Théâtre

Tristesses ou le pastiche théâtral du polar à la sauce scandinave

Journaliste

Avec Tristesses, Anne-Cécile Vandalem travaille avec les codes du polar scandinave. Vrillant le genre, l’autrice, metteuse en scène et comédienne conçoit un spectacle qui, en louvoyant entre la satire et le mélodrame, le grotesque et la tragédie pose la question de l’éthique en politique, rempart possible face à la montée des nationalismes.

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Parmi les lieux du théâtre, il en est qui ne sont pas choisis impunément. Si tout emplacement est signifiant, situer un spectacle dans certains espaces se révèle particulièrement éloquent, en ce que cela va inscrire le récit dans une autre histoire. Dans les pas de pièces, de personnages précédents et, de fait, d’enjeux antérieurs, appartenant à l’histoire du théâtre. Au titre des pays les plus connotés de la littérature dramatique européenne, la Pologne ou le Danemark figurent en bonne place. Pour le premier, difficile d’évoquer sur une scène cet état d’Europe centrale sans avoir en arrière-pensée la pièce Ubu roi d’Alfred Jarry. Écrite en 1896 (et suivie d’autres aventures du père Ubu), la pièce annonce se passer « en Pologne, c’est-à-dire nulle part. » Si, lorsque Jarry écrit Ubu, ce « nulle part » de la Pologne est réel – le pays, alors partagé entre la Russie, la Prusse et l’Autriche (ce sera le cas jusqu’en 1919), n’a plus d’existence officielle – il y a bel et bien une violence dans cette affirmation. Une crudité qui n’est pas pour rien dans la popularité de l’assertion, devenue depuis proverbiale et déclinée dès qu’il est question de cette nation, sujette à de fréquentes percées de l’extrême-droite.

Le second lieu ultra-référencé est le Danemark. Depuis 1603, année de la publication du Hamlet de William Shakespeare, il est admis qu’« il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark ». Une tirade prononcée lors du premier acte par l’officier de la garde Marcellus, avant que le prince Hamlet ne prenne conscience de la corruption qui règne à la cour, et qu’il apprenne l’identité du meurtrier de son père. Si la sentence désigne dans le langage courant des dysfonctionnements politiques, le Danemark a, au théâtre, valeur de fétiche. Il suffit de le citer pour que les spectateurs un peu avertis voient dans son sillage débouler la grosse artillerie de références. À tel point qu’évoquer ce pays peut, parfois relever de la facilité. Et, vrai, à assister aux premières minutes de Tristesses, écrit et mis en scène par la jeune artiste belge Anne-Cécile Vandalem (dont la prochaine création, Arctique, est programmée dans le IN d’Avignon), le spectateur peut ressentir quelques légères craintes.

Lorsque le spectacle débute, nous sommes sur Tristesse, petite île (imaginaire) du Danemark habitée par seulement huit personnes depuis que les abattoirs faisant vivre ce bout de terre ont fermé. Sur le plateau occupé de trois maisons de bois et d’un temple protestant de la même facture, seuls deux musiciens sont présents, installés à l’avant-scène côté jardin. Vêtus de vêtements aux couleurs grisonnantes, crayeuses, tandis que leurs cheveux sont cendreux et leur peau cadavérique, ils commencent à jouer, accompagnant une action projetée sur un écran surplombant la scène. Et pour cause : pendant tout le spectacle, ce qui se jouera dans le cercle intime des maisons ne nous sera transmis que par le biais de la vidéo, diffusée sur un écran surplombant la scène.

Tristesses commence, ainsi, par une partie familiale de Trivial Pursuit, où plutôt que convivial, le jeu de société va se révéler être le levier de la cruauté. Installés à une table, dans ce qui semble être leur salon, un père, une mère et leurs deux petites filles jouent. Teints blafards, visages sombres, tristesse profonde, attributs caractéristiques d’une classe sociale plutôt pauvre (veste ringarde et cheveux gras plaqués sur le front pour le père) : tout dans leurs gestes et comportements est appuyé, monolithique. Les filles sont mutiques, placides – nous apprendrons que l’une d’elles a cessé de parler depuis qu’elle a découvert les corps de deux de ses oncles suicidés –, le père a tout d’un looser querelleur et la mère, elle, ne fait que pleurer, incapable de répondre à la question triviale que lui pose le père.

