Art Contemporain

L’image-tiers de Laura Huertas Millán

Critique d'art

La Maison des arts de Malakoff propose avec « The spring song. Le chant du printemps » une exposition autour de quatre films de l’artiste franco-colombienne Laura Huertas Millán : La libertad, Le labyrinthe, jeny303, Speech. Y cohabitent une famille zapotèque de tisseurs, des stars récompensées aux Academy Awards, tout en émoi et discours ou encore un ancien employé du palais kitsch d’un narcotrafiquant colombien, que la réalisatrice observe sans mise à distance froide ni projection de ses propres présupposés, jouant entre fiction et étude ethnologique.

L’image est floue, on y voit double. Un accident de tournage en vérité : la pellicule s’est emballée, mal rembobinée, deux images a priori étrangères se sont superposées, que la cinéaste Laura Huertas Millán a scellées dans un destin commun, Jeny303, diptyque où chacune des situations tournées distinctement se retrouvent agrippées l’une à l’autre. D’abord, il y a un bâtiment moderne en briques désaffecté (elle venait alors récupérer des traces de l’ancienne université avant qu’elle ne s’effondre, où son père avait enseigné). D’étages en demi-étages, d’enfilades de recoins et de plafonds inclinés, de murs tirant des diagonales dans l’espace, des sculptures abandonnées et des résidus de tags des mouvements de lutte qui y ont siégé… c’est dans cette toile de fond d’une architecture évidée que la greffe d’un texte en surimpression prend, sans voix pour l’incarner, ni personne à qui l’attribuer.

Puis une personne apparaît à l’écran, l’œil de la caméra collée à la surface de son corps et de ses tatouages, si bien qu’on ne peut la capturer dans sa totalité. L’indistinction quant à son genre est redoublée par son témoignage racontant les dragues et les mains violeuses. Dans cette chambre à soi (rien n’indique qu’on se trouve dans un centre de désintoxication), elle se coiffe, s’apprête, tout en révélant les coups montés auxquels elle a participé, pleins de violence de mots et de poings, ne cédant à aucune de ses contradictions, s’affichant à la fois victime et criminelle, abusée et profiteuse. Ces contrastes se creusent jusqu’au dévoilement final de son visage qui frappe par son allure poupon, brûle la pellicule avant que de disparaître à nouveau. À quoi avons-nous assisté ?

Laura Huertas Millán ne classifie pas, elle fouille la nature des singularités plutôt.

À une « fiction ethnographique » sûrement, comme la cinéaste aime à nommer ses films. À la production d’une forme qui déconstruit l’appareillage visuel formé par une certaine branche de l’anthropologie qui se complaît dans la fabrique et la mise à distance d’altérités, bloquant de fait la possibilité du Nous. Il n’est qu’à se rappeler les palanquées de photographies d’indigènes prises de face, dans un geste de mesure et de taxonomie… Laura Huertas Millán ne classifie pas, elle fouille la nature des singularités plutôt. Et s’inscrit de fait dans la lignée d’une critique anthropologique telle que menée par Eduardo Viveiros de Castro (1). Jeny303 (2018) est tourné dans l’urgence d’une apparition, celle de Jeny, tandis qu’elle tournait un autre de ses films, Soleil noir. Ouverte qu’on l’imagine alors, l’attention suffisamment lâche pour accueillir la rencontre, qui est l’avènement de l’étranger en soi et la promesse, comme dirait  Frantz Fanon, d’une « montée en humanité », disposée à la surprise tout du moins, qui caractérise le cinéma documentaire fondant en partie sa pratique.

Dans le dévoilement pas à pas des contours de Jeny, ce qui est donné à voir c’est l’intrication de l’individu à une communauté et la réciprocité des relations engendrées, pris dans un contexte particulier. D’un monde composé de multiples interconnexions, individuelles et collectives, qui s’impactent et se modèlent réciproquement et dont la cinéaste n’est pas exempte. Sans chercher à s’évincer de la situation, mais veillant à contrecarrer ses propres éventuelles remontées narcissiques, qui risqueraient de plaquer des regards préfabriqués ou fascinés, elle déploie des stratagèmes censés décoloniser son imaginaire, et avec, celle du spectateur. En faisant le choix notamment, à plusieurs reprises, de s’éloigner physiquement mais en réduisant la profondeur de champ pour capter au sein du tableau large qu’elle a créé le détail d’un geste. Son attrait pour le 16 mm procède tout autant d’un désir de déprise (la machine ne livre aucun retour immédiat sur lequel elle serait tentée d’agir). Il est également l’appareil idéal d’enregistrement des traces, fabriquant l’image par impression physique de la lumière, plutôt que par processus de traduction.

