La crise politique française à l’aune de la sociologie historique
Alors qu’avec l’annonce de ce nouveau gouvernement, la France poursuit sa glissade vers un régime d’extrême droite, une question me taraude. J’avoue d’emblée une part de subjectivité, et même d’intérêt personnel, dans cette perplexité car je suis juge et partie dans la réponse à cette interrogation, en tant que chercheur spécialisé dans la sociologie historique et comparée du politique. Mais pourquoi, diantre, les médias, et la classe politique elle-même, snobent-ils cette sous-discipline alors qu’elle est capable de renouveler notre compréhension du monde dans lequel nous vivons, ainsi que j’avais essayé de le montrer, exemples et concepts à l’appui, dans les « colonnes » d’AOC il y a déjà quelques années[1].
La sociologie historique et comparée du politique, on le sait, consiste à sociologiser le passé pour mieux comprendre la part de celui-ci dans le présent, mais non dans le futur afin de se garder de tout évolutionnisme historiciste et de laisser sa place à la contingence – les fameuses ruses de l’Histoire. Elle se veut comparative au sens où l’entendait le grand historien de l’Antiquité Paul Veyne. Dans son esprit, l’exercice de la comparaison ne devait pas consister à assimiler les faits ou les formes historiques les uns aux autres, de façon anachronique et en niant leur spécificité, mais bel et bien à mettre en évidence les différences qui se cachaient parfois derrière des invariants. Et de montrer que la « démocratie », par exemple, ne revêt pas un sens identique dans l’Europe libérale du XXe siècle et à Athènes, quand bien même nous prétendons être les héritiers directs de celle-ci.
Nonobstant cette prudence méthodologique, la comparaison est nécessaire à l’intelligence des situations politiques. Tout en établissant leur historicité propre, elle reconnaît leur universalité, c’est-à-dire leur banalité et leur commensurabilité. Elle incite notamment à renoncer à toute arrogance culturelle ou politique qui nous interdit de comprendre que nous ne sommes pas immuns des travers des autres sociétés politiques, sociétés que nous regardons souvent avec condescendance – ou, inversement, d’admettre que ces dernières sont fréquemment plus proches de nos pratiques politiques que nous le pensons.
L’autoritarisme, voire le totalitarisme, la corruption, la « faiblesse » ou la « faillite » de l’État nous menacent tout autant que les pays du « Sud ». Pour qui a fait ses études à Sciences Po dans les années 1970 et appris que la supériorité démocratique des États-Unis et de la Grande-Bretagne tenait à leur civic culture, l’arrivée au pouvoir d’un Donald Trump ou d’un Boris Johnson a provoqué un fou rire nerveux. C’est précisément ce genre d’aveuglement idéologique ou culturaliste qui nous empêche de qualifier pour ce qu’elles sont la guerre de Gaza ou la politique anti-migratoire de l’Union européenne, et de parler sans rire d’« ingérence » de l’Iran au Liban ou dans le golfe Arabo-persique en même temps que de « présence » de la France et des États-Unis dans ces contrées. C’est également cette espèce de pudibonderie sémantique qui nous dissuade de lire le basculement de la France vers un régime autoritaire ou « illibéral » à l’aune de ce qui se passe en Europe centrale et orientale, en Russie, en Turquie, en Inde et dans bien d’autres pays.
J’en ai moi-même fait l’expérience à force de me demander : « Où va la France ? », dans les colonnes du Temps de Genève et dans divers autres médias, dont AOC, depuis plusieurs années[2]. En comparant Emmanuel Macron avec Viktor Orbán (et non pas à Viktor Orbán, pour rappeler, à l’instar de Paul Veyne, que le verbe comparer comporte deux sens antithétiques dans la langue française), je me suis vu reprocher d’« exagérer », sinon d’être de mauvaise foi.
Curieusement, dans l’argumentation de mes contempteurs, la comparaison fonctionne toujours à sens unique, comme s’ils avaient lu Paul Veyne, mais à mauvais escient. Elle consiste à ne mettre en exergue que les différences. À ceci près que celles-ci reposent sur une sous-estimation non moins systématique de la gravité des violations des libertés publiques en matière d’immigration, de répression policière, de presse ou de contournement de l’ordre constitutionnel que l’on peut observer en France, parce que, tout de même, Monsieur, nous sommes en France et pas en Hongrie.