Tandis que s’étire la scène d’humiliation de la mère par le père, la musique ostensiblement dramatique et illustrative renforce le sentiment d’étouffement. Il faut le départ du père de la maison, et son entrée sur scène pour que les musiciens entament une autre composition. Mais là encore, la musique aux accents mélodramatiques ne fait que surligner les actions du père, qui sollicite auprès de sa belle-sœur et voisine la réponse que sa femme lui refuse. Et lorsque l’homme, Soren Petersen, abandonne enfin l’idée d’obtenir une réponse à sa question, le (premier) drame est révélé : la découverte du corps d’Ida Heiger, qui s’est pendue avec le drapeau national danois.

Travaillant avec des références à l’exotisme nordique des tragédies nourries par des déviances et des perversions, Anne-Cécile Vandalem s’amuse à bouleverser les attendus du genre.

Avec cette introduction à l’interprétation appuyée et son atmosphère d’étrangeté ultra-façonnée, tout comme avec son atmosphère crépusculaire, Tristesses peut faire craindre un long tunnel. Le spectacle semble alors être une forme univoque, qu’on aurait tôt fait de voir comme un succédané de polar ou thriller nordique, tant « tout » y est. De la lumière basse, bleutée et grise ; aux petites maisons semblables les unes aux autres, de facture simple, en bois clair ; au jeu appuyé des comédiens ; jusqu’à l’aspect rangé et maîtrisé des agencements extérieurs, il se dégage de l’ensemble une rationalité glacée renvoyant à l’image d’Épinal des pays scandinaves. Du moins à cet exotisme nordique véhiculé depuis quelques années par une culture populaire, allant de la littérature policière – dont l’initiateur est sans aucun doute la saga Millenium de l’auteur suédois  Stieg Larsson – aux séries télévisées. Remontant, peut-être même pour la froideur et l’anormalité structurelle, aux films réalisés selon les principes du Dogme 95.

S’il existe certes des disparités entre ces œuvres, il se transmet bien à travers elles un même folklore. Où des personnages vivant souvent dans des endroits reculés ou dépeuplés sont touchés par des drames. Des tragédies nourries par des déviances et des perversions contaminant jusqu’aux structures sociales et politiques. Mais tout en travaillant avec ces références, Anne-Cécile Vandalem s’amuse également à bouleverser les attendus du genre.

Dès le programme de salle – ou via les autres supports de communication du Théâtre de l’Odéon – nous, spectateurs, connaissons ce que nous pourrions penser être la chute du spectacle : deux jeunes filles veulent tuer la dirigeante du parti d’extrême-droite danois. En l’occurrence, il s’agit de Martha Heiger, fille de Ida et Käre Heiger. Vivant sur le continent, la jeune femme est, aujourd’hui, la représentante du « Réveil populaire » parti d’extrême-droite donné comme favori aux prochaines élections. La mort de sa mère l’obligeant à revenir sur Tristesse, le geste de Ida Heiger, à quelques semaines des élections, se révèle alors calculé. Il s’agit de faire tomber sa fille et d’empêcher son accession au pouvoir.

Sauf que Martha Heiger va, au fil de Tristesses, révéler son machiavélisme, sa maîtrise du pouvoir comme l’ampleur de ses manigances, et diviser au sein de la petite communauté. Avant même son arrivée sur l’île, elle concentre déjà les dissensus. Face à elle, il y a le maire Soren Petersen déférent jusqu’à l’obséquiosité, qui refuse de décrocher le corps d’Ida, afin de respecter les consignes de Martha. Il y a Margrete et Joseph Larsen, elle semblant se méfier et nourrir une animosité face aux idées de Martha, lui, personnage pleutre et ambigu. Il y a Käre Heiger, époux d’Ida et père de Martha, personnage trouble, dont on ne sait s’il approuve ou désapprouve les positions de sa fille. Ou il y a, encore, les deux jeunes filles Ellen et Malene Petersen, avec leur mère Anna – cette dernière étant trop faible pour s’opposer aux décisions de Martha.

Errant autour d’eux de bout en bout, trois spectres – non pas un comme dans Hamlet – représentent les deux oncles suicidés (interprétés par les musiciens) et Ida Heiger (qui va ponctuer certaines scènes de son chant virtuose et inquiétant). Par sa proximité avec les vivants, le trio rappelle l’état de mort-limite dans lequel sont plongés tous ces êtres. Ironie du sort, c’est la mort de l’un d’eux qui les remet en mouvement, et les oblige à se positionner face à Martha. Sauf que la partie est déjà jouée. Et lorsque cette dernière débarque enfin sur l’île, la mise en place des obsèques, la négociation sur l’incinération de sa mère versus le rapatriement de son corps sur le continent, vont se dérouler parallèlement à l’annonce de ses projets. En tête à tête ou de manière collective, Martha dévoile ses plans.

