Littérature

Lamarche-Vadel : un singulier « Double Nom »

critique

En 1968, Gaëtane Vadel et Bernard Lamarche ont décidé de devenir Gaëtane et Bernard Lamarche-Vadel. Cinquante ans plus tard, la première revient sur ce double nom dans un livre aussi bref que singulier de non-mémoires, une réflexion sur une vie doublement enracinée et engagée, un nom à deux qui permet de contourner les nombreux écueils du narcissisme.

Le Double Nom est un drôle de petit livre, difficile à ranger, impossible à assigner, et, comme souvent les livres inclassables, il accroche l’attention et pique la curiosité du lecteur que les sentiers autrement battus attirent. Alors, de quoi ce « double nom » est-il le titre ? Il est celui d’un essai très personnel, dans tous les sens du mot, sur le nom de famille de son auteure, Gaëtane Lamarche-Vadel. Celle-ci est née Vadel et, en 1968, décida d’associer Vadel au nom de l’homme qu’elle épousa deux fois, Bernard Lamarche – nous reviendrons sur ce double mariage, c’est un des aspects les plus savoureux du livre.

Publicité

Le Double Nom commence sous le signe du rire complice : « Lamarche-Vadel, c’est un très beau nom, entendaient-ils fréquemment […] Cela les faisait beaucoup rire, lui et elle qui avaient accouplé leurs noms respectifs. » Le livre bifurque aussitôt puisque ces quelques lignes espiègles sont suivies par plusieurs chapitres au ton sérieux, de l’ordre de l’essai, consacrés à l’histoire des double noms au XIXe et XXe siècles. Des exemples plus ou moins célèbres sont proposés (Poirot-Delpech, Cartier Bresson, Levi-Strauss), qui illustrent les multiples enjeux du double nom. C’est un moyen d’éviter le déclassement pour les uns, de cacher sa judéité pour d’autres, de s’inscrire dans la bourgeoisie industrielle naissante de la Restauration… Il est question de survie, de fantasme, de conflits surmontés, de prétentions nobiliaires, d’amour, un peu.

Parler de soi et de celui avec qui vous avez scellé un pacte conjugal à la troisième personne induit une immense réserve, alors même que nous sommes au cœur de l’intime.

Nouvelle bifurcation, puisque c’est ainsi que ce livre est construit et ne cesse de surprendre, nous entrons dans ce qui devrait être le vif du sujet, l’entreprise autobiographique que Le Double nom sous-entend immanquablement. A rebours des usages contemporains qui font la part si belle au « je » au premier degré et à la confession, Gaëtane Lamarche-Vadel se met à distance et met à distance son alter ego masculin en parlant de chacun à la troisième personne : elle et lui. L’utilisation de ces deux pronoms est sans doute ce qui donne à ce récit sa teinte la plus particulière et la plus insolite. Parler de soi et de celui avec qui vous avez scellé un pacte conjugal à la troisième personne induit une immense réserve, alors même que nous sommes au cœur de l’intime. Il induit aussi un humour léger mais omniprésent, que la toute première phrase annonçait, et qui colore tout le texte jusqu’à la fin.

« Elle » a donc droit à un chapitre sur l’histoire de sa famille. « Lui » a droit à un chapitre sur l’histoire de la sienne. A chacun sa chacune, disait-on autrefois. Remarquons que l’égalité entre les sexes va de soi en 1968. Relatée en 2018, il s’agit plutôt d’être fidèle à la parfaite symétrie entre les deux genres. Le roman familial de chacun est bref, ramassé, réduit à l’essentiel de la chronique de deux familles bourgeoises françaises imprégnées d’un catholicisme violent mais  nuancé et contrebalancé suivant chaque branche. Gaëtane Lamarche-Vadel concentre chaque histoire en quelques pages, brosse le portrait des parents et des grands-parents des deux côtés à grands traits, forts, denses, sans aucun apitoiement, laissant plutôt percer une forme de reconnaissance inattendue sous le vernis grisâtre.

A propos de son nom à elle, Vadel, l’auteure conclut qu’il est « incrusté dans un monde bourgeois moyen, un peu franchouillard, qui se soucie du qu’en-dire-t-on, » ajoutant en fin de phrase : « mais qui a le cœur sur la main. » L’appendice est réjouissant : non seulement il rompt avec le cliché de la bourgeoisie moyenne forcément repliée sur elle-même, mais il met en valeur une qualité familiale, culturelle, que l’engagement de l’auteure « dans la rue, dans les facs, aux portes des usines » reproduiront en 68 : la générosité. C’est ainsi que se transmet le cœur, à défaut du nom.

