Éducation

Enseignants, l’identité introuvable

Politiste

Qu’est-ce qu’un « bon professeur » ? La question est plus difficile qu’il n’y paraît, et la réponse a beaucoup évolué depuis l’époque des Hussards noirs de la République. Alors qu’ils défilaient dans la rue mardi 21 mai aux côté des autres fonctionnaires, les enseignants sont aujourd’hui victimes d’une crise d’identité. En cause, le passage de la raison pédagogique à la raison instrumentale.

C’est quoi être enseignante ou enseignant aujourd’hui ? Si l’identité enseignante semble par bien des aspects introuvable, les politiques éducatives en France et ailleurs sont sous-tendues par des modèles du « bon » professeur qui montrent combien la définition de ce qu’est le métier enseignant est une question centrale pour penser la qualité de l’éducation.

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L’identité du monde enseignant a longtemps été associée à des récits institutionnels, politiques ou syndicaux. L’image des « Hussards noirs » [1] participe de ce récit qui associe les enseignants de l’école à la construction de la République. Plus tard, au lendemain de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981, le monde enseignant semble encore constituer l’une des forces sociales majeures qui a porté la nouvelle majorité au pouvoir. Outre la proportion significative et parfois caricaturée d’anciens enseignants parmi les nouveaux députés, on pouvait alors évoquer aussi la place de la Fédération de l’Éducation nationale, la « forteresse enseignante » [2] qui incarnait une certaine unité syndicale et autour d’elle une galaxie d’institutions d’économie sociale à base professionnelle.

Peut-on raisonnablement parler d’une « identité » enseignante ?

Depuis, l’idée d’un monde enseignant homogène et rassemblé autour de références politiques communes a été contestée : son histoire syndicale comme l’examen des préférences politiques de ses membres montre qu’il est traversé par une diversité politique comparable aux autres groupes professionnels. Les études sociologiques [3] montrent également que non seulement des anciens clivages subsistent, à l’image de celui entre professeurs du premier et du second degré, mais que les enseignants constituent en fait des mondes divers tant du point de vue des conditions de travail, des trajectoires scolaires et sociales ou encore des pratiques culturelles. Peut-on alors raisonnablement parler d’une « identité » enseignante au regard de cette segmentation?

Une autre façon d’interroger cette identité, thème qui fait l’objet des prochains Entretiens Ferdinand Buisson à Lyon, consiste à préciser les conceptions qui sous-tendent  les politiques publiques. A première vue, ces dernières favorisent en France une certaine unité de la profession. Au delà des règles et cadres institutionnels qui régulent les activités pédagogiques (programmes, emplois du temps, filières, examens), les modalités de recrutement et de formation convergent en effet progressivement. Ainsi, les enseignants sont tous désormais des professeurs, cadres A, recrutés à un niveau supérieur à Bac +3, à priori formés dans une institution universitaire commune (les ESPE ayant pris la suite des IUFM créés dans les années 1990). Cette unification statutaire relative doit être complétée par une analyse des politiques éducatives qui, en France comme ailleurs, définissent le modèle professionnel ou, pour le dire autrement, les critères de qualité du « bon » enseignant.

Pendant longtemps, cette question de la définition du métier enseignant ne se posait pas vraiment. Le modèle de l’enseignant était celui du « maître », dont les qualités relevaient essentiellement de son caractère personnel : charisme, vocation, autorité, habileté personnelles et comportement.

La démocratisation relative de l’enseignement secondaire à partir des années 1950-1960 a soulevé de nouvelles questions, en montrant que ce qu’on identifiait comme une simple transmission de savoirs n’allait pas de soi. Des réflexions pédagogiques et didactiques se sont développées de même qu’une recherche sur l’éducation en tant que telle, à partir de la psychologie, de la sociologie, de la philosophie et de l’histoire principalement. La diversité sociale et culturelle des publics scolaires a suscité des études sur les contenus comme sur les stratégies d’apprentissage, au fur et à mesure que s’allongeait la scolarité obligatoire et l’aspiration aux études dans l’ensemble de la société.

À la fin du siècle dernier, l’enseignant idéal avait la capacité de réaliser voire d’improviser en autonomie des actes intellectuels non routiniers.

Globalement, à la fin du siècle dernier, l’idéal professionnel qui tendait à dominer le monde éducatif était alors celui de l’enseignant qui a acquis par sa formation et son expérience la capacité à réaliser voire à improviser en autonomie des actes intellectuels non routiniers, à mobiliser des savoirs en action, dans la poursuite d’objectifs en situation complexe. Le modèle du « praticien réflexif » mis en lumière par Donald Schön a cristallisé en grande part cette tendance internationale.

C’est alors que s’est développé un autre paradigme, qu’on pourrait résumer par le développement de standards de qualité externes pour réguler les activités éducatives. Fortement théorisé dans les pays anglo-saxons dès les années 90, parfois identifié à la « Nouvelle gestion publique » et souvent lié à des concepts tels que  la responsabilisation ( accountability ) ou la régulation par les résultats (Learning outcomes), ce paradigme est le fruit de l’insatisfaction face à ce qui est ressenti comme l’inefficacité des systèmes éducatifs.

Il prend deux formes principales. La première  est un standard de résultat, qui consiste à définir des niveaux cibles à différentes étapes du parcours éducatif, et d’y associer des évaluations à grande échelle ( tests standardisés externes) à destination de tous les élèves. Les résultats à ces tests servent d’indicateur de qualité pour tout ou partie du système (école ou établissement, bassin ou district, région…), l’ensemble des acteurs éducatifs et en premier lieu les enseignants sont invités à caler leurs pratiques sur ces objectifs car les résultats des tests évaluent en quelque sorte le produit de leur enseignement.