Son film réalisé en 2017, La Libertad, s’ouvre lui aussi sur un détail (est-ce une pierre ? de la terre ? du manioc ?), et dans l’ombre. Aux points de vue panoramiques surplombants, la cinéaste préfère se tenir à côté dans l’obscurité. On pourrait même dire qu’elle prodigue un soin à l’opacité, qu’elle refuse de passer au crible d’une quelconque rationalité objectiviste. La situation n’est pas arrachée à ses contours incertains, l’invisible n’est jamais épuisé. C’est dans ce refus de définir, ou cette volonté, comme dirait Bruno Latour, d’« irréduire », que réside l’image que nous sommes invités à habiter.

La Libertad nous fait découvrir une famille matriarcale zapotèque de tisseurs. Les femmes indigènes, souvent cantonnées, dans le cinéma anthropologique, au rôle de figures érotiques vouées à la reproduction, apparaissent ici indépendantes et déterminées dans leur choix de vie, celui d’un artisanat créatif, et du refus du mariage, gage de leur liberté : « La façon dont les Navarro construisent leur entreprise », explique l’artiste, « autour de laquelle gravitent des éléments naturels, industriels, humains et animaux témoigne d’une éthique. »

Si un point de vue féministe (ancré dans l’alliance indéfectible entre un problème privé et publique) est distillé dans tout le cinéma de Laura Huertas Millán, il est au cœur de Speech (2018). Dans un montage foundfootage haché menu de discours d’actrices aux Academy Awards entre 2000 et 2015, l’artiste met en lumière une structure contraignante déjà existante : les stars arpentent un canal codifié, à base de cris d’émoi embués, de baisers jetés au mari et de merci lancés au papa, avant que d’oser recouvrir une parole ouvertement politique, qui réclame l’égalité de traitement.

En faisant cohabiter des éléments culturels, la cinéaste démantèle les mécanismes de pensée hérités du colonialisme et les hiérarchies qu’ils génèrent.

Un autre aspect essentiel de l’œuvre de la cinéaste est la création d’espace de continuité, entre le féminin et le masculin, entre la vie et le travail. Le tissage apparaît dans La Libertad comme une machine rituelle de soin et de méditation qui scande la vie de la famille plutôt qu’il ne constitue un métier à effectuer. Il est le motif principal du film et en devient la structure même, et au-delà, la métaphore du travail filmique en général : « En allant au Mexique, je voulais étudier le « telar de cintura » (littéralement métier à tisser de ceinture, traduit en Français comme le métier à tisser « rudimentaire »), une technique pré-hispanique préservée par les femmes depuis des siècles. Ces textiles traditionnels forment les archives d’une Histoire non-officielle des relations interculturelles et du métissage. Je voulais donc filmer cet artisanat matriarcal en rendant hommage à ce qu’il a apporté à l’Histoire. »

En faisant cohabiter des éléments culturels, la cinéaste démantèle les mécanismes de pensée hérités du colonialisme et les hiérarchies qu’ils génèrent. Des fils remplissent l’écran, des peignes sont coincés dans la chevelure, des femmes tressent leur cheveux, tissent des perles avec le même doigté, égrènent encore les motifs d’une ceinture comme d’un chapelet (où les éléments naturels sont projetés en masse). Dans ces lignes colorées s’accrochent les corps et les paroles ; les formes abstraites composent la carcasse du film, lui confèrent son rythme, sa partition vibratoire. Qu’elle soit munie d’une caméra à l’épaule ou qu’elle la dépose pour construire ses plans fixes, la cinéaste épouse calmement le vivant : on s’affaire, on épluche, on pétrit, on écrase, pendant que les poules caquettent. Amusée, elle nous présente le cul du dindon, avec gourmandise, les fleurs de courge jetées sur le feu. La vie est plus large que ce qu’on ne pourra jamais cadrer, mais s’attarder au sol sur deux scarabées ou sur une petite fille faisant virevolter sa jupe en dessous des tentures figées du musée, c’est déjà révéler sa part de complexité et de sensualité.

