International

Alerte orange sur l’Europe bleue-brune : de la guerre commerciale comme planche de salut

Philosophe

Engagé à faire payer au monde entier les blessures narcissiques de son électorat, Donald Trump agite la menace d’une guerre commerciale tous azimuts. Si une pareille éventualité inquiète tant les dirigeants européens, c’est avant tout parce qu’elle contrarie leur projet d’aménagement du vieux continent en maison de retraite fortifiée pour épargnants de souche.

Ecce Europa

L’Europe bleue-brune est en marche, unie jusque dans la mise en scène des tensions entre ses maîtres d’œuvre. Ceux-ci font certes grand cas de leurs désaccords sur des questions de préséance : tandis que les uns plaident à la fois pour une mutualisation de l’inhospitalité et pour le maintien des prérogatives de l’Union en matière de plafonnement des déficits, les autres n’entendent concéder leur adhésion aux contraintes budgétaires imposées par Bruxelles qu’en échange d’une pleine autonomie dans la gestion du refoulement et des déportations. Toutefois, derrière cette controverse protocolaire, les partisans du multilatéralisme et les champions des nations souveraines s’accordent d’autant mieux sur le fond que les remontrances qu’ils se plaisent à échanger les confortent auprès de leurs électorats respectifs.

Du côté bleu, si Angela Merkel n’a plus guère le cœur à défendre son rêve allemand d’austérité accueillante [1], pour sa part, Emmanuel Macron n’hésite ni à se poser en avocat d’une société ouverte ni à morigéner les dirigeants oublieux des conséquences funestes qu’ont jadis produites les égoïsmes nationaux. Or, en dépit de sa vacuité, une pareille rhétorique suffit à rassurer les épargnants férus d’humanisme qui lui ont apporté leurs suffrages : car à leurs yeux, un chef d’État qui fustige la lèpre nationaliste ne saurait être soupçonné de la répandre pour son compte. Aussi l’autorisent-ils volontiers à appeler fermeté républicaine les exactions commises par les forces de l’ordre hexagonales – de Calais à Vintimille – et à parler d’aide au développement pour décrire l’externalisation des camps de détention d’exilés dans des zones de non droit.

Du côté brun, l’offuscation affectée n’est pas moins efficace. Le ministre de l’Intérieur italien tire notamment parti des accusations d’arrogance et de d’hypocrisie qu’il porte contre le directoire franco-allemand de l’Europe pour renforcer sa posture de représentant des peuples méprisés par les élites mondialisées. Faute d’être plus consistante que l’opposition de l’ouverture au monde et du repli sur soi, la polarité du bas et du haut – les griefs des modestes attachés à la souveraineté de leur nation à l’encontre des puissants qui tirent profit de l’effacement des frontières – lui permet de faire passer la xénophobie d’État pour une forme d’insurrection plébéienne.

Si leur pantalonnade les assure du soutien de leurs bases respectives, bleus et bruns ne misent pas moins sur les accommodements auxquels ils finissent par consentir pour rehausser leur image de gouvernants responsables. Ainsi, en élevant l’apaisement des phobies agitées par les seconds au rang d’objectif prioritaire – quitte à criminaliser le travail des organisations humanitaires, à former les tortionnaires libyens et à acheter l’assistance des régimes assassins d’Ankara ou de Khartoum – les premiers entendent signifier qu’être à l’écoute des marchés financiers n’empêche pas d’entendre les inquiétudes des populations. Quant aux chantres des perdants de la mondialisation, leur disposition à reporter l’application des mesures les plus dispendieuses de leurs programmes économiques est faite pour démontrer que l’attachement à une Europe blanche, chrétienne et de plus en plus ridée n’exclut aucunement le souci de gérer rigoureusement les comptes publics.

Bref, qu’ils bombent le torse ou qu’ils affichent leur pragmatisme, les contempteurs du populisme et les pourfendeurs de l’élitisme collaborent sans relâche à la légitimation de leur rapprochement. Un régime fondé sur la valorisation conjointe du capital financier et du capital d’autochtonie n’emporte sans doute pas encore l’adhésion de tous les Européens. Reste que, pour des raisons contrastées, nombre de ses opposants potentiels rechignent à l’envisager comme une hydre à deux têtes.