Outre son souhait de transformer les anciens abattoirs en studio de cinéma pour tourner les films de propagande de son parti, elle annonce sa décision de cesser de remettre des pots de vin à plusieurs membres de la communauté. Dans ce qui se révèle un jeu de dupes perpétuel, où les adultes sont tous pris dans le mensonge et les simulations, Martha Heiger sera la seule gagnante. Même les enfants, figures de l’innocence, vont échouer dans leur tentative d’assassinat de la jeune femme.

Tristesses joue à la fois du pastiche et de la parodie : Anne-Cécile Vandalem pastiche le folklore du polar à la sauce scandinave.

Au sujet du pastiche et de la parodie, le critique littéraire et théoricien de la littérature Gérard Genette déclarait : « le pastiche, tout le monde peut être d’accord sur la définition de ce terme, c’est l’imitation d’un style. Pas de problèmes là-dessus. Le problème c’est la parodie. Parce que pour la plupart des locuteurs français (…), une parodie est un pastiche particulièrement caricatural. Comme quand on dit  “ceci est une parodie de justice”. C’est un événement, une mise en scène qui imite mal et de façon caricaturale les formes de la vraie et saine justice. Pour moi, la parodie n’est pas un pastiche aggravé, (…) c’est ce qu’on appelait à l’époque classique le travestissement. Un texte qui disons transpose dans un autre style un texte préexistant. Par exemple, je prends L’Iliade et je l’écris en argot. Ça, pour moi, c’est une parodie et vous voyez bien que ce n’est pas un pastiche aggravé, c’est une autre façon de reproduire un même texte et non pas du tout une imitation de ce texte. Un pastiche de L’Odyssée consisterait à écrire ou à s’exprimer dans ” le style de”, dans le style épique, disons. La parodie est un peu le contraire du pastiche, à bien des égards, (…) la parodie est plutôt le contraire qu’une exagération ou qu’une aggravation du pastiche. »

Si l’on s’en tient à cette définition, Tristesses joue à la fois du pastiche et de la parodie. Anne-Cécile Vandalem pastiche le folklore du polar à la sauce scandinave, avec son histoire, ses personnages, la scénographie et la création scénique. Mais elle parodie ce qui est devenu un genre en soi, le travestit et le retourne par l’incursion permanente d’autres registres de jeux. À ce petit jeu, l’exercice trouve parfois ces limites – notamment par le fait d’en passer par des dialogues sexistes, graveleux, ou des blagues antisémites (est-ce anodin de faire rire toujours avec ce type de blagues ? Non, ça ne l’est pas, répond la journaliste). De même, le choix du pastiche installe de fait les personnages dans des rôles très étriqués dont ils ont du mal à s’extraire, telle la mère larmoyante de bout en bout.

Néanmoins, l’instabilité créée par ces effets de bascule crée un trouble, rendant plus prégnant les questions sous-tendant Tristesses. Avec son hécatombe finale, jouée sur un mode exagéré frôlant le grotesque, le spectacle offre une morale sans appel : les arrangements douteux, comme les comportements hypocrites se révèlent au final alimenter le cynisme et favoriser la montée des pires extrémismes politiques. Et puis, créé en 2016, Tristesses (en tournée en France la saison prochaine) se révèle par ailleurs tristement visionnaire. Alors que les droites populistes deviennent omniprésentes en Europe, et qu’en France, en avril dernier, des militants du mouvement d’extrême-droite Génération identitaire ont bloqué le col de l’Échelle, dans les Alpes, afin d’empêcher des réfugiés d’emprunter ce point de passage entre l’Italie et la France, ce n’est pas qu’au royaume du Danemark que quelque chose est pourri …

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Tristesses, un spectacle d’Anne-Cécile Vandalem – Das Fräulein (Kompanie)

à l’Odéon, théâtre de l’Europe, jusqu’au 27 mai.

En tournée en 2018-2019 (Thionville, Tarbes, Toulouse, Creil, Bourges, Lorient).

 


Caroline Châtelet

Journaliste, critique

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