peuple à part. Nous étions d’accord avec nos amis et non avec nos ennemis. Mais il s’est avéré que la vérité était du côté de nos ennemis. Les Juifs n’avaient pas l’intention de disparaître en tant que peuple en échange du droit de vivre comme des hommes » (p. 168-169).

[14] Mirabeau, Sur Moses Mendelssohn, Paris 1787, p. 89 ; Samuels, op. cit., p. 46.

[15] Cf. S. Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence, Odile Jacob, Paris, 2012. Ceux qui aspirent à apaiser les fractures au lieu de les attiser seraient également bien inspirés de s’interroger sur l’opportunité de continuer à donner le nom du général Bugeaud à des boulevards et avenues des villes françaises. Le général Bugeaud, « pacificateur » de l’Algérie, responsable des enfumades où ont péri des centaines de femmes et d’enfants, serait aujourd’hui inculpé pour crimes contre l’humanité. Une bonne idée serait de rebaptiser les avenues en question ‘Avenue des Grottes de Dahra’, l’un des plus célèbres épisodes où Bugeaud a demandé à ses soldats, en juin 1845, d’enfumer les civils qui s’étaient réfugiés dans ces grottes « comme des renards ». On peut toujours rêver sous le mandat d’un président de la république qui a parlé des relations franco-algériennes en disant qu’il s’agissait d’une « histoire d’amour ». L’amour qui fait mal sans doute.

[16]Cf. W.B Gallie, « Essentially contested concepts », Proceedings of the Aristotelian Society New Series, Vol. 56 (1955-1956), pp. 167-198.

[17] Cf. M. Goanec et D. Huet, « Mixité sociale à l’école, le privé ne joue pas le jeu et cela se voit de plus en plus », Mediapart, 14 octobre 2022. Le ministère de l’éducation a en effet été contraint de rendre publiques les données sur l’indice de position sociale dans les différents types d’établissements et les résultats sont édifiants.

[18] Voir la question que pose D. Sallenave dans L’églantine et le muguet (Gallimard 2018), p. 383 : « La demande de reconnaissance des différences religieuses, ethniques, sexuelles, est devenue la condition d’une intégration réussie. D’où ma question : nos concitoyens d’origine ou de culture arabo-musulmane devraient-ils être les derniers à se voir reconnaître des formes d’appartenance collective aujourd’hui considérées comme parfaitement compatibles avec l’identité nationale ? »

[19] Gérard Larcher, le 8h30 politique France info, le 20 octobre 2022.

[20] Cf. L. Muchielli, « Immigration et délinquance : réalités, amalgames et xénophobie », in Migrations et Mutations de la société française, l’état des savoirs, sous la direction de M. Poinsot et S. Weber, La découverte, 2014, p. 307-315.