Son plus récent film, Le Labyrinthe (2018) nous met d’emblée la tête à l’envers, opérant littéralement dans nos pupilles un renversement de point de vue. Il raconte l’histoire déchue d’un des plus grands narcotrafiquants du sud de la Colombie, qui a eu pour délire de faire construire, en pleine forêt amazonienne, une réplique de la maison du soap opera Dynasty des années 80. Ce passé d’une demeure majestueuse fréquentée par les plus croustillants de ce monde (junte armée, police, douane), la cinéaste le cisaille avec irrévérence et drôlerie, enchâssant des images de la ruine actuelle dans celles, pailletées, de la série américaine, vouant par là même les deux aux oubliettes. Le film se fait particulièrement corrosif quand la voix amoureuse de l’héroïne de Dynasty se plaque sur la ruine et ses tas d’immondices en Colombie (résidus du passage de la folie destructrice des hommes), que la bande son s’étire jusqu’au déraillement, ou que les pianos et violons larmoyants chutent dans des sons bruts et grouillants de la forêt, eux bien vivants.

L’histoire nous est narrée par l’un des anciens employés, passeur des démences de son ancien bourreau. Le film est alvéolé de récits, il est un voyage, à la fois au sens métaphorique et physique du terme : auprès du narrateur principal, on remonte le fil de la mémoire tandis qu’on le voit remonter le cours de l’eau, allongé qu’il est dans sa barque, l’environnement sonore accroissant notre sensation d’immersion et « d’être-forêt », comme Teresa Castro le nomme au sujet d’un film d’Emily Richardson, reprenant à son compte les expressions d’être-mer ou d’être-montagne de Jean Epstein. Puis la caméra déboîte vers le ciel et ses feuillages, sa demi-lune superbe dans la nuit profonde, qui se fait la malle en temps réel. Au milieu des contrastes savoureux et des géniales disjonctions, la nature reprend ses droits et regarde depuis ses cimes les démêlés humains.

Au-delà d’un de ses titres empruntés à Borgès, il semble que Laura Huertas Millán partage avec l’auteur la mise en place d’un dispositif en chambres d’échos, rapports de symétries et de correspondances, warburgiennes chez elle, entre les formes et les couleurs, les gestes et les motifs, à l’intérieur de ses films et entre eux. Son exposition même, qui regroupe actuellement ces quatre films à la Maison des arts de Malakoff, rejoue ces emboîtements d’espaces, et dans le temps de réception de l’exposition, enchâsse celle du film, puisque mis bout à bout ses courts métrages s’étirent sur une heure trente, soit la durée d’un long. S’y engouffre le vent humide des forêts amazoniennes, qui a donné le la aux fictions présentées, charnelles et propres à décentrer notre pensée. En aménageant une place aux voix marginales et aux trajectoires non linéaires, en construisant par désynchronisation, fragmentation des matières filmées et recombinaisons d’éléments hétérogènes, les identités y apparaissent pour ce qu’elles sont : multiples, jamais immaculées, bricolant leur liberté à l’intérieur des carcans institués. Si l’autre ne peut y être « saisi » dans son ensemble, les films reposent sur le postulat d’une similarité fondamentale entre les êtres, qu’ils soient humains ou non humains. À travers le truchement de sa caméra, Laura Huertas Millán œuvre à restaurer l’idée d’un Tout défait de ses croyances hégémoniques et de ses rapports de domination. Un corps commun, un « Nous primordial », qui serait, comme l’a nommé Fernand Deligny, « ce quelque chose en nous qui échappe au conjugable ».

The spring song. Le chant du printemps. Laura Huertas Millan, jusqu’au 27 mai 2018, à la Maison des arts – centre d’art contemporain de Malakoff – 105 avenue du 12 février 1934, 92240 Malakoff – maisondesarts.malakoff.fr – 01 47 35 96 94


(1)  Métaphysiques cannibales d’Eduardo Viveiros De Castro est la critique d’un livre imaginé mais jamais rédigé, L’anti-narcisse. Par l’entremise du commentaire de cette œuvre fictive l’auteur élabore une critique de l’anthropologie qui doit s’efforcer de ne plus parler à la place des peuples qu’elle étudie, mais avec.

Mathilde Villeneuve

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Notes

(1)  Métaphysiques cannibales d’Eduardo Viveiros De Castro est la critique d’un livre imaginé mais jamais rédigé, L’anti-narcisse. Par l’entremise du commentaire de cette œuvre fictive l’auteur élabore une critique de l’anthropologie qui doit s’efforcer de ne plus parler à la place des peuples qu’elle étudie, mais avec.