Art

Nicolas Schöffer : réapparition d’un artiste cinétique majeur

Critique

Inventeur du « spatiodynamisme », l’artiste cinétique Nicolas Schöffer a travaillé dans les années 60 et 70 avec de grands moyens industriels fournis par Philips ou Renault et créé main dans la main avec Claude Parent, Maurice Béjart, Pierre Henri ou Carolyn Carlson. Comment expliquer que son œuvre ait soudainement disparu de nos radars ? Avant d’enfin réapparaître ces jours-ci au LAM de Villeneuve d’Asq dans le cadre d’une grande exposition exposition.

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Pionnier de la cybernétique et inventeur du « spatiodynamisme », l’artiste cinétique Nicolas Schöffer (1912-1992) n’avait fait l’objet d’aucune « grande » exposition en France depuis celle du Musée d’Art Moderne en 1974. Sous l’impulsion de son directeur Sébastien Delot et avec le commissariat de Arnaud Pierre, le LAM de Villeneuve d’Ascq permet aujourd’hui de redécouvrir cette figure majeure de l’avant-garde des Trente Glorieuses. Par sa mise en scène extrêmement soignée, cette exposition, qui dure jusqu’au 20 mai 2018, donne à voir en mouvement les œuvres de l’artiste d’origine hongroise. Et l’on en sort en se demandant, après l’exposition Dynamo au Grand Palais (2013), pourquoi le regain d’intérêt pour l’art cinétique nous a fait passer par la Fondation Vasarely et par des grandes rétrospectives – François Morellet au Centre Pompidou (2011), Julio Le Parc (2013) et Takis (2015) au Palais de Tokyo (2013) ou Pol Bury au Bozar (2017) – sans jamais vraiment nous mener sur les traces de ce génie touche-à-tout, grand prix de la 34e Biennale de Venise en 1968, qui a connu la gloire en explorant la technique de son temps. Pourquoi l’art de Schöffer est-il si peu connu aujourd’hui en France ?  Plusieurs hypothèses : bon nombre de ses œuvres sont désormais conservées dans un musée familial, construit dans sa ville natale, Kalocsa, en 1980 ; ensuite le caractère multimédia de son art s’expose à des critiques venant de chacune des disciplines qu’il a envisagées ; mais enfin et surtout, c’est peut-être le désir démiurgique de Schöffer qui l’a poussé vers les sentiers de l’oubli.

Dès l’orée de l’exposition, une installation en marche projette de la lumière rose, des ombres et nous accueille dans l’univers esthétique et argenté de l’artiste. Tout en proposant un parcours chronologique presque « classique », le commissaire Arnaud Pierre a souhaité relever un défi important : celui de remettre en marche des œuvres qui se meuvent dans l’espace. Pour « rester fidèle à la pensée audiovisuelle » de Nicolas Schöffer et conserver le caractère multimédia de ses œuvres, il a ainsi fallu retrouver et adapter toute une technologie. L’exposition commence simplement par des premières toiles expressionnistes et rares, les années d’apprentissage et l’arrivée de Nicolas Schöffer à Paris en 1936 où ce Juif-hongrois trouve naturellement le chemin de Montparnasse et de l’École de Paris, puis, après avoir été caché dans l’Aveyron pendant la Guerre, celui du surréalisme (à l’exposition de la Galerie Maeght en 1947) et de l’Art Abstrait (à la Galerie Denise René, un peu avant).

La colonne vertébrale « spatiodynamique »

Mais très vite, Schöffer, considérant que « la crise actuelle a pour cause le manque d’application pratique des œuvres abstraites », passe à une sculpture qu’il ouvre à l’espace dès le début des années 1950 pour mettre ces deux influences en mouvement. Le spatiodynamisme de Schöffer, cette « intégration constructive et dynamique de l’espace dans l’œuvre plastique », est né de cette jonction et jamais l’artiste ne quittera cette voie, que ce soit quand il pense toute une ville spatiodynamique avec Claude Parent en 1955 ; ou quand il crée avec CYSP 1 la première sculpture cybernétique autonome,  mise en action avec Maurice Béjart et certains de ses danseurs pour le Festival Avant-Garde sur le toit de la Cité radieuse en 1956 ; quand il est pionnier de l’art vidéo au début des années 1960 ; quand il explore la « lumino-dynamique » en pensant des « sculptures-spectacles » en 3D et même des « dream machines », sortes de postes de télévisions aux « vertus relaxantes  et hypogènes ». Le spatiodynamisme et l’ouverture de l’œuvre à l’environnement sont également là, éprouvés, quand Schöffer planifie des tours qui vibrent au rythme de la vie qui a lieu autour ou quand, dans les dernières années, resté hémiplégique après une attaque, il s’empare des premiers ordinateurs pour créer des œuvres colorées et (é)mouvantes, qui ne sont pas sans rappeler les derniers collages de Matisse.