Oui, certes. Nous sommes en France, mais c’est bien la France que sermonnent les Nations unies et certaines institutions européennes, et c’est bien en France que les manifestants ou les petits délinquants (ou présumés tels) éborgnés, estropiés ou tués par la police se comptent par dizaines. C’est aussi en France que le chef de l’État prend ses aises avec le résultat des élections en renonçant à tous les usages parlementaires des démocraties libérales, en tordant l’esprit et même la lettre de la Constitution, en s’arrogeant la tâche, normalement dévolue à un Premier ministre désigné, de rassembler une majorité à l’Assemblée nationale et de former un gouvernement et en s’accaparant la légitimité de définir les contours de l’« arc républicain » – notion pour le moins étrange dont on cherchera en vain la trace dans les textes juridiques de ladite République, tout comme d’ailleurs celle des « valeurs républicaines » invoquées à tout propos depuis quelques années pour disqualifier ou coopter les acteurs politiques, culturels ou associatifs.
L’analyse comparée des régimes autoritaires
Nous commençons donc à pressentir que l’usage spécieux de la comparaison dans le débat public n’est pas neutre d’un point de vue politique, et que l’occultation par les médias de toute une tradition intellectuelle d’analyse comparée des régimes autoritaires ne l’est pas plus.
Depuis les années 1970 et jusqu’à aujourd’hui, des chercheurs français se sont attachés à penser le fait autoritaire en Europe du Sud – à l’époque l’Espagne, le Portugal, la Grèce vivaient encore en dictature –, en Europe centrale et orientale – sous la forme des démocraties populaires, en particulier en Pologne –, en Amérique latine, en Asie, dans le monde dit arabo-musulman et en Afrique. À l’initiative de Guy Hermet et d’Alain Rouquié, le pôle de cette réflexion comparative se trouvait dans l’enceinte du CERI – alors Centre d’études et de recherches internationales [désormais Centre de recherches internationales, ndlr] – à Sciences Po Paris, mais travaillait en réseau avec de nombreuses institutions scientifiques françaises et étrangères. Il avait notamment fait connaître dans l’Hexagone les recherches d’auteurs anglophones importants, spécialistes du franquisme ou des régimes militaires latino-américains, tels que Juan Linz, Philippe Schmitter, Alfred Stepan.
Depuis, la veine ne s’est pas tarie. Plusieurs générations de chercheurs se sont succédées pour continuer à labourer ce champ d’étude, tant en termes de problématisation que d’enquêtes empiriques, grâce à la fréquentation assidue et approfondie de terrains spécifiques. Nous disposons aujourd’hui d’une bibliothèque impressionnante d’articles et d’ouvrages traitant du fait autoritaire dans toutes les parties du monde.
Or, – je puis en témoigner à la fois en tant qu’auteur héritier et passeur de cette école, en tant qu’ancien directeur du CERI, en tant que fondateur de deux revues et directeur d’une collection d’ouvrages – les médias ont progressivement passé sous silence la sociologie historique et comparée du politique, et singulièrement de l’autoritarisme. Tout au plus, certains de ses adeptes peuvent être invités par telle ou telle chaîne de radio ou beaucoup plus rarement de télévision, mais en tant qu’experts d’un pays donné plutôt que comme chercheurs porteurs de problématisations originales. Dans la presse écrite, le bilan est encore plus accablant. Plus aucun compte rendu de livres relevant de cette démarche n’est publié par des journaux comme Le Monde, Libération, Le Figaro ou La Croix.
Il ne s’agit pas de dresser un procès d’intention à l’encontre du journalisme – à dire vrai le monde universitaire a ses responsabilités en la matière, et Sciences Po, à son tour, a de son propre chef tourné le dos à cet héritage scientifique depuis le début des années 2000 – ni de crier au complot idéologique. Simplement, le coût politique de ce black-out n’est pas anodin.
Les médias français ne se sont par exemple jamais donné les moyens de comprendre les « transitions démocratiques » supposées en Europe centrale et orientale, en Russie, en Afrique subsaharienne, dans le monde dit arabo-musulman – les « Printemps arabes » de 2011 ayant donné matière aux niaiseries politiques les plus toxiques, jusqu’à la funeste intervention militaire en Libye dont les pays sahéliens payent encore l’addition.