D’aucuns, qui se flattent pourtant de ne jamais transiger sur les libertés fondamentales, persistent à confier leur sauvegarde aux défenseurs autoproclamés de l’idéal européen : c’est qu’à défaut de conjurer le déferlement de haine xénophobe, ils savent gré aux élus bleus de filtrer son expression et, ce faisant, de faciliter l’acclimatation des âmes sensibles à la nouvelle donne. D’autres, qui s’indignent avant tout du creusement des inégalités, demeurent convaincus que les électeurs des partis bruns sont de braves gens dont la saine colère doit seulement être redirigée – vers les brasseurs de liquidités et leurs amis politiques. Aussi se gardent-ils d’élever trop haut la voix contre les persécutions des migrants – de peur de froisser les patriotes d’en bas qui s’en réjouissent – et réservent plutôt leurs diatribes à la libre circulation des marchandises et des capitaux.

Hâtée par les distinctions spécieuses – entre fermeté et fermeture – comme par les confusions délétères – entre révolte et rancœur – la consolidation de l’Europe bleue-brune ne rencontre déjà plus qu’une résistance aussi admirable qu’étique. Au-delà d’une petite minorité d’édiles et de militants, l’accord tacite entre les anges gardiens des « premiers de cordée » et les entrepreneurs de ressentiment identitaire se noue sans créer trop de remous. Pis encore, les cruautés proprement insensées qu’il déchaîne suscitent une accoutumance doublée de gratitude envers les pourvoyeurs d’assistance au déni : particulièrement prisés dans ce registre sont les libéraux jadis sensibles au sort des sans-papiers, mais qui expliquent à présent que seule une répression intransigeante de l’« immigration illégale » préservera l’Europe des nationalismes, ainsi que les populistes venus de la gauche, mais qui soutiennent sans rire que le combat contre l’extrême droite passe par l’évitement de la confrontation sur ses thèmes de prédilection.

Une natalité déclinante, une hostilité croissante aux étrangers et une déflation chronique : la combinaison de ces traits distinctifs fera bientôt de l’Europe une maison de retraite fortifiée où, selon leurs moyens, les résidents cacochymes pourront consacrer le temps qu’il leur reste à gérer leurs portefeuilles ou à exalter leurs racines. Est-il encore possible d’envisager une autre issue ? Pour lui donner quelque chance d’advenir, il faudrait sans doute que renaisse une gauche aussi rétive à l’apologie du monde ouvert aux échanges qu’à l’éloge de la vertu des gens d’en bas – la première parce qu’elle se borne à condamner le protectionnisme économique, le second parce qu’il confond position sociale et orientation politique. Hautement improbable aujourd’hui, une pareille éventualité pourrait toutefois bénéficier de la guerre commerciale que Donald Trump promet de livrer au monde entier – et à l’Union Européenne en particulier.

Qu’il revienne à la figure de proue orange de l’Amérique blanche d’éviter aux Européens un destin bleu-brun a assurément de quoi surprendre. Personnification de l’impudence ploutocratique et vecteur du racisme vindicatif qui innerve les sociétés développées, Donald Trump a jusqu’ici servi les intérêts des deux types de formations qui dirigent l’Europe : grâce à lui, les tenants du libre change et de la rigueur budgétaire paraissent civilisés à peu de frais, tandis que les petites frappes néofascistes se sentent poussées par le vent de l’histoire. Reste qu’en mettant à exécution sa menace d’imposer des tarifs à l’importation des voitures allemandes, le président américain pourrait bien saper les fondements économiques du compromis entre les droites et les extrêmes droites européennes.

