Littérature

Midi de Cloé Korman : le monde comme un théâtre

écrivain

Avec Midi, Cloé Korman signe un roman profondément engagé sur la cruauté des rapports humains, l’exclusion des plus vulnérables, le désir comme leurre tout autant que comme antidote, et les pouvoirs de la fiction. Un texte porté par une langue d’une grande force poétique.

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La scène se passe dans un théâtre associatif, sur les hauteurs de Marseille, au début des années 2000. À moins qu’il ne s’agisse d’un navire, en mer, il y a des siècles. Ou d’un service de médecine interne à Paris, de nos jours. Nos souvenirs sont comme du « sable lourd et visqueux ». Les perles s’y « changent en vieux mégots », la brûlure du désir en lâcheté et la lâcheté en crime – et nous ne savons pas toujours discerner le moment précis où, croyant encore voguer au large, nous étions déjà en train de faire naufrage. Midi. L’heure d’un crime exposé aux yeux de tous sans que personne ne réagisse comme il faudrait. Claire Novales est médecin dans un hôpital parisien. Un jour, un nouveau patient, admis en urgence dans son service, demande à la voir. Elle esquive, débordée. L’interne insiste, « Je sais plus quoi faire avec lui ». C’est une hépatite C, stade terminal. Ce patient n’a probablement plus que quelques jours à vivre. Sous le visage si hâve qu’on dirait « la peau d’un animal qu’on ferait sécher sur ses propres os », Claire reconnaît Dom, auprès de qui elle a, naguère, passé un été brûlant.  « Depuis le bord du lit, je regarde ses traits qui se recomposent comme les épaves gonflent leurs voiles et se chargent de rhum, d’esclaves, d’animaux fabuleux qui reprennent la mer en fendant les vagues – dans les histoires de bateaux fantômes ». Vient alors une confession en première personne, faite par Claire, et dont on comprend qu’elle est longtemps restée inarticulée et n’a donc jamais pu être racontée à quiconque. Ni la mort ni le soleil de midi ne peuvent se regarder en face. Ni bien souvent nos lâchetés et nos médiocrités. Il nous faut parfois des années pour pouvoir donner des contours à l’innommable – surtout quand il avait toutes les apparences de la joie de vivre et de la liberté.

Cloé Korman nous avait habitué à un certain niveau d’exigence. Son premier roman, Les Hommes-couleurs (Seuil, Prix du Livre Inter 2010) racontait un amour immense où d’autres temporalités – celles des indiens et des aztèques, celle des migrants mexicains dans les années 1950 – se superposaient à celle d’un couple. Dans Les Saisons de Louveplaine (Seuil, 2013), on montait et descendait les escaliers infinis d’une de ces tours de Seine-Saint-Denis dont les ascenseurs sont toujours en panne, avec une foule de personnages tentant de diverses manières de faire de leur délaissement un combat ou une chance. Avec Midi (Seuil, 2018), l’écrivaine (elle tient au « e ») donne naissance, en deux cent vingt-quatre pages au rythme soutenu, à ce qui est, à ce jour, son plus beau livre, et confirme sa capacité à allier la puissance poétique de l’écriture à un matériau profondément politique et engagé. Les Hommes-couleurs parlaient des migrants qui partent. Louveplaine de ceux qui arrivent. Midi, d’une autre migration, plus métaphorique : celle qui advient quand nous quittons les hautes terres de l’enfance.

Flashback, quinze ans avant que Claire, la narratrice de Midi, ne devienne médecin. Avec sa meilleure amie, Manu, elles se lancent un défi: devenir, pour l’été, animatrices dans un théâtre associatif pour enfants à Marseille. Arrivées sur le site, harnachées de leurs sac à dos, de leur bagout et de leurs idéaux, elles font la connaissance de Dominique Müller dit « Dom », son directeur. Il a pour les enfants un projet bien ambitieux. Monter une adaptation de La Tempête de Shakespeare. Une histoire dont Claire ne sait pas grand-chose, si ce n’est que « des naufragés de différentes époques se retrouvent sur une île déserte ». Les parents, quant à eux, semblent surtout contents de pouvoir caser leur enfant pour la journée à une personne très respectée « pour ses bonnes relations avec le service culturel de la mairie et celui du conseil régional ».