Le Double Nom est aussi un concentré du code civil français sur la filiation portée par le nom de famille, un exposé en filigrane sur ce que la loi interdisait il y a cinquante ans, qu’elle autorise aujourd’hui.

Derrière cet élan vers les autres et ce désir de changer le monde apparaît une autre tradition familiale, du côté paternel : chez les Vadel on est juristes de père en fils, écrit l’auteure. Elle relève là une profession qui explique sans doute son extrême sensibilité à la dimension juridique du nom et à la valeur subversive (en 1968, non plus en 2018) du double nom et de son orthographe (avec ou sans tiret ?). Le Double Nom est aussi ça : un concentré du code civil français sur la filiation portée par le nom de famille, un exposé en filigrane sur ce que la loi interdisait il y a cinquante ans, qu’elle autorise aujourd’hui, suivant quel article et quel alinéa. La norme juridique est beaucoup plus présente que la norme sociale dans Le Double Nom. Coupler deux noms en 1968, en France, c’était faire sauter des verrous dûment gravés par le droit.

Du côté Lamarche, ce droit est inversement présent dans la mesure où la mésentente du jeune Bernard et de son père donne lieu à une émancipation légale du premier. De ce père, il nous est dit qu’il était vétérinaire, converti et prosélyte, adepte de la méthode « aimer c’est châtier », et logeant son fils aîné dans une chambre remplie de « bocaux de fœtus animaux et humains. » C’est un homme que son ex belle-fille n’hésite pas à dire pervers, mais sans insister, glissant un mot dont l’écho résonne quand, plus tard, elle évoque la double vie de Bernard Lamarche-Vadel : vie d’un écrivain qui « ferraille avec la blessure ouverte par celui qui confondait construction et destruction, » moins connue que l’autre, la vie d’artiste/agitateur/collectionneur/créateur d’« événements politico-idéologico-théâtraux. » Là encore, Gaëtane Lamarche-Vadel évoque, esquisse l’œuvre de Bernard Lamarche-Vadel, sans entrer dans les détails, avec retenue. Elle laisse le lecteur imaginer une œuvre radicale, actée, où se déploie « le théâtre féroce de ses images intimes et publiques » et se côtoient « jouissance et sarcasme. » Elle n’en dit guère plus, parce que ce récit n’est pas un ouvrage d’histoire de l’art, parce qu’elle préfère souligner leurs différences, le « sérieux politique » contre « le monde plus léger de l’art, » parce qu’il s’agit de tenir à distance, toujours, non plus le « je », mais les émotions et le souvenir d’un homme qui organisa une exposition collective appelée « Finir en beauté. Annonce sublime d’un geste innommable. »

Fallait-il le préciser ? L’histoire du couple Lamarche-Vadel, même croquée ainsi, avec une légèreté grave, dessine l’histoire de la génération 68. Ici même, dans le quotidien AOC, Jean-Jacques Lebel affirmait haut et fort qu’il refusait de « pleurnicher sur le passé de mai 68 » et allait jusqu’à regretter de participer à une exposition commémorative organisée par le Centre Pompidou. Comme on le comprend ! Tout ce qui fit événement en mai 68, la racine vivace du mouvement, est enseveli par le souvenir obligé et empaillé sous de multiples déclinaisons consommables qui en tuent le sens. Alors, comment sortir du cercle vicieux né du désir de souvenir, légitime, et du risque de rigidification, mortifère ? Le récit de Gaëtane Lamarche-Vadel est une forme de réponse, qui effleure en profondeur, ne s’appesantit jamais, sous-entend plus qu’il souligne, concentre plus qu’il déplie et explicite. On ne saurait imaginer l’histoire d’une génération plus vécue dans sa chair que celle de ce Double Nom. (Pas plus qu’on ne saurait imaginer une histoire d’amour moins sentimentale, alors que la rencontre amoureuse est l’objet d’un chapitre, qui insiste davantage sur les discordances et les différences d’humeurs que sur les points communs.)

Ce type de témoignage, à la fois discret et cru, juste, vaut toutes les compilations et tous les discours convenus que l’anniversaire de 68 commande.