Étapes et circonstances d’un rapprochement

Pour apprécier l’incidence potentielle du protectionnisme de Washington sur le sort du vieux continent, il convient de revenir aux prémices de la « brutalisation » dont l’Europe est à nouveau la proie [2]. À cet égard, un premier tournant s’opère avec la signature de l’Acte Unique Européen de 1986, texte qui impose les priorités néolibérales à l’ensemble des membres de l’Union : la recherche du plein emploi sera désormais subordonnée au maintien de la stabilité des prix, tandis que la poursuite de la croissance sera confiée à la stimulation de l’offre plutôt qu’au soutien de la demande. Cependant, c’est bien la chute du Mur de Berlin qui va assurer l’essor d’un mode de développement inédit. Car en délocalisant leurs chaînes de montage dans les anciens satellites de l’URSS – soit dans des pays où la main d’œuvre est à la fois bien formée et peu onéreuse – les industries du Nord, qui étaient déjà sans rivales sur le plan de la qualité, parviennent en outre à réduire considérablement leurs prix.

Si le tissu industriel de l’Europe du Sud résiste encore tant que la dévaluation des devises demeure une option, dès le début des années 2000, la création de la zone euro va rapidement le défaire. Un nouvel ordre économique se met alors en place, concurremment fondé sur les exportations des puissances septentrionales, l’endettement de leurs partenaires méridionaux et l’exploitation des travailleurs d’Europe centrale et orientale. Plutôt que d’investir dans l’ensemble du territoire européen, les pays du Nord vont en effet choisir de subventionner l’acquisition de leurs produits – largement fabriqués dans leur hinterland postsoviétique – en prêtant des sommes considérables aux nations méditerranéennes en voie de désindustrialisation.

Quelque peu masquées par l’accessibilité du crédit au Sud – pour les gouvernés comme pour les gouvernants – mais aussi par la modération salariale que les États du Nord infligent à leurs ressortissants – de peur que l’inflation n’entame la compétitivité de leurs industries exportatrices – les disparités sociales et régionales creusées par les emprunts et la sous-traitance qui forment la trame économique de l’Union européenne vont apparaître au grand jour après le krach de 2008. Si l’empressement des États à intervenir – pour sauver le secteur bancaire de la banqueroute – fait initialement songer à une résurgence du keynésianisme, les dirigeants européens ne tarderont pas, sous la houlette de l’Allemagne, à prendre le chemin opposé, en transférant le coût du renflouement des institutions financières à leurs propres concitoyens.

Dès l’hiver 2010, c’est en effet par la contraction des budgets sociaux et l’allégement des coûts du travail que les pouvoirs publics vont s’efforcer de restaurer la confiance des marchés obligataires dans leur propre dette. Déjà heurtés de plein fouet par la « grande récession » de 2009, les pays d’Europe méridionale seront proprement dévastés par les mesures destinées à restaurer leur attractivité aux yeux des investisseurs.

Leur appauvrissement a certes empêché les Européens du Sud de remplir la fonction d’importateurs des produits du Nord qui leur était jusque-là dévolue. Pour autant, le gouvernement de Berlin et ses affidés au sein des institutions européennes n’ont pas hésité à sacrifier le pouvoir d’achat de leurs anciens clients. C’est qu’avant même le début de la crise financière, les exportateurs allemands s’étaient déjà redéployés vers la Chine et les États-Unis. Délivrés de leur dépendance à l’égard du marché intérieur de l’UE, ils ont en outre bénéficié du chômage créé par les politiques d’austérité : celles-ci leur ont en effet permis de s’octroyer les services des jeunes diplômés espagnols, italiens, grecs ou portugais contraints à l’exode par l’absence de perspectives chez eux.

Les programmes de consolidation budgétaire imposés par les dirigeants du Nord – grâce à l’appui de leurs collègues de l’Est et à la diligence des « gouvernements d’experts » du Sud – ne manqueront pas de répandre la colère et le dépit au sein des populations qu’elle affectent. Soucieux d’orienter les griefs de leurs mandants vers des cibles moins inconvenantes que les bailleurs de fonds dont ils exaucent les souhaits, les élus européens vont alors s’efforcer de promouvoir les thèmes favoris de l’extrême droite – à savoir le coût réputé exorbitant de l’immigration et le mépris essuyé par les gens ordinaires qui s’en émeuvent – quitte à reprocher aux partis populistes de prôner des solutions excessives au réel « malaise identitaire » dont ils se font l’écho.