Le deuxième visage de ce nouveau paradigme est un standard de production, concrétisé par la formalisation et la dissémination de « bonnes pratiques ». Il s’agit alors moins de faire confiance aux professionnels de l’éducation pour prendre des décisions en fonction de la situation qu’ils rencontrent, que de modéliser en amont les pratiques jugées les plus « efficaces » que les enseignants devraient appliquer. Cette modélisation repose sur un recours préalable à des recherches de nature expérimentales, largement inspirées de la recherche médicale, dont on attend qu’elles identifient les pratiques enseignantes qui ont fait leurs preuves sur la base de données probantes à grande échelle.

Voici donc proposé un autre modèle de professionnalisation :  c’est à partir d’un ensemble de savoirs scientifiques sur l’éducation que les enseignants se voient prescrire des actes professionnels. Ce modèle se concrétise, dans les politiques publiques éducatives, par le recours à des formations intensives, la diffusion de guides, mémentos et brochures qui indiquent quelles sont les bonnes méthodes et les bonnes pratiques à suivre, ainsi que par le contrôle de leur application dans la classe. Certains estiment que ce modèle dessine aussi la figure d’un enseignant avant tout « technicien », dans la mesure où il applique un répertoire de techniques pédagogiques et de savoir-faire procéduraux précis, dérivés d’études scientifiques.

La nouvelle politique éducative des standards a remplacé la culture professionnelle traditionnelle des enseignants, à base de créativité, d’enthousiasme et de sens critique, par une culture de dépendance et de conformité.

La mise en œuvre ou l’annonce de cette politique de standardisation externe a suscité et suscite encore des controverses. Elle peut être en particulier synonyme de déprofessionnalisation des enseignants, en ramenant leur rôle à celui d’exécutants passifs de procédures définies ailleurs et sans eux. Un chercheur anglais, Robin Alexander, a notamment estimé, en conclusion d’une volumineuse étude sur les enseignants du primaire dans la Cambridge Primary Review, que la nouvelle politique éducative des standards avait remplacé la culture professionnelle traditionnelle des enseignants, à base de créativité, d’enthousiasme et de sens critique, par une culture de dépendance et de conformité. Cette politique, promue au non de l’efficacité et de la qualité, se traduirait même dans certains cas par une altération de la qualité tant de l’apprentissage et que l’enseignement.

De façon plus générale, on peut s’interroger sur la vision très instrumentale de la science  qui préside à certaines conceptions du métier enseignant à base de bonnes pratiques. Un métier de la relation humaine, telle que l’éducation, peut-elle se plier à une rationalité technique où l’on agit sur les choses plus que sur les personnes ? Suffit-il d’avoir modéliser certaines « lois » scientifiques de l’apprentissage pour permettre aux enseignants de faire apprendre ? En fait, les observations systématiques des pratiques enseignantes indiquent que le professionnel de l’enseignement en contexte a une approche organisée de son métier qui convoque ce qu’on pourrait appeler une rationalité pédagogique.

Cette rationalité n’est pas équivalente aux « résultats de la science ». Elle intègre des normes et des valeurs ainsi que des principes organisateurs des interactions avec les élèves qui ne se laissent pas résumer dans des bonnes pratiques universelles et décontextualisées. Elle  possède en revanche des éléments de régularité et d’explicitation suffisants pour ne pas se réduire à de l’improvisation ou de l’intuition hasardeuse.  Ainsi, certains chercheurs affirment que « l’enseignant dans sa classe est forcément appelé à prendre des décisions, à faire des choix, etc., qui ressortissent de jugements professionnels qui ne se limitent pas à des faits, c’est à dire à un savoir empirique » (Maurice Tardif et Clermont Gauthier). Toute une partie de ce qui fait le cœur de la professionnalité enseignante réside autant dans ces raisons pédagogiques que dans les savoirs scientifiques de référence.

C’est pourquoi on peut aussi estimer qu’une grande partie de l’identité enseignante passe en fait d’abord par l’identification et l’explicitation des « raisons pédagogiques » qui sous-tendent les pratiques et en fondent la spécificité professionnelle. Proposer aux enseignants des modalités de discussion et de mise en relation des savoirs qu’ils mobilisent ; imaginer des réseaux et des lieux de confrontation horizontaux de ces savoirs pédagogiques avec les savoirs universitaires plutôt que des seules prescriptions verticales issues de la science académique : voilà qui serait peut-être de nature à soutenir une professionnalité enseignante dynamique garante, condition nécessaire pour une éducation de qualité ?

 


[1] Expression utilisée par Charles Péguy dans son ouvrage L’argent en 1913.

[2] VéroniqueAubert, Alain Bergougnioux, Jean-PaulMartin etRené Mouriaux (1985). La Forteresse enseignante : la Fédération de l’Éducation nationale. Paris : Fayard.

Olivier Rey

Politiste, Ingénieur de recherche, Chargé de mission à l'Institut Français de l'Education - Ecole Normale Supérieure de Lyon

Notes

[1] Expression utilisée par Charles Péguy dans son ouvrage L’argent en 1913.

[2] VéroniqueAubert, Alain Bergougnioux, Jean-PaulMartin etRené Mouriaux (1985). La Forteresse enseignante : la Fédération de l’Éducation nationale. Paris : Fayard.