International

Défendre l’Europe ou défendre l’UE ?

Philosophe et sociologue

Pourquoi diable sommes-nous si peu capables de différencier notre hostilité à la machine européenne de nos attachements multiples à l’Europe comme pays ? Ou mieux : comme « matrie » ?

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Quand on parle de l’Europe, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, c’est pour désigner Bruxelles et l’Union Européenne. Je m’en étonne toujours car pour moi, l’Europe désigne un pays, un paysage, une histoire, une tragédie, une aventure, une responsabilité, bref mille attachements qui ne peuvent en aucun cas se réduire à une organisation, à un « machin » comme disait de Gaulle. Limiter l’Europe à l’UE, serait comme de confondre la France avec l’État. Tous les Français, que je sache, sont parfaitement capables de différencier la critique du gouvernement avec les sentiments qu’ils ont pour la France. Alors, pourquoi diable sommes-nous si peu capables de différencier notre hostilité à la machine européenne de nos attachements multiples à l’Europe comme pays ? Autrefois, on pouvait distinguer le gouvernement d’une nation, et ce qu’on appelait, d’un terme aujourd’hui désuet, la patrie. Pourquoi ne peut-on pas distinguer l’UE, d’un côté, et ce qu’on devrait, de l’autre, pouvoir appeler « la patrie européenne » ?

Pourquoi, benêt que vous êtes ! mais c’est parce qu’il n’y a pas d’identité européenne ! Malgré tous leurs efforts, les gnomes de Bruxelles ne sont jamais parvenus à forger, comme on dit, « une idéologie commune ». Mais je ne vous parle pas de campagnes de communication, d’idéologie, de drapeau bleu étoilé, de « cadre supranational », je vous parle d’un milieu de vie, d’une histoire, et surtout d’un territoire, d’un sol, d’un lieu précis, là où vous résidez et d’où vous tirez votre subsistance.

Je vous parle aussi d’un lieu menacé de toutes parts. Vous ne vous sentiez pas attachés à cette patrie européenne, peut-être, mais je vous demande alors ce que vous ressentez quand vous regardez autour de vous les menaces des Poutine, Erdogan et autres Trump, sans oublier le départ imprévu des Anglais —pourtant européens dans l’âme— et la grande ombre que la Chine fait peser sur ce continent dont vous occupez le bout ? Est-ce que vous ne vous sentez pas quelque envie de défendre ce milieu de vie quand il est attaqué de toutes parts ?  Oh non, personne n’est prêt à mourir pour l’UE, mais défendre la patrie européenne, n’est-ce pas quelque chose qui vaut la peine ? À moins que vous ne vous croyiez assez fort pour vous défendre tout seul — ou, pire, que vous ayez abandonné tout projet de vous défendre ?

L’Europe a prétendu occuper le monde, le monde aujourd’hui prétend s’installer chez elle.

Mais on ne va pas quand même revenir à la défense de la « civilisation européenne », à l’Europe puissance ? Non, mais à l’Europe-faiblesse oui. Nous y sommes déjà. Pour l’instant, c’est la question des migrations qui menacent de faire disparaître le projet d’organisation commencé après les deux guerres mondiales. C’est donc à elles qu’il faut s’adresser directement. L’Europe a prétendu occuper le monde, le monde aujourd’hui prétend s’installer chez elle. Le voilà le nouveau « fardeau de l’homme blanc »… Ne voyez-vous pas que c’est le même problème deux fois, le même appel à une « civilisation européenne » mais cette fois-ci renversé ? Il ne s’agit plus de savoir comment nous allons nous partager le monde, mais comment nous allons être capables d’accueillir le monde chez nous. Ce qui demeure, c’est le lien entre l’histoire du monde et celle de l’Europe. Si le Vieux Continent revient dans l’histoire, c’est parce que c’est chez lui que les autres peuples aspirent à s’installer. Que je sache, personne ne risque sa vie pour se réfugier en Chine ou en Russie. Ayez la fierté de ce destin qui vous oblige à prendre à bras le corps la question clef de la migration.

Mais c’est justement la peur d’être envahi qui défait partout le projet européen et qui sert d’argument à tous les démagogues pour se renfermer dans les anciennes frontières bien closes. Contre eux, l’Europe est muette. C’est qu’à cette vague dite « populiste », on n’oppose que le maigre appel d’un projet post-national gagé sur le rappel, de plus en plus atténué, des guerres et de ses ruines. Mais si l’on parle à des populistes attachés à leur sol, alors, bonté divine, il faut leur parler de peuple et de sol, pas de Bruxelles et de quotas !

Personne ne parle de l’Europe matérielle et vécue, de l’Europe « matrie ».

Pour qu’un peuple prenne conscience de soi, il ne faut pas lui proposer seulement une identité d’emprunt, encore faut-il lui donner un monde à habiter. Or, le sol sur lequel prétendent se réfugier les nouveaux « populismes » n’a aucune existence concrète, il ne correspond à aucun attachement durable, et, pire encore, il n’y a pas de peuple réel qui puisse y résider. Je ne parle pas des attaches juridiques — encore que les atermoiements du Brexit prouvent combien ces liens sont solides—, ni même des liens économiques —qu’est-ce qu’une économie hongroise, italienne ou polonaise qui s’arrêterait à ses frontières ?— ; je parle du sol, de sa matérialité, de sa durabilité, de sa soutenabilité, oui du sol, mais avec ses vers de terre, ses mottes glaiseuses, ses insectes, ses microbes, le monde vivant, mais aussi ses villes, ses industries, ses architectures, et ses modes de vie, son air et son eau, et je demande seulement si le populisme a du peuple et du sol une version assez solide, assez matérielle, pour être autre chose qu’une illusion. Si l’Europe multinationale est, dit-on, un rêve désincarné, alors il faut que les démagogues reconnaissent que leurs rêves d’identités nationales ravaudées sont encore plus fantomatiques, encore plus hors sol.

Au moins le conflit avec les populistes aurait le mérite de la clarté : on parlerait peuple et sol et l’on comparerait les identités rêvées aux attachements réels. On ne peut pas gagner un tel conflit ? Attendez, on ne l’a même pas commencé ! Personne ne parle de l’Europe matérielle et vécue, de l’Europe « matrie ». Faites l’expérience, demandez à n’importe lequel de ceux qui vomissent actuellement sur « Bruxelles », de décrire le milieu de vie concret qui lui permet de subsister, les tenants et les aboutissants de ce qui l’assure et le nourrit, je vous fais le pari que vous visiteriez non seulement un grand morceau d’Europe mais un grand morceau du monde où elle se trouve imbriquée. Ce serait alors le moment de poser la question : que voulez-vous défendre ? Si vous répondez « mes intérêts avant tout », je vous répondrai « très bien, mais vous voyez bien que ces intérêts ne tiennent aucunement dans l’identité nationale où l’on prétend vous enfermer ». Si nous sommes incapables de décrire notre monde, comment serions-nous capables de défendre nos intérêts ?


Bruno Latour

Philosophe et sociologue, Professeur émérite au médialab de Sciences Po

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