Société

Enterrons le # de guerre

Théoricien de l’art et des médias

Après l’indignation suite à l’affaire Naomi Musenga, le déchaînement de violence sur les réseaux sociaux contre certains personnels du SAMU provoque sidération et malaise. Il révèle une nouvelle fois le pire des réseaux sociaux et de la culture du hashtag. Tout se passe comme si, dans notre monde de connexion par écran interposé, toute empathie pouvait disparaître, pour faire émerger le Troll en chacun de nous.

Le 29 décembre dernier, Naomi Musenga décédait après qu’une opératrice du Samu n’ait pas pris assez au sérieux son appel pour des douleurs au ventre. Publié fin avril dans le journal local alsacien Heb’di, l’enregistrement de l’échange téléphonique suscita l’émotion dans les médias et… sur Internet. Depuis, plusieurs assistantes de régulation médicale (ARM) ont été l’objet de propos injurieux sur Twitter, certains internautes n’hésitant pas à faire circuler leurs noms, prénoms, adresses et des photos de leurs enfants et à les menacer de mort.

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Dans l’édition du 15 mai du quotidien Le Monde, l’une d’elles rapporte qu’on lui « souhaite de mourir carbonisée dans (sa) voiture, d’être séquestrée et battue à mort, de crever comme un animal ». Cloîtrées chez elles ou contraintes de déménager et de déscolariser leurs enfants, ne trouvant plus le sommeil, transies de peur, harcelées et humiliées, toutes trois sont les victimes malheureuses d’une vindicte qui, en plus d’être intolérable et abjecte, est sans fondements. En effet, ces trois ARM n’étaient pas en poste le soir du drame. Elles n’ont donc pas pu répondre à la jeune Strasbourgeoise.

Nous avons alors affaire ici à la monstruosité des réseaux sociaux qui révèle toute l’absurdité d’une violence aveugle à maints égards. Tout d’abord par ces menaces faites à des personnes qui se disent innocentes et absentes au moment de l’appel de la jeune femme. Les trolls et haters n’ont ainsi pas pris la peine de s’assurer que leurs victimes étaient bien responsables de l’erreur de jugement incriminée. Les responsables de ces tweets nauséabonds ont en ce sens laissé leur haine les aveugler, et révèlent en cela la violence des mouvements e-sociaux qui sévissent sur les réseaux numériques depuis quelques temps, à l’instar du récent #balancetonporc. S’appuyant sur une indignation légitime, ils produisent dans un même temps un déferlement démesuré de condamnations, au risque de broyer tout avis divergent. Le temps semble ainsi être à l’emportement sans raison, à la condamnation sans mesure ni justice.

Les réseaux sociaux nous invitent à dissimuler notre existence au profit d’une « tech-sistence » où le masque est la norme.

Cet aveuglement répond à celui tout 2.0 de notre rapport à l’autre qui se passe derrière un écran. Car si celui-ci est depuis les années soixante celui de notre téléviseur et aujourd’hui de notre ordinateur ou de notre smartphone, soit une surface qui montre et qui nous montre, il est originairement ce pan qui cache. Cette ambivalence définitoire révèle alors celle de notre éthos connecté. En effet, si les réseaux sociaux nous permettent comme jamais auparavant de nous exposer au monde entier, ils nous offrent aussi la possibilité, voire nous invitent à dissimuler notre existence au profit d’une « tech-sistence » où le masque est la norme.

Cette communication et cette exposition qui passent par l’écran produisent dès lors un « interfaçage », soit une relation qui parce qu’elle se fait via une interface – mobile, ordinateur, tablette – consiste en une mise en miroir de deux faces, la notre et celle de notre ami ou follower, réduits à l’hypervisibilité digitale de datas soigneusement sélectionnés et customisés. Interface comme inter-faces, un entre-faces, un face à face sans contact. Dans cette nouvelle économie relationnelle, l’anthropologue du MIT Sherry Turkle voit le risque d’une perte d’empathie. L’autre n’étant plus qu’un # et qu’un ensemble de signes, il n’a plus d’humanité et peut dont devenir l’objet – et non plus le sujet – de nos éructations les plus viles et de nos penchants les plus monstrueux. La tentation est alors grande de profiter des quelques caractères qu’imposent les règles éditoriales de Twitter pour envoyer sans se réfréner les messages les plus affreux à des personnes dont on nie jusqu’à l’humanité. Car le tweet n’est pas un gazouillis. Il est un aboiement que l’on émet sous l’impulsion d’un coup de gueule, d’une rage irrépressible et irraisonnable.