Le chapitre « Aller et retour » raconte en quatre pages serrées l’expérience d’« observation participante » que le jeune couple mena en 1972-73 parce qu’elle était rémunérée et qu’ils avaient peu d’argent. L’opération était intitulée « Poisson dans l’eau » et pilotée par l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne. Il s’agissait de vivre en immersion totale dans une banlieue dure, ici, la cité des 4000 de La Courneuve. L’auteure ne dit pas combien de temps dura l’expérience, en revanche elle dit très bien la dureté de la vie dans les barres en béton, le sens de la débrouille et de la survie des habitants qui cherchent à échapper « à l’enlisement dans la vacuité des jours, à l’hostilité environnementale, à l’incivilité architecturale et urbaine, à la relégation sociale. » Lucide, elle se distingue, elle et « son militantisme primaire chevillé au corps, » de lui, qui souffre et « déteste ce monde qui le tire vers le bas, socialement, esthétiquement, culturellement. » Même les amis les plus marxistes « ne tentent pas deux fois l’aventure, » avoue-t-elle sans l’ombre d’une ironie, avec une factualité qui a valeur d’honnêteté. Gaëtane Lamarche-Vadel a enseigné et écrit sur l’urbanisme, la politique de l’espace, les jardins. Cette plongée dans la quotidienneté usante de La Courneuve n’est sûrement pas pour rien dans le parcours professionnel qui fut le sien.

Que reste-t-il de ce type de pari, de ferveur sociale ? Un rêve, bien sûr, une épreuve, aussi, et l’impossibilité pour le lecteur de se contenter de réduire un mois d’utopie au seul individualisme et à la consommation. Il reste surtout le refus de se résigner à ce que Gaëtane Lamarche-Vadel, qui n’a que faire de la joliesse des mots, appelle « cette flaque de non-sens ». « Enquêter, s’activer, c’est le moyen le plus sûr de ne pas sombrer dans l’anesthénie, » affirme une femme qui refuse de bout en bout l’immobilisme, l’isolement (qui n’est pas la solitude), la césure entre soi et les autres.

Ce type de témoignage, à la fois discret et cru, juste, vaut toutes les compilations et tous les discours convenus que l’anniversaire commande. Le Double Nom ne s’en tient pas à décliner les deux versants de mai 68, politique et esthétique, il prolonge la réflexion jusqu’à aujourd’hui, temps de l’Internet, et à l’avenir : à ce double nom qu’adviendra-t-il ? se demande l’auteure qui n’hésite pas à égrener quelques hypothèses réalistes ou, au contraire, saugrenues, folles, ouvertes et sans ponctuation.

Mise à part l’année 1968, Gaëtane Lamarche-Vadel donne peu de dates et il est difficile de mesurer la durée de la vie à deux dont elle fait mémoire. Si l’on suit le fil chronologique plus ou moins brouillé, il y eut un mariage à la mairie annulé par le maire pour cause d’impossibilité juridique découverte sur place, un second mariage vidé de sens puisque le premier avait eu lieu sans avoir lieu, la naissance d’un enfant appelé Kateb en hommage à l’écrivain algérien Kateb Yacine, un divorce au moment même où la loi permettait de légaliser le double nom, la disparition entre les lignes de Bernard Lamarche-Vadel. Et au-dessus de ces deux lignes parallèles qui se sont rencontrées, unies et séparées, flotte un vent de folie et de poésie violente que ce récit prolonge.

Avec ce Double Nom, Gaëtane Lamarche-Vadel a inventé une forme de mémoires qui n’appartient qu’à elle, ou plutôt une non-forme, une série discontinue, une réflexion sur une vie doublement enracinée et engagée, un nom-à deux qui permet de contourner de nombreux écueils du narcissisme. Le Double Nom est une lecture galvanisante, un livre court, concentré, accidenté, qui dit et acte un goût du risque et de l’innovation pas feint pour un sou. Il ne dit pas tout, il laisse des trous, des manques, des manquements. Il dépasse le fait de génération en permettant d’apercevoir des zones d’ombre, de douleur, mais aussi des zones de bizarrerie et de burlesque. Imaginant un transfert de genres qui permettrait d’orthographier Lamarche-Vadel, Lemarche-Vadel ou Lamarche-Vadelle, l’auteure reconnaît : « Ce serait moins élégant et on perdrait la dualité du masculin et du féminin déjà présente dans le nom, qui fait de lui une curiosité amphigame. »

Son livre en est une, de « curiosité amphigame, » et ce drôle d’objet a personnellement touché l’auteure de ces lignes qui a plutôt tendance à réduire de moitié son nom pour de malheureuses raisons politiques. Que l’auteure du Double Nom et le lecteur nous pardonnent cet aparté final qui explique une infiniment petite partie de notre intérêt et de notre enthousiasme pour ces cent vingt-deux pages performatives.

Le Double Nom, de Gaëtane Lamarche-Vadel, éditions Verticales, 122 pages.


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

Rayonnages

LivresLittérature