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Entre visibilité et invisibilité (transparence et désubjectivation 1/2)

Professeur de littérature et d'histoire des médias

La transparence, présentée comme une vertu des meilleurs systèmes politiques, n’a-t-elle pas certains effets pervers ? Si elle constitue effectivement un rempart à la corruption, elle attente à la confiance que les citoyens doivent se porter les uns aux autres. La transparence devient alors le plus sûr moyen d’évider tous les sujets de ce qui fait leur profondeur.

La transparence est depuis quelques années l’objet de nombreux débats : est-elle une bonne ou une mauvaise chose, faut-il être pour ou contre ? Ses amis et ses ennemis s’affrontent dans de nombreuses revues et conférences. La discussion, qui porte en priorité sur des thèmes comme la gouvernance, mais aussi, à un niveau plus individuel, sur la surveillance, sur le retour numérisé de Big Brother, et donc sur les frontières aujourd’hui brouillées entre les sphères publique et privée, n’est pas près de trouver sa conclusion. En tout cas les ambiguïtés du terme comme son élasticité n’y contribuent pas. On s’avise sans doute trop peu que la transparence est un terme dont le champ sémantique est non seulement très large, mais qu’il recèle également son pesant de pièges et de contradictions dès lors qu’on le serre de plus près, dès lors qu’on en prend le potentiel sémantique au sérieux.

A un premier niveau, qui implique avant tout des problèmes de gouvernance, il semble difficile de ne pas souscrire à la transparence, ou à plus de transparence, puisque celle-ci est alors perçue plus ou moins comme un synonyme d’honnêteté ou éventuellement de responsabilité, soit des vertus qui ne sont pas exactement nouvelles. On convient que ce serait une bonne chose pour la démocratie que les représentants de l’État déclarent leurs revenus et leur fortune, même si de toute évidence c’est loin d’être acquis partout. Plus généralement on s’entend pour estimer qu’il est préférable que les personnes publiques (les représentants de l’État mais aussi les responsables d’entreprises, etc.) ne se vautrent pas (trop) dans le secret, la corruption et le mensonge et qu’il soit possible de leur demander des comptes.

Nous nous rendons également compte que le contraire de l’exigence de transparence, ce ne sont pas nécessairement ou seulement le secret et la corruption, mais également, par exemple, la confiance.

Donc pas d’affolement, se dit-on, rien ne serait en somme plus normal que l’exigence de transparence telle qu’elle est mise en avant notamment par tous ceux qui lient la santé de nos démocraties à un droit de regard portant sur ceux qui nous gouvernent. Mais très vite une petite voix au fond de nous fait entendre ses objections. Nous ne sommes pas chef de l’État, ni même ministres, mais nous nous demandons quand même si l’État peut fonctionner sans un minimum de secret, nous ne sommes pas sûrs que jamais aucune avancée importante n’ait été achevée en politique internationale sans négociations secrètes, ou en politique sociale sans vote secret (un cas de figure avéré des États-Unis). Tout à nos spéculations sémantiques, nous nous rendons également compte que le contraire de l’exigence de transparence, ce ne sont pas nécessairement ou seulement le secret et la corruption, mais également, par exemple, la confiance. La transparence, qui est toujours l’exigence d’un droit de regard, advient-elle là où était la confiance ? Et faut-il s’en féliciter ? Enfin nous ne sommes jamais très sûrs de l’élasticité ou de la portée du terme de transparence, des limites qu’il est possible de lui assigner et de ses implications pour la définition de nos espaces privés et publics. Et très vite nous sommes alors conduits, puisque nous avons tous au moins un pied dans l’espace public, à nous demander où commence notre droit à l’opacité, à la non-visibilité ou plus simplement encore le droit à un espace privé, considéré par certains comme une vieillerie d’un autre temps ?

Au plus tard quand nous en arrivons à ce constat, nous nous apercevons que les débats sur la transparence ne concernent pas seulement les questions de gouvernance, mais qu’ils nous affectent tous personnellement.

Ce n’est pas nouveau, cette disqualification de l’espace privé qui constitue souvent l’horizon des argumentations en faveur de la transparence. Le communisme, qui s’est beaucoup ingénié à la mettre en œuvre, notamment par des moyens architecturaux, via la construction de logements « collectifs », la considérait comme une relique bourgeoise. Puis vers Mai 68, quand on invoquait la vie privée, il se trouvait immanquablement quelqu’un pour demander « privée de quoi ? » : nous avons connu alors une première poussée de transparence, étayée par une sorte de « confessionalisme » freudo-marxiste. Les féministes ont également insisté sur la dimension patriarcale de la sphère privée, et les réseaux sociaux grouillent aujourd’hui d’activistes enthousiastes qui nous expliquent que le partage de nos pensées les plus obscures avec des centaines d’amis nous rend plus forts [1]. Au plus tard quand nous en arrivons à ce constat, nous nous apercevons que les débats sur la transparence ne concernent pas seulement les questions de gouvernance, mais qu’ils nous affectent tous personnellement, qu’ils participent à la (re)configuration de nos existences publiques et privées, à leur définition et à leur délimitation, et que dans cette acception du moins la transparence ne va pas sans son ombre appelée surveillance.

