Opéra

Ivo van Hove s’empare de Boris Godounov et de la Bastille

Critique

Chef d’œuvre longtemps mal compris de l’art musical russe, écrit par un Moussorgsky trentenaire, Boris Godounov donne à voir l’usage Renaissance des « fake news ». Le metteur en scène flamand Ivan van Hove s’est naturellement saisi, images à l’appui, de cette radiographie du pouvoir en proposant à l’Opéra-Bastille un spectacle beau, et froid.

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À l’instar du voyage fameux que fit Alexis de Tocqueville aux États-Unis, Astolphe de Custine visita le pays des tsars, entre juin et septembre 1839 (l’année de naissance de Moussorgski), y rencontrant de nombreuses éminences, en particulier le tsar Nicolas Ier. Son œuvre épistolaire dessine le dur portrait d’un pays soumis à l’oppression du pouvoir central : « Tout doit s’efforcer d’obéir à la pensée du souverain ; cette pensée unique fait la destinée de tous ; plus une personne est placée près de ce soleil des esprits, et plus elle est esclave de la gloire attachée à son rang (…). Voilà ce que chacun sait ici et ce que personne ne dit, car, règle générale, personne ne profère jamais un mot qui pourrait intéresser vivement quelqu’un : ni l’homme qui parle, ni l’homme à qui l’on parle ne doivent avouer que le sujet de leur entretien mérite une attention soutenue ou réveille une passion vive. Toutes les ressources du langage sont épuisées à rayer du discours l’idée et le sentiment, sans toutefois avoir l’air de les dissimuler, ce qui serait gauche. La gêne profonde qui résulte de ce travail prodigieux, prodigieux surtout par l’art avec lequel il est caché, empoisonne la vie des Russes. Un tel travail sert d’expiation à des hommes qui se dépouillent volontairement des deux grands dons de Dieu : l’âme et la parole qui la communique ; autrement dit, le sentiment et la liberté. (…) N’écoutez pas les forfanteries des Russes : ils prennent le faste pour l’élégance, le luxe pour la politesse, la police et la peur pour les fondements de la société[i]. »

Impossible d’échapper en Russie à la fascination fatale du pouvoir autocratique, à la tyrannie, voire à la dictature totalitaire : telle est la leçon de Custine, dans le premier XIXe siècle. Cette vision de la Russie a sans doute inspiré Ivo van Hove dans la mise en scène du grand opéra de Moussorgski qu’il donne jusqu’au 12 juillet à l’Opéra Bastille. Le peuple y tient une place importante mais semble anesthésié :


[i] Marquis de Custine, La Russie en 1839, Thesaurus-Actes Sud, 2005, lettre du 14 juillet 1839.

[ii] En contrepoint à cette vision négative de la Lituanie, on ne saurait trop encourager à visiter l’exposition « Âmes sauvages », qui présente un bel aperçu des artistes baltes et notamment lituaniens, au Musée d’Orsay jusqu’au 15 juillet.

Vincent Figureau

Critique, Chargé de cours en science politique à l'université de Nanterre

Notes

[i] Marquis de Custine, La Russie en 1839, Thesaurus-Actes Sud, 2005, lettre du 14 juillet 1839.

[ii] En contrepoint à cette vision négative de la Lituanie, on ne saurait trop encourager à visiter l’exposition « Âmes sauvages », qui présente un bel aperçu des artistes baltes et notamment lituaniens, au Musée d’Orsay jusqu’au 15 juillet.