Pareillement, nous persistons à penser de manière linéaire et stupidement évolutionniste les transformations politiques en Chine ou en Iran, selon une alternative simplette entre « conservatisme » et « réforme » ou entre « démocratie » et « autoritarisme », alors que la sociologie historique et comparée du politique a fait des progrès considérables dans l’analyse des entre-deux de la domination, de son économie politique, de ses styles culturels, de son historicité d’une société à l’autre. Est-ce trop demander à la presse que de nous faire lire un peu moins de BHL et un peu plus de Max Weber ou de recherches contemporaines inspirées par ses concepts ?
L’oubli de la sociologie historique et comparée du politique dans le débat public ne nous a donc pas non plus aidés à prendre la mesure de ce qui se passe en France depuis au moins le 11-Septembre et qui s’est accéléré avec l’élection d’Emmanuel Macron, en 2017[3]. D’une part, les avertissements que nous procuraient les faits ont été sous-estimés et relativisés, ainsi que je l’ai déjà écrit. De l’autre, le problème a été réduit à la personne d’Emmanuel Macron qui, aussi irritante et limitée qu’elle soit, ne constitue pas le fond du problème.
Là aussi, curieusement, un procédé courant de la disputatio consiste à reprocher à l’auteur critique de s’acharner sur le chef de l’État, injustement rendu responsable de la situation, quand bien même l’argumentation ne centre pas son propos sur la personne de celui-ci mais sur la logique de situation que contribue à créer son action, parmi d’autres facteurs. L’objection permet précisément d’esquiver cette logique de situation, de relativiser l’articulation des décisions ou de la stratégie d’Emmanuel Macron à cette dernière sous le prétexte fallacieux que l’ensemble des pays occidentaux connaissent une semblable poussée « populiste », et de s’en tirer avec la pirouette habituelle : tout de même, nous ne sommes pas dans les années 1930 ni en Allemagne, Monsieur !
Non, bien sûr, Marine Le Pen n’est pas habitée de la volonté d’exterminer les Juifs, et le Rassemblement national ne dispose pas de milices comparables aux SA, même si nous aurions tort de ne pas prêter plus d’attention aux nervis identitaristes qui continuent de frayer dans son entourage et dont on voit la capacité de nuisance de leurs homologues partisans de l’Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland, AfD) dans les rues allemandes. Mais, en revanche, il y a décidément beaucoup de chancelier Brüning chez Emmanuel Macron et, comme je l’avais écrit en 2021, « cet homme est dangereux » parce qu’il ouvre objectivement la voie à l’accession au pouvoir du Rassemblement national pour lequel il aura préparé un habitus sécuritaire et « illibéral », un arsenal répressif et un appareil de surveillance de masse des plus préoccupants du point de vue de la survie des libertés publiques.
Que la France ne soit pas le seul régime démocratique à être confronté à une telle menace, selon des cours singuliers d’un pays à l’autre, n’a rien de rassurant ni n’amoindrit la responsabilité personnelle d’Emmanuel Macron. Bien loin de prendre la mesure du danger que court la République, il en favorise l’avènement, fût-ce à son corps défendant, et sa fatuité n’y est pas pour rien. Mais, encore une fois, ce qui prime est la logique de situation que précisément la sociologie historique et comparée du politique nous aide à démêler.
Que nous dit la sociologie historique et comparée de la France ?
Sur le métier reprenons la démonstration. Cette perspective nous propose déjà un concept plus précis que ceux d’« illibéralisme » ou de « populisme » : la notion de « révolution conservatrice », dont j’ai déjà soumis un paradigme aux lecteurs d’AOC à partir de l’expérience historique de l’entre-deux-guerres et qui ouvre la voie à la comparaison entre différentes situations immédiatement contemporaines, susceptibles d’éclairer le « moment Macron » en France[4].
En effet, celui-ci n’est que l’avatar hexagonal d’un mouvement global, un avatar qui s’inscrit dans la continuité de l’historicité de la société française – en l’occurrence de l’« Extrême-Centre » thermidorien et post-thermidorien, comme l’a bien montré l’historien Pierre Serna –, mais qui est en interaction avec d’autres révolutions conservatrices, concomitantes, dans diverses régions du monde. Non seulement ces diverses révolutions conservatrices contemporaines se nourrissent de leurs passés respectifs, mais encore elles sont interconnectées au grand collecteur global qui convoie les différents ressentiments d’histoires nationales mal digérées et en mutualisent les remugles.