Puissance poétique et roman engagé

Cloé Korman est une magicienne redoutable. Vous commencez la lecture de son troisième roman, avouons-le, un peu dubitatif, croyant lire une histoire de jeunes gens désinvoltes et bruyants qui va vous tomber des mains, mais très vite vous assistez aux retrouvailles d’une femme médecin avec un ancien amant, devenu très malade. Vous croyez donc lire le récit des retrouvailles d’une femme médecin avec un ancien amant, devenu très malade, mais vous voilà soudain embarqué dans une enquête sidérante. Quelque chose de pourri se trame sur une île rêvée peuplée d’enfants drôles, vivants, adorables, « dévorant des abricots et des biscuits par trente-cinq degrés à l’ombre, des enfants en costumes de marins, de magiciens, de rois ». Il y a notamment Morgane, déjà star, à qui l’on ne peut que donner un rôle de princesse, Marcel, dont la timidité cache un talent prodigieux, Mario, qui ne fait rien comme il faut, Bastien et son diabète, Romane, dont la mère, tirée à quatre épingles, refuse que sa fille joue un rôle de garçon, Tia qui, toute fille qu’elle est, jouera, elle, un marin. Et Jo, le mouton noir du groupe – il en faut toujours un, pour qu’un groupe fonctionne. Un désastre, dont nous ne savons rien encore, mais dont nous pressentons l’ampleur, va avoir lieu.

Les enfants rentrés chez eux, les costumes remisés, les animateurs vont danser, boire des verres et, comme des gamins, se raconter des histoires d’auto-stoppeuse fantôme pour jouer à se faire peur et s’apprivoiser.  À leur lecture, on sourit, reconnaissant celles qu’on racontait, au même âge qu’eux, pour des motifs sensiblement similaires. Dom approche Claire. Ils couchent ensemble, dans une ruelle. Puis, plus tard, dans la mer. C’est bon, joyeusement sensuel et libre, comme peut l’être un amour de vacances quand on est à peine sorti de l’adolescence, et raconté dans une langue belle et charnelle qui, là encore, fera peut-être surgir en vous bien des souvenirs. Las, bientôt le ténébreux théâtreux lui préfère Manu. Comment ne pas haïr votre amie de toujours, celle avec qui vous avez bu des bières jusqu’à plus soif en refaisant le monde, celle que vous connaissez « au point de connaître exactement chez l’autre la couleur de ses yeux dans un rayon de soleil, ou l’ombre sous la clavicule », quand le garçon avec qui vous venez de coucher joue sous vos yeux avec la bretelle de sa robe ? Il y a de quoi endurcir un cœur. Mais cette vaguelette dans une vie de femme cache une lame de fond autrement plus atroce.

Shakespeare et Peter Pan dans les calanques

Nous sommes tous dans le même bateau, et ce roman nous le raconte avec beaucoup de finesse. Nos joies nous aveuglent en même temps qu’elles nous sauvent. Elles nous empêchent de regarder ce qui se passe autour de nous. Mais elles nous permettent aussi de contourner l’abominable. Si nous étions parfaitement conscients de ce qui, parfois, se déroule sous nos yeux, au moment où cela se déroule sous nos yeux, nous ne pourrions pas y survivre psychiquement. De quoi parle la pièce de Shakespeare, écrit Dom dans le fascicule destiné aux parents des enfants qui participeront à son spectacle, fascicule que, pour la plupart, ils liront à peine ? « D’une île où on attend. D’un bateau qui fait naufrage. Et de survivants qui n’ont pas le choix. Faire la fête. Tomber amoureux. Réinventer le monde ». Peut-être, aussi, une définition possible de ce qu’est grandir.