Déjà largement pratiquée avant la crise financière de 2008 – alors même qu’aucun chiffre ne venait l’entériner – l’élévation du péril migratoire au rang de préoccupation majeure va faire l’objet d’une surenchère éhontée lorsque les Occidentaux auront à la fois laissé les tuteurs russes et iraniens de Bachar el-Assad écraser la révolution syrienne et livré la Libye au chaos par une expédition aux motifs inavouables. L’afflux des victimes de la répression ou de la perversion des « printemps arabes » – afflux pourtant modéré en Europe comparé au nombre de réfugiés accueillis dans les pays limitrophes – se verra non seulement associé au risque terroriste mais aussi artificiellement gonflé, grâce à l’effet de loupe du confinement des exilés dans les camps où ils sont requis de s’entasser pour demander l’asile.

En accréditant les phobies attisées par les formations nationalistes, les dirigeants européens n’ont cessé de poursuivre un double objectif : il s’agissait pour eux d’affaiblir l’opposition à leurs options économiques en incitant les électeurs dont l’indignation était mâtinée de nostalgie à se laisser séduire par d’authentiques réactionnaires et en même temps de persuader les citoyens révulsés par la résurgence d’une droite ouvertement raciste de lui faire barrage en accordant leurs voix aux défenseurs du statu quo.

L’usage de l’extrême droite à la fois comme exutoire des frustrations suscitées par l’assujettissement des élus à leurs créanciers et comme repoussoir à chaque échéance électorale s’avérera efficace jusqu’à l’hiver 2015. Par la suite, il lui faudra faire face à deux défis imprévus : d’abord la victoire, en Grèce, d’une gauche hostile aux diktats de Berlin – alors que la peur des fascistes d’Aube dorée devait assurer le maintien au pouvoir de la coalition de droite – puis la décision d’Angela Merkel d’ouvrir les frontières de l’Allemagne aux réfugiés syriens – alors qu’un an plus tôt, l’abandon de l’opération italienne Mare Nostrum, consacrée au sauvetage des bateaux de migrants en perdition, signalait qu’en Europe, humanitaire ne rimait plus qu’avec « appel d’air ».

À chaque fois, le régime européen d’austérité inhospitalière sortira vainqueur de l’épreuve : en dépit du soutien d’une large majorité de Grecs à sa résistance, le gouvernement d’Athènes finira par céder aux pressions de ses créanciers – la troïka formée par la CE, la BCE et le FMI – tandis que la défiance combinée de ses partenaires européens et de son propre parti contraindra la chancelière allemande à faire le deuil de son projet d’ordolibéralisme à visage humain – projet nourri par ses propres convictions, mais aussi par le désir de redorer le blason de l’Allemagne après la crise grecque et la reconnaissance des bénéfices économiques qu’apporterait une ouverture des frontières de l’Europe.

Tant pour comprendre la reddition d’Alexis Tsipras que pour rendre compte de l’échec d’Angela Merkel, il importe de souligner le rôle déterminant joué par les formations social-démocrates européennes : aussi peu disposées à affronter l’Allemagne dans le premier cas qu’à lui témoigner leur solidarité dans le second, elles ont bien profité de l’été 2015 pour s’offrir un ultime et disgracieux plongeon dans les poubelles de l’histoire.

Intransigeants dans leur volonté d’étouffer les derniers élans de générosité qui ont traversé le continent, les dirigeants européens se sont en revanche révélés accommodants face aux éruptions pestilentielles dont les campagnes des partisans du Brexit et de Donald Trump ont été les manifestations les plus stridentes. Si le trompe l’œil qu’a constitué la victoire d’Emmanuel Macron sur Marine Le Pen a pu brièvement faire illusion, c’est bien à partir de 2017 que la stratégie consistant à intégrer les discours et les pratiques de l’extrême droite tout en usant de leurs représentants comme de commodes épouvantails a cédé le pas à un processus d’alliance plus ou moins formalisé.

En témoignent la participation ou le soutien des partis bruns aux gouvernements italien, autrichien, finlandais, belge, bulgare slovaque et danois, le quitus donné par Angela Merkel à la droite bavaroise pour la création d’un « axe » (sic) entre Berlin, Rome et Vienne destiné à lutter contre l’immigration illégale et les concessions sans fin des institutions communautaires aux ubuesques animateurs du « groupe de Visegrad ». On peut aussi relever le dispositif inspiré du Portrait de Dorian Gray à l’œuvre en France, où la vérité politique du gendre idéal de l’Élysée s’inscrit dans le masque grimaçant qui sert de visage à son ministre de l’Intérieur.