En France, la conscience du ressentiment, qui historiquement est au cœur des révolutions conservatrices, s’est sourdement imposée, sans que l’on y prenne vraiment garde, à l’intersection de différents facteurs : la nostalgie confuse de l’empire colonial, dont la mémoire est ravivée par l’immigration, sorte de douleur du membre amputé ; le traumatisme refoulé de la guerre d’Algérie, une guerre d’appelés, rappelons-le, qui, à leur retour, ont inoculé à la société française leur horreur, leur culpabilité et leur souffrance ; la rancœur du déclassement social et de la paupérisation qu’ont provoqués quarante ans de politique néolibérale et de destruction de services publics constitutifs de la solidarité mais aussi de l’identité nationales, tels que la Poste, la SNCF, l’hôpital, l’école ; l’humiliation, également, du déclassement international de la France par rapport à sa grandeur révolue dont néanmoins les opérations militaires à l’étranger entretiennent l’amère illusion, de funérailles en funérailles de soldats morts inutilement pour la patrie ; l’inquiétude que suscite dans la manosphère l’affirmation des femmes, et la rancœur de ces dernières à l’encontre de la domination des hommes ; les dissonances cognitives entre l’affaissement de l’Église catholique en proie à ses turpitudes de masse, la responsabilité historique de la France dans la Shoah et l’exaltation idéologique de son identité « judéo-chrétienne » avec la lancinante mise en scène politique de son patrimoine architectural chrétien, entre Mont-Saint-Michel et Notre-Dame de Paris, et les manifestations de soutien inconditionnel à Israël ; la rancune des régions à l’encontre de Paris ; toute une série de paniques morales face aux maux délétères qui mineraient la France, de l’hydre pédophilique à l’islamo-gauchisme en passant par l’inceste ; etc. etc.
La société française s’est installée en porte-à-faux avec elle-même. Sa conscience malheureuse n’est plus en accord avec sa réalité, et il en découle un ressentiment latent dont l’Immigré est devenu le bouc émissaire, comme jadis, en Allemagne, le Juif ou, en Turquie, l’Arabe et l’Arménien. Jusqu’à l’absurde : l’Immigré peut-il être tenu pour responsable du déficit public, du délabrement des services publics, de la prédation sexuelle à l’encontre des enfants et des femmes dans la plupart des institutions sociales (et non pas dans la seule Église catholique), du massacre environnemental ? La France est devenue schizophrène. Elle vit du travail de l’Immigré mais lui impute tous les maux qui l’affligent et, tant qu’on y est, l’affligeront.
L’Immigré, donc, comme « traduction abrégée » d’une conscience malheureuse (ou d’une fausse conscience), tel est un dénominateur commun des révolutions conservatrices contemporaines, urbi et orbi. On le retrouve aux États-Unis comme en Iran, Latino ici, Afghan là ; au Royaume-Uni comme en Malaisie. L’Immigré fournit l’abstraction d’une certaine « énergie de l’État », de l’État comme abstraction du réel hétérogène[5]. Et ce dénominateur commun de l’Immigré est l’une des connexions – avec les LGBTQ+ – entre les différents mouvements ou les différentes mouvances de la révolution conservatrice globale qu’activent des think tanks, des Églises ou autres organisations religieuses, des médias et surtout peut-être les réseaux sociaux, désormais sans guère de retenue depuis qu’Elon Musk a pris le contrôle de Twitter.
On croise ici une autre propriété du paradigme de la révolution conservatrice, tel que je l’ai construit. Grâce aux transformations industrielles et technologiques, la conscience du ressentiment a été un phénomène de masse. L’un des principaux penseurs de la « nébuleuse idéologique »[6] se réclamant peu ou prou de la révolution conservatrice allemande, Arthur Moeller van den Bruck, qui transforma le Kulturpessimismus de la fin du XIXe siècle en optimisme au gré d’un changement d’« attitude » (Haltung) et d’une « acceptation » (Behajung) de la technique et de ses « performances » (Leistungen), assez similaire à celle des futuristes italiens, mettait d’ailleurs au cœur de sa réflexion l’idée de l’ère des masses (Massenzeitalter). Sans cette amplification, ce changement d’échelle, il eût été difficile de bâtir des régimes autoritaires ou totalitaires comme ceux de l’entre-deux-guerres.