Mais d’où vient la rumeur ? D’où vient la montée en puissance de la notion, ou de ce qui est pour certains une idéologie, de la transparence ? J’ai évoqué ci-dessus le fait que l’impératif de transparence passait nécessairement par l’exigence d’un droit de regard. Il faut donc sans doute repartir du fait que la transparence est liée de façon complexe au registre de la visibilité, et parce que c’est le cas, il arrive qu’elle soit comprise, par un Byung-Chul Han par exemple, comme un effet de l’économie de l’attention et de la visibilité induite par l’inflation exponentielle des technologies d’information et de communication [2]. La transparence serait la traduction « positive », c’est-à-dire idéologique, de l’impératif de visibilité auquel de plus en plus de domaines de la vie sociale sont soumis (la culture, la politique, etc.), notamment depuis l’avènement d’une culture audiovisuelle aujourd’hui numérisée et individualisée grâce aux réseaux sociaux, et dans ce sens elle ne conduit pas à plus de liberté, mais à plus de surveillance. Puisque les réseaux sociaux existent, il faut s’y faire voir, et par conséquent renoncer à sa privacy, sacrifier un peu de son quant-à-soi : la transparence serait ainsi la forme moderne prise par le panopticon cher à Bentham et Byung Chul Han a sans doute raison d’en faire l’alibi de (l’impératif de) la visibilité. Du même coup la transparence est d’ailleurs également au service d’une « philosophie » spectaculaire de la vérité qui en lie le destin à la visibilité. Il faut aujourd’hui voir pour croire (que c’est vrai), ce serait même la définition la plus simple qu’on puisse donner du spectacle. Dans cette perspective on dira encore que la transparence trouve sa place dans le spectacle désormais omniprésent, aux côtés de sa sœur quasi-jumelle, l’authenticité, qui est en somme la condition de possibilité de la transparence : qu’aucun artifice ne prenne place entre vous et moi. On devine le peu de chances ou de place qu’une telle articulation laisse au langage, au discours et au concept.

Mais en même temps, la transparence n’est pas simplement réductible à la visibilité ou à un impératif de visibilité. Elle n’est pas seulement ce que je donne à voir, ce qu’on m’oblige à donner à voir, mais aussi ce qui n’empêche pas de voir ou ce qui empêche de ne pas voir, même s’il n’y a rien à voir. Elle est la vitre, invisible lorsqu’elle est parfaitement transparente, à travers laquelle il est possible de tout voir, ou encore le rideau qui n’est pas tiré. Considéré sous cet angle, on s’aperçoit que la transparence flotte en quelque sorte entre celui qui veut montrer et celui qui veut voir. Du point de vue du « sujet » de la transparence, ce flottement signifie que la transparence exigée de lui oscille entre d’une part montrer, se montrer, voire s’exhiber, et d’autre part n’avoir rien à cacher aux yeux de ceux qui voudraient voir. En d’autres termes, il y a au moins deux raisons, apparemment contradictoires, pour lesquelles je ne tire pas le rideau : parce que je veux me faire voir ou parce que, n’ayant rien à montrer, je n’ai rien non plus à cacher. Un constat s’impose alors : le destin de la transparence est certes lié à la visibilité, mais celle-ci se renverse en invisibilité [3]. Non seulement on voit à travers une vitre transparente qui, elle, reste invisible, mais encore, ce qu’on voit à travers la vitre, c’est souvent qu’il n’y a rien à voir, et ce n’est pas une coïncidence si ce « rien à voir » est en dernière instance l’idéal affiché des discours défendant le principe de la transparence.

En convoquant ici nos bonnes vielles catégories psychanalytiques, on dira que l’oscillation de la notion de transparence entre visibilité et invisibilité correspond, en termes de subjectivité, à une autre oscillation, entre perversion et psychose.

Ainsi, quand le CEO de Google explique benoîtement que si nous n’avons rien à cacher, nous n’avons rien non plus à craindre des petites collectes de données dont son entreprise vit, il s’appuie précisément sur l’ambiguïté du terme. Il neutralise l’impératif de visibilité dont dépend l’existence de Google (ou de Facebook, etc.) en le renversant en une promesse sinon d’invisibilité, du moins de non-visibilité. Si vous ne tirez pas le rideau, c’est parce que vous n’avez rien à cacher, c’est-à-dire rien à montrer, et personne n’a par conséquent la moindre raison de vous regarder. Big Brother is not wachting you because he can see you. Et inversement : Big Brother is (only) watching you because he can’t see you. Tel est le paradoxe que le malheureux Winston dont George Orwell raconte l’histoire dans 1984 aurait dû méditer avant de se croire en sécurité dans un coin de son appartement échappant au fameux écran inquisiteur pour y écrire son journal intime. Cette subjectivité tapie dans un coin, qui lui échappe, cette zone d’opacité, cette tache sur la vitre qui l’empêche de voir, c’est en fait la seule chose que Big Brother veut vraiment voir, et toute la question est de savoir s’il y arrivera un jour. En attendant, la tache s’appelle subjectivité : encore une notion floue, dira-t-on, mais peut-être suffit-il d’évoquer la pudeur ou la honte pour se convaincre que quelque chose de cet ordre existe, qu’il y a quelque chose qu’en principe j’entends garder pour moi et du même coup dérober au regard de Big Brother. La pudeur, la honte, c’est moi, ce sont les taches qui me constituent en sujet.