Je n’ai aucun goût pour la littérature de divertissement. Je n’aime que les livres qui m’enseignent, m’éblouissent ou me fracassent – moins c’est trop peu. Je ne connaissais rien de l’histoire de Midi avant de l’avoir lue. Mais quand je la croise, page quarante-cinq, au milieu d’autres évocations si joyeuses et charnelles sur l’amitié entre filles, la jeunesse et la liberté des corps, et que je l’entends dire de sa voix flûtée de gamine de dix ans pour expliquer la présence de ce coquard qui vire au vert et au jaune sur sa joue, « je suis tombée », je reconnais immédiatement la petite Joséphine. Le monde est un théâtre et nous en sommes les acteurs. La scène sur laquelle nous croyons donner la réplique cache toujours une autre scène, un outre-monde tamisé, ignoré de nous-même. Jusqu’à quel point sommes-nous responsables de nos actes ? Comment entendre la douleur muette d’un enfant et avoir le courage de s’en faire le porte-parole ? Se taire quand il faudrait dénoncer, est-ce se rendre complice ? C’est une des forces de Midi que de poser, sans jamais verser dans le dogmatisme moralisateur, ces questions essentielles. Car quel adulte ne cache pas en lui, remisé dans les tréfonds de son âme, une histoire, peut-être moins tragique, mais tout aussi honteuse. Une histoire dont il n’a jamais parlé à quiconque, une histoire où il n’a franchement pas eu le beau rôle, une histoire qui, aujourd’hui encore, forme un trou dans le récit que l’on peut se faire de son existence ?

Il n’y a pas, dans le théâtre de Shakespeare, d’unité de temps, de lieu, d’action, ni de langue. Cloé Korman, qui a étudié la littérature anglo-saxonne, joue ici avec les codes du théâtre élisabéthain, qu’elle maîtrise parfaitement. Derrière son apparente simplicité – raconter, dans un rythme soutenu, ce qui semble être une seule et unique histoire – Midi est une transposition du théâtre dans le théâtre cher à Shakespeare. Le corps en putréfaction de l’ancien amant de Claire est textuellement hanté par le corps, martyre d’une enfant suppliciée. La scène, triviale, du petit théâtre associatif, en haut du quartier du Panier, sur laquelle évoluent les animateurs du théâtre d’été biberonnés au funk, au franc-parler et au tabac à rouler est doublée par celle, épique, onirique, incandescente sur laquelle des enfants qui ressemblent drôlement à ceux que nous avons pu être ou à ceux que nous avons se rêvent en naufragés qui « avalent la mer par paquets, des litres salés qui hantent leur poitrine et leur bloquent le souffle », puis, sur une plage imaginaire, au milieu des algues et des poulpes morts, remettent « sur leur tête le chapeau déposé par la vague gentiment à portée de leur main », avant que l’île ne se referme sur eux. Shakespeare est bien là, à chaque page, mais transposé de façon si habile par la romancière dans la description d’un paysage de calanque vert et bleu ou la silhouette d’une enfant difforme dans ses goûts comme dans ses dehors, qu’on n’y voit presque que du feu. Il y a aussi du Peter Pan, pas celui de Disney, mais bien celui de J.M. Barrie, dans ces descriptions d’enfants perdus dans les répétitions d’une adaptation improbable comme dans leurs costumes de seigneurs, de marins, ou de nymphes, au milieu desquels évolue la malheureuse Joséphine, petite fille mal aimable comme mal aimée, à qui l’on confie le rôle du personnage le plus difforme de La Tempête, Caliban. On lui colle des verrues sur la face – ça change des bleus, c’est pratique – , et un oreiller sous le t-shirt pour lui faire une bosse. Voilà la laideronne du groupe grimée en monstre quand d’autres sont enchanteur, marin ou princesse. Et personne ne s’en offusque.