Aujourd’hui, le problème que posent à la démocratie les réseaux sociaux ne tient pas seulement à leur brouillage de la ligne de distinction entre la vérité et le mensonge ou à l’impunité que leur anonymat assure à leurs utilisateurs ou manipulateurs. Il a aussi trait à l’effet de massification et d’accélération de la société qu’ils effectuent, effet de « masse » dont Elias Canetti avait compris l’importance dans la « puissance » de l’État ou de la domination.
Il y a donc bel et bien des plans d’analyse qui permettent de dégager des lignes de congruence, à la fois dans la diachronie et la synchronie, entre les différentes révolutions conservatrices d’hier et d’aujourd’hui. Ces affinités entre les unes et les autres légitiment, sous réserve d’inventaire, que l’on appréhende, ne serait-ce que par curiosité, le « moment Macron » de la République française à travers la focale de l’Allemagne des années 1930-1932, en gardant à l’esprit que l’arrière-plan historique et culturel des deux nations est profondément disparate. Et là nous pouvons, à juste titre, être saisi d’effroi. Car la logique de situation – je dis bien la logique de situation, non ses protagonistes hommes ou femmes ni les enjeux dont ils sont porteurs – est étrangement similaire.
France, 2024 – Allemagne, 1932 ?
Au cœur du jeu d’une république de Weimar politiquement évidée et orpheline de son point d’équilibre – le chancelier Gustav Stresemann, décédé le 3 octobre 1929 –, s’impose fugacement un homme issu du Parti du centre allemand (Deutsche Zentrumspartei, couramment abrégé Zentrum, Centre), et non de la droite conservatrice et militariste, et encore moins du national-socialisme : Heinrich Brüning, qui devient chancelier de la république de Weimar le 28 mars 1930. Conformément au souhait de Carl Schmitt d’ériger un « État fort pour une économie saine », Brüning met en œuvre une politique déflationniste de rigueur financière qu’il applique par décrets-lois à partir de juillet, conformément à l’article 48 de la Constitution, pour contourner l’opposition du Parlement.
Il finit par dissoudre celui-ci en septembre, dans l’espoir d’élargir sa majorité, mais les nationaux-socialistes profitent de l’aubaine en passant de 12 à 107 députés. Brüning est alors contraint de former un gouvernement minoritaire avec l’appui du Parti social-démocrate d’Allemagne (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) et de continuer à gouverner par décrets-lois pour imposer une politique de l’offre et des mesures d’austérité qui aggravent les effets de la Grande Crise, au prix d’un retour de la pauvreté de masse et du chômage.
Les communistes – dans la classe ouvrière, qu’avait largement trahie la social-démocratie en écrasant dans le sang la révolution de novembre 1918, pourtant elle-même plus sociale-démocrate et lassalienne que bolchevique – et surtout les nationaux-socialistes – au sein de la bourgeoisie et des classes moyennes – prospèrent sur le bilan désastreux de cette politique à contre-pied de Brüning. En même temps, celui-ci tente d’endiguer la montée de la violence nazie dans la rue en interdisant les SA en juin 1932, ce qui lui vaut d’être renvoyé par le chef de l’État, le maréchal Hindenburg, le 30 mai 1932.
Son successeur, Franz von Papen, lui aussi issu du Centre dont il a été exclu pour ne pas avoir soutenu Brüning, s’approprie une bonne part des idées des nationaux-socialistes dont il dépend désormais au Parlement, dans lequel une deuxième dissolution, en juillet 1932, leur a donné 230 sièges. Nouvelles élections le 6 novembre : le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei) recule et ne dispose plus que de 196 sièges, tout en demeurant le premier groupe parlementaire. Désavoué et discrédité, Franz von Papen démissionne le 17 novembre. Son rival de la droite conservatrice, Kurt von Schleicher, le remplace pour quelques semaines, mais il est lui aussi congédié par Hindenburg qui rappelle von Papen, désormais flanqué de Hitler comme chancelier.
Mutatis mutandis, une bonne part des ingrédients de l’Allemagne des années 1930-1932 se retrouvent dans la configuration française d’aujourd’hui – la configuration au sens où l’entend le sociologue Norbert Elias, et dont un match de football donne une bonne métaphore. Emmanuel Macron a le même positionnement « libéral autoritaire »[7] que Brüning, et d’ailleurs a confessé, en 2017, sa sympathie pour la pensée de Carl Schmitt qu’il cite en allemand, si l’on en croit le témoignage de l’avocat Arié Alimi.
