Politique

La crise politique française à l’aune de la sociologie historique

Politiste

La Ve République va mal. Souvent, le problème est réduit à la seule personne d’Emmanuel Macron qui, aussi irritante et limitée soit-elle, n’en constitue pas le fond. La pratique de la sociologie historique et comparée du politique, qui met à jour les invariants entre divers régimes politiques et sociétés, mais également les différences qui se cachent parfois derrière ces invariants, permet de complexifier l’analyse – accablante – de la situation présente.

Alors qu’avec l’annonce de ce nouveau gouvernement, la France poursuit sa glissade vers un régime d’extrême droite, une question me taraude. J’avoue d’emblée une part de subjectivité, et même d’intérêt personnel, dans cette perplexité car je suis juge et partie dans la réponse à cette interrogation, en tant que chercheur spécialisé dans la sociologie historique et comparée du politique. Mais pourquoi, diantre, les médias, et la classe politique elle-même, snobent-ils cette sous-discipline alors qu’elle est capable de renouveler notre compréhension du monde dans lequel nous vivons, ainsi que j’avais essayé de le montrer, exemples et concepts à l’appui, dans les « colonnes » d’AOC il y a déjà quelques années[1].

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La sociologie historique et comparée du politique, on le sait, consiste à sociologiser le passé pour mieux comprendre la part de celui-ci dans le présent, mais non dans le futur afin de se garder de tout évolutionnisme historiciste et de laisser sa place à la contingence – les fameuses ruses de l’Histoire. Elle se veut comparative au sens où l’entendait le grand historien de l’Antiquité Paul Veyne. Dans son esprit, l’exercice de la comparaison ne devait pas consister à assimiler les faits ou les formes historiques les uns aux autres, de façon anachronique et en niant leur spécificité, mais bel et bien à mettre en évidence les différences qui se cachaient parfois derrière des invariants. Et de montrer que la « démocratie », par exemple, ne revêt pas un sens identique dans l’Europe libérale du XXe siècle et à Athènes, quand bien même nous prétendons être les héritiers directs de celle-ci.

Nonobstant cette prudence méthodologique, la comparaison est nécessaire à l’intelligence des situations politiques. Tout en établissant leur historicité propre, elle reconnaît leur universalité, c’est-à-dire leur banalité et leur commensurabilité. Elle incite notamment à renoncer à toute arrogance culturelle ou politique qui nous interdit de comprendre que nous ne som


[1] Voir Jean-François Bayart, « Sortir de la “merde anhistorique” ! Face à la complexité du monde (1/2) », AOC, 5 septembre 2018 ; « Il faut historiciser l’actualité ! Face à la complexité du monde (2/2) », AOC, 6 septembre 2018 ; « Saint Augustin obtiendrait-il son visa Schengen ? – Penser l’historicité des sociétés (1/2) », AOC, 16 octobre 2019 ; et « Les “aires culturelles”, produits dérivés de l’État – Penser l’historicité des sociétés (2/2) », AOC, 17 octobre 2019.

[2] Voir Jean-François Bayart, « Emmanuel Macron, un révolutionnaire conservateur », AOC, 28 février 2024 et « Le visage français d’une révolution conservatrice globale », AOC, 19 juin 2024.

[3] Jean-François Bayart, Malheur à la ville dont le Prince est un enfant. De Macron à Le Pen ? 2017-2024, Paris, Karthala, 2024.

[4] Voir Jean-François Bayart, « Emmanuel Macron, un révolutionnaire conservateur » et « Le visage français d’une révolution conservatrice globale », art. cités.

[5] Voir Jean-François Bayart, L’Énergie de l’État. Pour une sociologie historique et comparée du politique, Paris, La Découverte, 2022.

[6] Louis Dupeux, Aspects du fondamentalisme national en Allemagne de 1890 à 1945, et essais complémentaires, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2001, p. 18. Aux yeux de ce spécialiste de la révolution conservatrice (ou de la réaction moderne) en Allemagne, il s’agissait surtout d’une Weltanschauung sans grande cohérence plutôt que d’un véritable mouvement politique.

[7] Le juriste social-démocrate Hermann Heller désignait de la sorte le positionnement de Carl Schmitt et des néolibéraux (Neuliberalen) qui soutenaient le chancelier Brüning.

[8] Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), Arles, Actes Sud, 2003.

[9] Sebastian Haffner, Allemagne, 1918. Une révolution trahie, Bruxelles, Complexe, 2001.

[10] Sur les rapports complexes entre révolution conservatrice (ou réaction moderne) et national-socialisme mais aussi bolchevisme, voir Louis Dupeux, Aspects

Jean-François Bayart

Politiste, Professeur à l'IHEID de Genève titulaire de la chaire Yves Oltramare "Religion et politique dans le monde contemporain"

Notes

[1] Voir Jean-François Bayart, « Sortir de la “merde anhistorique” ! Face à la complexité du monde (1/2) », AOC, 5 septembre 2018 ; « Il faut historiciser l’actualité ! Face à la complexité du monde (2/2) », AOC, 6 septembre 2018 ; « Saint Augustin obtiendrait-il son visa Schengen ? – Penser l’historicité des sociétés (1/2) », AOC, 16 octobre 2019 ; et « Les “aires culturelles”, produits dérivés de l’État – Penser l’historicité des sociétés (2/2) », AOC, 17 octobre 2019.

[2] Voir Jean-François Bayart, « Emmanuel Macron, un révolutionnaire conservateur », AOC, 28 février 2024 et « Le visage français d’une révolution conservatrice globale », AOC, 19 juin 2024.

[3] Jean-François Bayart, Malheur à la ville dont le Prince est un enfant. De Macron à Le Pen ? 2017-2024, Paris, Karthala, 2024.

[4] Voir Jean-François Bayart, « Emmanuel Macron, un révolutionnaire conservateur » et « Le visage français d’une révolution conservatrice globale », art. cités.

[5] Voir Jean-François Bayart, L’Énergie de l’État. Pour une sociologie historique et comparée du politique, Paris, La Découverte, 2022.

[6] Louis Dupeux, Aspects du fondamentalisme national en Allemagne de 1890 à 1945, et essais complémentaires, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2001, p. 18. Aux yeux de ce spécialiste de la révolution conservatrice (ou de la réaction moderne) en Allemagne, il s’agissait surtout d’une Weltanschauung sans grande cohérence plutôt que d’un véritable mouvement politique.

[7] Le juriste social-démocrate Hermann Heller désignait de la sorte le positionnement de Carl Schmitt et des néolibéraux (Neuliberalen) qui soutenaient le chancelier Brüning.

[8] Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), Arles, Actes Sud, 2003.

[9] Sebastian Haffner, Allemagne, 1918. Une révolution trahie, Bruxelles, Complexe, 2001.

[10] Sur les rapports complexes entre révolution conservatrice (ou réaction moderne) et national-socialisme mais aussi bolchevisme, voir Louis Dupeux, Aspects