Victimes ou agents du mal ?

Un enfant est battu. Soit. Mais Cloé Korman a la maturité littéraire tout autant que le bon goût de ne pas verser dans la description psychologisante packagée pour faire pleurer à gros bouillon dans les chaumières. Elle ne théâtralise pas ce qu’est la maltraitance infantile. Elle la montre, sans détour, dans des pages si cinglantes qu’elles laissent sans voix. Et qu’on ne citera pas ici. Car il faut les lire. Oui, il faudrait qu’elles soient lues, notamment aussi par celles et ceux qui travaillent auprès d’enfants, dans les écoles, les centres aérés, les associations, les centres médico-psychologiques ou les colonies de vacances. Car c’est comme ça que ça se passe, exactement comme ça que ça se passe, et pas autrement, quand certains mentent pour protéger leurs bourreaux, et d’autres laissent très tranquillement le pire advenir sous leurs yeux.

Il y a, fait remarquer Kant, plusieurs façons de commettre le mal. L’une d’elle relève du mal par imperfection : là où on aurait pu commettre le bien, on ne fait rien du tout, par exemple, on détourne le regard et on se tait. L’autre, du mal par privation active : là où on aurait pu commettre le bien, on commet, en toute connaissance de cause, le mal. Mais il existe, ajouterons-nous, une troisième catégorie, qui appartient au registre du mal radical : là où on aurait pu commettre le mal pour son bien à soi, on fait pire encore : on commet le mal pour le mal. Si le silence de certains personnages du roman relève bien de la première catégorie – ils se taisent par ignorance ou par lâcheté – les agissements de certains autres, grands ou petits, relèvent tout à fait du mal par privation active, pour des raisons que l’on laisse le soin au lecteur de découvrir. Des raisons d’autant plus abominables qu’elles sont tristement banales. Entendez par là que dans pareille situation, nombreux sont ceux d’entre nous qui agiraient de la même manière. Ou peut-être pas. A vous de juger.

Réparer le réel par la fiction

L’entrée dans l’âge adulte est un naufrage dont on ne se remet jamais. Grandir, c’est toujours échouer et perdre quelque chose – ses illusions, ses idéaux ou son ombre. Du moins, pour ceux qui ont la chance de ne pas mourir avant. La Tempête est vraisemblablement la dernière pièce écrite par Shakespeare, celle au terme de laquelle son double, l’enchanteur Prospero, rend sa baguette magique, renonçant, de fait, à ses pouvoirs. « Dans le service de médecine interne où je travaille, dit Claire, des fois je sauve, des fois je ne peux pas ».  C’est vrai, que l’on soit soignant, ou non, dans la vie, des fois on sauve, des fois on ne peut pas. Et, que l’on soit soignant ou non, il est bien difficile d’admettre que nous n’avons pas tous les pouvoirs. Mais c’est tout l’art de la littérature de pouvoir sauver ce qui, dans le réel, ne l’a pas été. Le crime perpétré dans Midi ne restera pas impuni. Il y a du génie dans les trente dernières pages de ce roman de Cloé Korman. Les grandes passions humaines, les plus viles comme les plus belles, y déferlent comme dans un théâtre à ciel ouvert, avec une puissance onirique telle qu’elle console de tout : voilà, sur scène, l’amour, le désir, l’amitié qui survit à tout, la jalousie, la rage trop longtemps contenue, la colère, la haine, l’égoïsme, l’ambition, l’orgueil, la rancune, la fierté, la peur de parler, de grandir ou de mourir – ce qui, parfois revient au même – et, enfin la joie, solaire, d’être en vie, malgré tout. Le rideau tombe. On referme le livre de Cloé Korman étrangement heureux. On regarde l’heure. Il est midi. Mais la pièce a changé. Nous voilà, par la grâce d’un grand roman, enfin vengés.

Cloé Korman, Midi, Seuil, 224 pages, 18 euros.


Sarah Chiche

écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste

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