D’un suicide l’autre

En première analyse, la coloration bleue-brune de l’Europe d’aujourd’hui devrait faciliter son entente avec les États-Unis de Donald Trump. Nonobstant leur différend sur la question du dérèglement climatique – que l’administration républicaine nie, alors que la Commission de Bruxelles se targue de lui livrer un combat compatible avec l’entretien de la valeur actionnariale des entreprises polluantes – les aires de convergence abondent : dans les domaines du dumping fiscal – où l’Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas tiennent la corde – de la dérégulation financière – où en réponse au démantèlement du dispositif Dodd-Frank, les banques européennes ont obtenu le droit de calculer à leur guise l’exposition au risque de leurs actifs – et enfin de la phobie migratoire, les dirigeants de l’UE n’ont en effet rien à envier à leurs homologues de Washington. Reste qu’en dépit de leur détermination commune à laisser circuler les capitaux et à barrer la route aux êtres humains, le chef de l’exécutif américain ne peut s’empêcher de chercher noises à ses collègues européens.

Son agressivité relève d’abord d’une esthétique de l’enfermement restaurateur : même si les réticences d’une partie de ses conseillers le conduisent à tergiverser – comme en témoignent ses déclarations conciliantes lors de sa rencontre avec Jean-Claude Juncker le 25 juillet dernier – Donald Trump brûle d’additionner les barrières tarifaires aux murs de béton. Aux antipodes de l’idéologie néoconservatrice qui sévissait à l’époque de George W. Bush, la doctrine qui peut lui être attribuée ne consiste aucunement à user de la puissance de feu des États-Unis pour faire rayonner ses valeurs et les marques emblématiques de son « mode de vie » : la grandeur dont il se réclame le conduit plutôt à mobiliser les polices des douanes et des frontières pour faire miroiter à ses propres partisans la renaissance d’un pays dépourvu de voitures allemandes, de microprocesseurs chinois, de travailleurs mexicains et de réfugiés musulmans.

Décisive lors de la campagne de 2016, l’invocation d’un protectionnisme régénérateur est certes largement factice – notamment parce que les flux financiers en sont exclus – et politiquement risquée – puisque les mesures de rétorsion imposées par les pays visés affecteront au premier chef les électeurs de Donald Trump. Celui-ci est toutefois peu susceptible d’y renoncer, car l’agitation créée par ses mises en demeure est le principal carburant de son administration.

L’Amérique blanche qui vibre aux tweets de son président ne rêve plus de conquêtes et se passe aisément des récits naguère consacrés au « destin manifeste » du pays de la bannière étoilée et de la Statue de la liberté [3]. Gorgée d’opioïdes et de mauvais cholestérol, elle sait que les jours de son hégémonie sont comptés – tant à l’intérieur de ses frontières qu’en dehors. Aussi ne jouit-elle plus que du pouvoir de nuisance qu’elle est encore capable d’exercer – sur les minorités qui ne le seront bientôt plus, sur les étrangers dont elle serait bien incapable de se passer, sur les normes qui régissent la diplomatie et le commerce international, et même sur ses partenaires les plus proches.

Plus profondément, c’est une inavouable impatience d’en finir qui anime les électeurs de Donald Trump, une aspiration à disparaître en entraînant avec soi le monde que l’on n’est plus en mesure de dominer. Si ce vertige suicidaire n’est pas sans rappeler les fascismes d’antan, le caractère grotesque de son aiguillon orange fait davantage penser au délire de Jack D. Ripper dans le Docteur Folamour de Stanley Kubrick. Persuadé qu’un empoisonnement de l’eau américaine par l’Union Soviétique était responsable de sa dysphorie post-coïtale, le brigadier général interprété par Sterling Hayden s’était en effet résolu à déclencher une apocalypse nucléaire pour mettre un terme définitif à sa sensation d’épuisement.