En gouvernant par ordonnances et à grand coup de 49.3 dans le secret caméraliste de ses nombreux conseils publics et privés, en instaurant l’état d’urgence sanitaire, en faisant verser dans la loi ordinaire de nombreuses dispositions d’exception, à l’origine relatives à la répression du terrorisme et étendues à d’autres secteurs de la vie sociale, en imposant à deux reprises des mesures massives de privation de liberté de mouvement à la population générale – pendant la pandémie de Covid et, à l’échelle de certains quartiers de Paris, pendant les Jeux olympiques –, en banalisant à cette dernière occasion les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS), bien au-delà du périmètre de la lutte contre le terrorisme, et en privant de sorties les malades psychiatriques, en multipliant les atteintes à la liberté de la presse et à la liberté de manifester, en menant une politique anti-migratoire plus dure encore que celle de Nicolas Sarkozy et guère différente de celle de Matteo Salvini, en laissant son ministre de l’Intérieur faire fi des injonctions de la justice administrative et de la justice européenne au mépris de l’État de droit et en prenant lui-même de nombreuses libertés avec la Constitution, à défaut de garantir celles du citoyen, Emmanuel Macron a montré son goût « décisionniste » pour l’« État fort », à défaut d’avoir bâti une « économie saine » si l’on en juge par le bilan de son action et de celle de son ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire.
« Le régime de Brüning a été la première esquisse et pour ainsi dire la maquette d’une forme de gouvernement qui a été imitée depuis dans de nombreux pays d’Europe : une semi-dictature au nom de la démocratie et pour empêcher une dictature véritable », écrivait Sebastian Haffner dans Histoire d’un Allemand[8]. Il est clair qu’Emmanuel Macron est un bon élève dans la discipline du maquettisme. Si le Rassemblement national arrive au pouvoir, il trouvera à sa disposition toutes les lois liberticides dont il n’aurait pas osé rêver – et la vérité oblige à dire qu’Emmanuel Macron n’a été, en l’occurrence, que le continuateur de Nicolas Sarkozy, de Manuel Valls et même de certains de leurs prédécesseurs, dans le sillage du 11-Septembre.
En outre, la manière dont il a refusé de confier au Nouveau Front populaire (NFP), arrivé en tête de l’élection législative du 7 juillet, la tâche, sans doute impossible faute de majorité absolue ou de possibilité de coalition plausible, de former le nouveau gouvernement a démontré sa fidélité inconditionnelle à la combinaison schmittienne de l’« État fort » et de l’« économie saine », fût-ce au prix d’un formidable déni de la volonté populaire. Car, si l’on ajoute aux voix du NFP celles du Rassemblement national, il est clair que la majorité des Français récusent la politique économique et sociale d’Emmanuel Macron.
Peu lui chaut. En refusant de pressentir Lucie Castets, il a indiqué qu’il entendait sanctuariser à tout prix la ligne qu’il a poursuivie contre vents et marées depuis 2017, quitte à nommer un Premier ministre choisi dans les rangs du parti arrivé en quatrième place du scrutin législatif. Mais comme il a commis la même erreur funeste que Brüning et Papen en dissolvant le Parlement pour l’ouvrir bien grand à l’extrême droite, tout en refusant de prendre appui sur la gauche, il s’est délibérément placé dans la dépendance de Marine Le Pen, qu’il a intronisée en faiseuse de rois pendant l’été, alors même que les électeurs venaient de la renvoyer dans les cordes, au second tour des législatives. Ainsi que l’a fait remarquer une personnalité politique, avec Emmanuel Macron, il vaut mieux perdre les élections que les gagner pour accéder à Matignon…
Ici intervient un autre point de rapprochement entre l’Allemagne des années 1930-1932 et la situation politique française d’aujourd’hui : les Constitutions de la république de Weimar et de la Ve République confèrent toutes deux au chef de l’État des prérogatives exorbitantes par rapport à la norme du parlementarisme. On connaît l’usage que le maréchal Hindenburg, ersatz de monarque, en a eu, et l’on a commencé à voir cet été comment Emmanuel Macron s’en sert pour ne pas tirer les conséquences démocratiques de sa défaite électorale.
La seule question est désormais de savoir si Michel Barnier sera le Papen ou le Schleicher français. Car il n’aura pas plus de marge de manœuvre que ceux-ci.