En convoquant ici nos bonnes vielles catégories psychanalytiques, on dira que l’oscillation de la notion de transparence entre visibilité et invisibilité correspond, en termes de subjectivité, à une autre oscillation, entre perversion et psychose. Quand il signifie « montrer » ou « se montrer », l’impératif de transparence nous tire du côté de la perversion, de l’exhibitionnisme, puisqu’il nous conduit à déposer d’innombrables traces de notre vie privée dans des espaces publics, par exemple sur les réseaux sociaux et leurs réserves de nuages. A ce titre, elle est au cœur ou au principe de ce qu’un Danny-Robert Dufour a décrit comme une « cité perverse », caractérisée précisément par la normalisation de la perversion autant que de la pornographie[4]. Je montre mon intimité, je la monétise, je suis transparent(e). Je n’éprouve ni pudeur ni honte, ces ombres qui viennent empêcher la vitre d’être transparente. Les stars de cinéma, qui par définition jouent des rôles, passent désormais derrière celles de la téléréalité, qui n’ont pas grand-chose d’autre à faire que d’être là, d’être comme elles sont, authentiques, spontanées et de préférence entièrement nues comme dans la téléréalité intitulée Adam et Eve. Cette émission semble être à ce jour la dernière invention sérieuse dans le domaine. Telle une allégorie de notre époque, elle permet de prendre la mesure de ce qu’est réellement l’impératif de transparence induit par notre écosystème médiatique. On pourrait dire encore les choses de la façon suivante : plus les humains se comportent comme des animaux, qui n’ont ni pudeur ni honte, et plus ils sont transparents.

Mais inversement, quand elle renvoie au « rien à cacher », le point de fuite de la transparence n’est plus la perversion, mais la psychose. Ce point de fuite est perceptible quand on dit de quelqu’un qu’il est transparent pour dire qu’il manque de caractère. Une personne transparente, dans ce sens, c’est une personne vide, privé de subjectivité, qui n’a rien à dire : définition minimale de la psychose, comme du conformisme qui a d’ailleurs souvent la valeur d’un symptôme de la psychose. Pour cacher mon vide, mon absence de subjectivité, je fais (tout) comme les autres, pour le plus grand contentement de Big Brother qui peut ainsi relâcher sa surveillance puisqu’il n’y a pas de sujet à voir, ou pour le plus grand plaisir de Woody Allen qui y puise l’argument de son merveilleux Zelig. Je suis transparent, je n’ai rien à cacher, mais c’est parce que je n’ai rien à montrer, parce que je m’incline devant les vœux de transparence de Big Brother et cie.

Les lignes de fuite de la transparence nous emmènent ainsi apparemment dans des directions aussi opposées que l’étaient chez Proust le côté de chez Swann et le côté de Guermantes. Mais on se souvient qu’il y a un raccourci et que finalement les deux côtés se rejoignent. De la même manière les dimensions psychotique et perverse de la transparence ont au moins un point commun : à leur horizon se profile une désubjectivation. Ce qui disparaît avec la transparence, dans le « je montre tout » comme dans le « je n’ai rien à cacher/montrer », c’est la subjectivité du sujet, sa capacité de faire tache, de rester une énigme, d’exister comme son indispensable réserve. Il se pourrait que dans ce sens au moins – mais est-ce vraiment différent s’agissant d’organisations ou d’États ? – la transparence soit à consommer avec beaucoup de modération.


[1] Voir par exemple, en Allemagne, le plaidoyer de Christian Heller en faveur de la transparence : Post-Privacy. Prima leben ohne Privatsphäre, C.H.Beck, Munich, 2011.

[2] Byung-Chul Han, Transparentgesellschaft, Matthes & Seitz, Berlin 2012,

[3] Ida Koivisto, The Anatomy of Transparency: The Concept and its Multifarious Implications, European University Institute Working Papers, Max Weber Programme, 2016/9.

[4] Dany-Robert Dufour, La Cité perverse, Denoël, Paris, 2009.

Vincent Kaufmann

Professeur de littérature et d'histoire des médias, MCM-Institute de l’Université de St. Gall, Suisse

Notes

[1] Voir par exemple, en Allemagne, le plaidoyer de Christian Heller en faveur de la transparence : Post-Privacy. Prima leben ohne Privatsphäre, C.H.Beck, Munich, 2011.

[2] Byung-Chul Han, Transparentgesellschaft, Matthes & Seitz, Berlin 2012,

[3] Ida Koivisto, The Anatomy of Transparency: The Concept and its Multifarious Implications, European University Institute Working Papers, Max Weber Programme, 2016/9.

[4] Dany-Robert Dufour, La Cité perverse, Denoël, Paris, 2009.