De son côté, l’hôte de la Maison Blanche se garde bien d’imputer la moindre vilénie à son parrain russe. Plus généralement, tant son inaptitude à la concentration que l’attirance irrésistible qu’il éprouve pour tous les potentats dont il découvre l’existence invitent à ne pas le ranger parmi les va-t-en-guerre. C’est davantage au moyen d’une accumulation erratique des tarifs et des subventions, d’une crise financière précipitée par les dérèglementations et les baisses d’impôts, mais surtout du saccage accéléré de la planète qu’il se propose d’étancher la soif de néant qui habite ses partisans.

Moteur de l’administration Trump, la pulsion de mort ne guide pas moins la politique de l’Europe bleue-brune. Toutefois, parce qu’elle est à la fois plus âgée et proportionnellement plus nombreuse qu’aux États-Unis, la population blanche qui se reconnaît dans les orientations de ses dirigeants fantasme sur un autre type de crépuscule : plutôt que de propager le sentiment d’impuissance qui la ronge en dévastant la terre entière, elle rêve de vivre dans un hospice hérissé de barbelés où les siens pourraient dépérir ensemble, les yeux dans les rides et à l’abri des regards indiscrets.

Si des deux côtés de l’Atlantique, les imaginaires portés par les équipes au pouvoir s’avèrent également morbides, c’est bien sur ce qui les distingue que les réfractaires à l’Europe bleue-brune peuvent fonder quelque espoir. Pour autant qu’elles débouchent sur des mesures protectionnistes conséquentes, les récriminations quotidiennes à l’encontre des profiteurs étrangers dont Donald Trump gratifie son électorat sont en effet de nature à modifier profondément les priorités des gouvernements européens.

Ainsi peut-on d’abord conjecturer que pour mobiliser ses troupes en vue des élections de mi-mandat, le président américain finira par exécuter la menace qu’il agite depuis quelques mois en taxant l’importation des voitures allemandes sur le territoire des États-Unis. Aussitôt, sans doute, Angela Merkel, qui entretient des relations exécrables avec Donald Trump, dépêchera le fidèle Jean-Claude Juncker non seulement pour plaider sa cause, mais surtout pour convaincre le satrape de Washington de réserver sa rage protectionniste à la Chine. S’il n’est pas exclu que le président de la Commission parvienne à ses fins, on peut aussi imaginer qu’au lieu de ramener son interlocuteur à de meilleurs sentiments, il ne parvienne qu’à courroucer Pékin, au point d’amener Xi Jinping à fermer davantage le marché de son pays aux marchandises européennes.

Soudain privés des débouchés qui leur permettaient de se passer des consommateurs du sud de l’Europe, Berlin et ses alliés risquent alors de devoir renoncer au primat de la consolidation budgétaire qu’ils n’ont jusqu’ici cessé d’imposer à leurs partenaires de l’UE. Contraints de reconstituer un marché européen vigoureux pour écouler leurs produits, les pays exportateurs d’Europe septentrionale devront non seulement revenir sur leurs propres politiques de modération salariale – en sorte de stimuler leur demande intérieure – mais aussi investir massivement chez leurs voisins méridionaux – puisque ceux-ci sont loin d’être redevenus des emprunteurs suffisamment solvables pour envisager un retour au dispositif d’endettement du début des années 2000.

Or, dès lors qu’une activité économique digne de ce nom sera relancée dans les pays méditerranéens – soit dans la région d’Europe la plus propice au développement de l’énergie solaire et, plus généralement, des technologies requises par la transition énergétique – nombre de leurs ressortissants poussés vers le Nord par la « grande récession » et les politiques d’austérité qui lui ont succédé seront enclins à revenir chez eux. Enfin, parce que le départ des Européens du Sud jettera une lumière crue sur les problèmes démographiques de leurs anciens hôtes, ceux-ci auront rapidement du mal à défendre le bien-fondé de leur hostilité à l’immigration extra-européenne.