L’« homo connecticus » ne se regarde plus, hypnotisé par cet écran et ce double numérique qui y opère mille horreurs digitales.

S’en suit alors un autre aveuglement. Car si l’« homo sapiens sapiens » – l’homme qui sait qu’il sait – se distinguait de l’animal par sa capacité de se penser et d’opérer un retour sur lui, l’ « homo connecticus » ne se regarde plus, hypnotisé par cet écran et ce double numérique qui y opère mille horreurs digitales. Nous sommes alors devenus aveugles à nous-mêmes, aveugles à nos excès et à nos emportements. Exit le Surmoi de la psychanalyse. Le Moi déborde et déchire désormais notre conscience. L’attaque, l’insulte et la menace deviennent banales et anodines. Le monstre que l’on taisait en nous peut dès lors se révéler, s’assumer, plastronner.

C’est ainsi que l’édition de la semaine du 19 avril du magazine Society donna la parole à des Trolls, ou haters qui y dévoilèrent en plus de leur visage la « raison » des messages haineux qu’ils avaient postés, revendiquant leur souhait et leur légitimité à insulter l’autre dans une société où l’expression et le commentaire sont devenus de nouveaux absolus. Le bavardage comme nouvelle loi tech-sistentielle pousse alors l’internaute à s’exprimer et à s’indigner, avant de réfléchir et de penser aux conséquences qu’auront ses insultes et ses menaces.

Nous nous souvenons de l’injonction à l’indignation qu’avait publiée en 2010 Stéphane Hessel. Nous pourrions croire que cet appel a été suivi tant les vagues de protestation contre les inégalités et les mouvements sociaux se sont depuis multipliés. Mais cette indignation est devenue monstrueuse. Elle n’est en effet plus l’expression d’un sujet face à un État qu’il juge insensible et normatif et à une société vue comme productrice et reproductrice d’inégalités. Elle est devenue bien au contraire massive et chaotique. Nous sommes ainsi comme la Charybde de l’Odyssée d’Homère. Brandissant des # comme d’autres brandissaient autrefois leur poing, nous avalons tous ceux que le Tartare numérique a érigé comme coupables et vomissons sur la Toile et les réseaux sociaux un nouveau type de pensée unique, mélasse faite de certitude et d’assurance crasse, rendant anti-sociaux ces médias qui se proclamaient pourtant au départ producteurs d’un nouveau genre de lien social.

La culture du # a permis à quiconque de se révolter, mais a aussi rendu ces révoltes démesurément sûres d’elles-mêmes et dépourvues de toute nuance.

Il semble donc au final que, nourris de l’idée que le pouvoir et l’establishment étaient condamnables et oppresseurs, nous en sommes arrivés à renier l’autre qui ne pense pas comme nous ou qui se rend coupable d’une faute, que celle-ci soit volontaire ou accidentelle. La culture du # a alors permis non seulement à quiconque de se révolter et de faire entendre ses cris, mais a aussi rendu ces révoltes démesurément sûres d’elles-mêmes et dépourvues de toute nuance. Nous avons face à nous un monstre « hétérovore » qui engloutit et se repaît des fautes du monde.

C’est ainsi que les trolls qui s’acharnent en meute folle sur ces opératrices qui, rappelons-le, semblent n’avoir pas été là lorsque Naomi Musenga a appelé le SAMU révèlent une monstruosité toute 2.0 dans laquelle nous pouvons tous, plus ou moins, nous reconnaître. Qui en effet n’a pas jugé avec trop d’empressement un autre ? Qui ne s’est pas un jour emporté contre un parfait coupable et ne s’est pas senti légitime à exprimer contre lui tout son mépris ? Nous avons tous cette part en nous. Nous avons tous en nous, comme l’écrivait Platon dans La République, une créature polycéphale sur laquelle s’agitent les têtes de mille animaux, des plus féroces aux plus dociles. Ne laissons donc pas le pouvoir que nous offrent les réseaux sociaux libérer ce monstre et le laisser prendre le contrôle sur notre raison et notre humanité. Éteignons l’écran et rouvrons les yeux sur le monde et sur cet autre qui est toujours bien plus qu’un #.


Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, Chercheur associé au laboratoire Art des images et art contemporain (AIAC) et enseigne à l’Université Paris-8