Un artiste célèbre et bien entouré

Bien sûr quand un artiste comme Schöffer traverse les disciplines, les ingénieurs peuvent pointer du doigt ses calculs, les architectes peuvent critiquer ses plans, les musiciens interroger sa vision de la musique, les danseurs mettre en cause sa perception du mouvement ou les réalisateurs douter de sa maîtrise de la caméra. Mais avec le spatiodynamisme se dégage un axe majeur qui résonne encore fort aujourd’hui : on peut songer aux robots qui dansent ou qui composent, à l’heure où le transhumanisme obsède bien des hommes puissants.  Dans le génie multimédia de Nicolas Schöffer, il y a les œuvres qui, quand elles sont mises en mouvement au LAM, continuent de nous fasciner et il y a aussi tout un arsenal théorique pour expliquer cet art à la fois ouvert, esthétique et inclus dans son temps. Comment alors expliquer que celui qui a travaillé avec des grands moyens industriels fournis par Philips ou Renault, qui a créé main dans la main avec Claude Parent, Maurice Béjart mais aussi Pierre Henri, Carolyn Carlson (qui avait dansé pour Klydex 1 à Hambourg en 1974 et est venue à Villeneuve d’Ascq pour le week-end d’ouverture de la rétrospective ) ait disparu de nos radars ? Et que la popularité de cet homme de communication, qui faisait des pubs pour Dubonnet ou qui esthétisait les nuits tropéziennes des années 1960 avec son installation Microtemps au Club le Voom Voom (repris pour le clip de Gainsbourg « Contact ! », avec Brigitte Bardot), n’ait pas eu plus tôt un regain de vigueur ?

La question du sujet

Le fait que son plus grand projet d’art cybernétique total – créer une « Tour Eiffel pour notre temps » dans le quartier de la Défense avec la Tour Lumière Cybernétique –, se soit arrêté net à la mort de Georges Pompidou (1974), alors que les fondations étaient posées, est assez symptomatique. Dans son désir de révolutionner l’art par la maîtrise de la technique, Schöffer s’apparentait à un démiurge planificateur de son temps. Quand il affirme que « le rôle de l’artiste n’est plus de créer une œuvre mais de créer la création », il est parfaitement en accord avec son temps. C’est d’ailleurs peut-être cette concordance qui l’a mené à l’oubli : l’idéologie qui sous-tendait son œuvre – l’intense volonté de bâtir, de construire, avec l’assurance d’une civilisation du progrès, une volonté  « totalisante » – a pris soudain un petit coup de vieux dans les années 1970. En effet, si l’on estime que le corollaire de son axiome spatiodynamique va dans le sens d’une dépendance de toute organisation humaine (y compris l’architecture et l’urbanisme) à des « conditions plastiques initiales », l’artiste prend alors une place très affirmée, voire omnipotente. Or cette image du démiurge imposant sa créativité à ce qui l’entoure par le biais un ballet de machines performantes et de plus en plus indépendantes ne correspondait peut-être plus tout à fait à l’ère de questions qui s’ouvre avec le premier choc pétrolier : la révolution sexuelle, la tertiarisation de l’économie et la retrait des troupes américaines du Viet-Nâm… En revanche, à l’orée des années 2020, en parallèle de ses thèmes cybernétiques toujours d’actualité, de la beauté de ses œuvres recouvrée, l’impertinente assurance, la capacité de rêver de progrès et la ferme volonté de construire, de Nicolas Schöffer sont peut-être de belles sources d’inspiration pour notre époque où l’on est parfois un peu exsangue de déconstruire, de trembler et de douter.


Yaël Hirsch

Critique