La droite conservatrice est de longue date ravagée par ses haines internes, tout comme dans l’Allemagne de 1930-1932. Les Républicains se sont vendus au Rassemblement national, ou tout au moins à ses idées quand ils n’ont pas suivi Éric Ciotti dans son ralliement à Marine Le Pen. La France insoumise a été ostracisée par la macronie, par tous ceux qui se situent à sa droite et même par une partie des socialistes. De son côté, Jean-Luc Mélenchon joue classe contre classe, à l’instar du Parti communiste d’Allemagne (Kommunistische Partei Deutschlands) en 1930-1932. Le Parti socialiste, quant à lui, est le ventre mou de la démocratie pour avoir trahi les classes laborieuses dans les années 1980-1990 et cautionné l’établissement d’un État sécuritaire et liberticide, tout comme le firent les sociaux-démocrates allemands, en 1918-1919, en s’alliant avec la droite militariste et nationaliste pour écraser leur propre révolution, au prix d’une guerre civile de plusieurs mois.
Emmanuel Macron n’est donc évidemment pas le seul responsable de la configuration actuelle. Pourtant, son inclination pour la « disruption », le Umsturz (chambardement) permanent, et la façon dont il a méthodiquement détruit les corps intermédiaires et le système de partis jusqu’à son propre camp, avec la dissolution du 9 juin, ont quelque chose de fascinant pour l’analyste, et d’inquiétant pour le citoyen : la voie est maintenant libre pour le Rassemblement national.
S’y ajoute une part de vulgarité, d’hybris, de narcissisme et même d’infantilisme dans son exercice solitaire du pouvoir qui est inquiétante et anticipe des formes ou un style de domination propres à l’autoritarisme. J’avais déjà parlé de gouvernement du grotesque dans les « colonnes » d’AOC. Le plus affligeant est l’apathie de la société politique française face à cette sortie de route démocratique, maintenant vieille de sept ans. Plus personne, par exemple, ne s’indigne de la présence, dans l’espace politique, de Brigitte Macron qui apparaît dans les cérémonies officielles, prend position, inspire et conseille son époux de président alors que, constitutionnellement, elle n’existe pas. Certes, Bernadette Chirac était elle aussi très active et n’avait pas la langue dans sa poche. Mais au moins était-elle une élue locale.
La leçon la plus préoccupante que nous dispense la sociologie historique et comparée du politique a trait à la configuration des idées sous-jacente à la révolution conservatrice de l’entre-deux-guerres en Allemagne. Dans le contexte de la défaite, de la partie de bonneteau dont elle a fait l’objet de la part du maréchal von Ludendorff – si l’on suit l’analyse de Sebastian Haffner[9] – et de l’écrasement de la révolution par l’alliance perverse entre la droite nationaliste militariste, d’une part, et la social-démocratie, de l’autre, des penseurs, fascinés par l’expérience de la guerre moderne et révulsés par le diktat de Versailles, ont promu une doctrine de la nation qui se montrera plutôt hostile au national-socialisme – notamment pour ce qui est de sa définition völkisch racialiste et de son antisémitisme biologique –, mais qui finira par être l’objet d’une fusion-acquisition de sa part grâce à l’intercession parlementaire d’un Brüning, d’un Papen et d’un Schleicher et à l’intermédiation d’intellectuels comme le directeur de la revue Deutsches Volkstum, Wilhelm Stapel, promoteur d’une « théologie politique », auteur de Homme d’État chrétien (1932), proche à la fois de Brüning et des nationaux-socialistes, ou les deux frères Jünger, ou encore Martin Heidegger, sans doute plus révolutionnaire spirituel que conservateur et plus passéiste que futuriste[10].
Comme il se doit, la révolution nationale-socialiste dévorera une bonne partie de ses enfants, et quelques-uns de ses contempteurs les plus durs seront des révolutionnaires conservateurs, tel Ernst Niekisch, résistant d’extrême droite à Hitler. Entretemps, l’irréparable aura été conclu, même s’il fallut quelques années pour qu’il se réalise.