Magnifiée par le jeu des anticipations et la nervosité légendaire des investisseurs, une simple hausse du prix des Volkswagen et des Mercedes sur le marché américain suffirait donc à inverser le cours de la politique européenne. En outre, une fois la nouvelle dynamique amorcée, certains libéraux se ressouviendraient soudain que le respect des droits humains fait partie intégrante de leur doctrine, tandis qu’à gauche, l’étoile des apprentis alchimistes qui annoncent la transmutation imminente du brun en rouge ne tarderait pas à se ternir.

De telles volte-face sont-elles envisageables ? Parce que le compromis historique entre les gérants de portefeuilles défiscalisés et les diffuseurs de hargne xénophobe semble chaque jour plus solide, mais aussi parce qu’il n’alarme qu’une portion congrue de citoyens européens, attendre le salut de la guerre commerciale que Donald Trump promet d’offrir à sa base revient sans doute à faire preuve d’un optimisme inconsidéré. Aujourd’hui, toutefois, les crépitements du nihilisme venu d’outre-Atlantique – pour reprendre le judicieux diagnostic de Wendy Brown [4] – constituent le seul antidote au cauchemar bleu-brun qui s’étend sur l’Europe.


[1]Voir Éric Fassin et Aurélie Windels, « The German Dream : Neoliberalism and Fortress Europe » in Europe at a Crossroads, Near Futures Online, 2015, http://nearfuturesonline.org/the-german-dream-neoliberalism-and-fortress-europe/

[2]Brutalisation est le terme forgé par l’historien George L. Mosse pour décrire l’impact des traumatismes causés par le premier conflit mondial sur le climat politique de l’Europe et l’état psychique de ses populations dans l’entre-deux guerres. Voir George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes(Paris, Hachette littérature, 1999).

[3]Voir Christian Salmon, « Fini le storytelling, bienvenue dans l’ère du clash », Mediapart, 17 mars 2018, https://www.mediapart.fr/journal/france/170318/fini-le-storytelling-bienvenue-dans-l-ere-du-clash?onglet=full

[4]La politiste américaine, dont le dernier ouvrage (Défaire le démos. Le néolibéralisme, une révolution furtive) paraît cet automne en traduction française aux éditions Amsterdam, étudie désormais les caractéristiques de la doctrine néolibérale qui expliquent sa perméabilité à la rage nihiliste qui fait le succès de l’administration Trump. Voir notamment « Where the Fires Are », entretien avec Wendy Brown, in Eurozine, avril 2018, https://www.eurozine.com/where-the-fires-are/et « Neoliberalism’s Frankenstein : Authoritarian Freedom in Twenty-First Century ‘Democracies’, in Critical Times, I, 1 (2018), https://ctjournal.org/index.php/criticaltimes/article/view/12

Michel Feher

Philosophe, Fondateur de Zone Books

Notes

[1]Voir Éric Fassin et Aurélie Windels, « The German Dream : Neoliberalism and Fortress Europe » in Europe at a Crossroads, Near Futures Online, 2015, http://nearfuturesonline.org/the-german-dream-neoliberalism-and-fortress-europe/

[2]Brutalisation est le terme forgé par l’historien George L. Mosse pour décrire l’impact des traumatismes causés par le premier conflit mondial sur le climat politique de l’Europe et l’état psychique de ses populations dans l’entre-deux guerres. Voir George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes(Paris, Hachette littérature, 1999).

[3]Voir Christian Salmon, « Fini le storytelling, bienvenue dans l’ère du clash », Mediapart, 17 mars 2018, https://www.mediapart.fr/journal/france/170318/fini-le-storytelling-bienvenue-dans-l-ere-du-clash?onglet=full

[4]La politiste américaine, dont le dernier ouvrage (Défaire le démos. Le néolibéralisme, une révolution furtive) paraît cet automne en traduction française aux éditions Amsterdam, étudie désormais les caractéristiques de la doctrine néolibérale qui expliquent sa perméabilité à la rage nihiliste qui fait le succès de l’administration Trump. Voir notamment « Where the Fires Are », entretien avec Wendy Brown, in Eurozine, avril 2018, https://www.eurozine.com/where-the-fires-are/et « Neoliberalism’s Frankenstein : Authoritarian Freedom in Twenty-First Century ‘Democracies’, in Critical Times, I, 1 (2018), https://ctjournal.org/index.php/criticaltimes/article/view/12