Tout cela n’est pas sans symétrie avec la « Grande confusion » (Philippe Corcuff) qui a saisi la France et permis à la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist et du GRECE d’instaurer leur hégémonie intellectuelle dont Emmanuel Macron, tout à ses désirs de réconciliation entre la monarchie, la République, l’Église catholique, les laïcards, Pétain, de Gaulle – pardonnez du peu –, est devenu un fidèle servant, sans probablement en être conscient. Et là aussi une nébuleuse d’intellectuels, d’origines très diverses, s’emploient à brouiller la ligne de partage des eaux entre le conservatisme traditionnel, la révolution conservatrice et l’extrême droite xénophobe ou raciste en bénéficiant de l’hospitalité généreuse des médias et de l’édition que contrôlent désormais une poignée de grands patrons, dont le très catholique et de plus en plus réactionnaire Vincent Bolloré, et en étant des proies faciles à capturer pour un parti relativement bien structuré comme le Rassemblement national.
La réponse à l’énigme de départ
Aussi avons-nous maintenant un élément de réponse quant à l’occultation, par les médias, de la sociologie historique et comparée du politique. Cette dernière est gênante. Elle empêche de penser en rond. Elle est souvent malséante politiquement. Et, en matière de malséance politique, un Guy Hermet, en quelque sorte sa figure tutélaire en France, s’y est toujours entendu !
La sociologie historique et comparée du politique complexifie les explications. Elle contredit les « terribles simplificateurs » dont Jacob Burckhardt annonçait l’avènement, du haut de son Kulturpessimismus. Elle suggère un raisonnement, à la fois politique et historique, qui relativise l’exceptionnalité française et dont l’ambition comparative restitue l’universalité de celle-ci, c’est-à-dire sa banalité, aux antipodes du glorieux roman national. Elle fragmente l’abstraction de l’État et celle de l’identité dont il se revendique en réintroduisant dans le débat le « réel hétérogène » et la pluralité, donc l’ambivalence, des appartenances. Par exemple, se tournant vers l’anthropologie, elle ne parlera pas de l’abstraction de l’Immigré, mais des migrants en chair et en os – à dire vrai, de plus en plus en os qu’en chair, Frontex oblige –, des voyageurs, de l’Homo itinerans considéré dans sa diversité et ses pratiques effectives, en se refusant à l’enfermer dans la fausse dichotomie qui ferait de lui une menace ou une victime[11].
Pour autant la sociologie historique ne sera pas dupe des tours de passe-passe du vitalisme de la révolution conservatrice qui, avec Carl Schmitt, félicitait le fascisme italien de « se libérer de l’abstraction idéologique pour parvenir à l’existentiel concret », avec Arthur Moeller, prétendait incarner l’« optimisme de la réalité » par opposition aux abstractions des idéologues, et avec Ernst Jünger, exaltait « un présent brûlant »[12]. Il Popolo de Mussolini n’était-il pas la quintessence de l’abstraction, au même titre que les autres définitions culturalistes et fondamentalistes du « peuple » dont se réclament ce qu’il est convenu de nommer les populistes, et plus largement la plupart des bâtisseurs des États-nations ? Les tenants de la révolution conservatrice n’ont-ils pas cessé de raisonner en termes de formes (Gestalt), d’archétypes (Urtype) ?
En bref, la sociologie historique et comparée du politique est intempestive. Son oblitération n’est sans doute pas délibérée. Elle est plutôt un symptôme parmi d’autres de la paresse intellectuelle qui a saisi les médias et, surtout, de l’hégémonie identitariste qui a progressivement enveloppé la société française depuis les années 1980, sinon 1970, à l’initiative de la Nouvelle Droite et en conséquence des politiques néolibérales, en substituant à la question sociale la question identitaire.
Pourtant, forte de son expérience, la sociologie historique et comparée du politique nous avertit que l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national ne sera(it) pas une révolution à proprement parler, en ce sens qu’elle s’est lovée dans les recoins de la République depuis belle lurette et que, le moment venu – 2025, 2027 –, elle se dépliera sous la forme d’une « décoction des éléments les plus bizarres » et connaîtra une naissance « répugnante », pour continuer à citer Sebastian Haffner, par acceptation progressive d’une « substance amorphe, élastique et pâteuse », dans une « certaine atrophie du sentiment », une « sorte de torpeur », sous l’empire d’un « gaz toxique qui traverse tous les murs ». Autrement dit, une histoire de cornes de rhinocéros que l’on ne finit plus de dénombrer avant le « collapsus collectif »[13].
NDLR : Jean-François Bayart a récemment publié Malheur à la ville dont le Prince est un enfant. De Macron à Le Pen ? 2017-2024 aux éditions Karthala.