Littérature

Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu : un roman français ?

Écrivain

D’une très grande efficacité narrative, contemporain mais s’inscrivant dans une longue filiation littéraire, Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu peut à bien des égards se lire comme un roman français – étiquette qui en fait un potentiel idéal lauréat du Goncourt décerné ce mercredi 7 novembre.

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Qu’est-ce qu’un « roman français » ? Il n’est pas sûr qu’une telle expression garde aujourd’hui un sens très clair, même si on peut se poser la question en lisant Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu, livre qui fait légitimement parler de lui, en cette période de prix littéraires. Si l’on s’interroge ainsi, ce n’est pas seulement parce que cette fresque, d’une formidable efficacité narrative, raconte de manière parfois hyperréaliste et souvent saisissante un certain état de la France contemporaine, qu’elle prend explicitement et malicieusement pour objet : voici le présent où nous sommes, mais par légère anticipation, en quelque sorte, à partir du lent tournant des années 90, dans le bassin industriel dévasté du nord-est du pays, à travers le destin d’une communauté de personnages, des adolescents et leurs parents, au rythme de quatre étés et autant de séquences au parfum de fatalité, de 1992 à la coupe du monde de football de 1998, dans l’éphémère euphorie d’une sorte de communion nationale… Une éducation sentimentale et un manifeste de désillusion politique, donc, en un temps qui nous paraîtrait presque préhistorique, où l’on payait en francs, téléphonait depuis des cabines et regardait des cassettes VHS. Mais où s’écrivait déjà très lisiblement un monde désormais advenu, notre époque de tourisme globalisé et de misère plus ou moins consentie, accessible partout sur portable et écran plat.

Cette ambition, qu’on dira un peu vite sociologique, et qui en tout cas réussit à inscrire très précisément la fiction dans l’histoire de la fin du XXe siècle, n’est pas la raison première, pourtant, qui peut nous faire parler d’un roman si passionnément « français »… Ce qui frappe, en effet, c’est la forme du récit lui-même, et l’écriture de Nicolas Mathieu, où peut se deviner comme en transparence une certaine généalogie du roman depuis Zola, disons, et à partir surtout du Céline de Voyage au bout de la nuit. De façon évidente, Nicolas Mathieu apparaît ainsi comme un héritier du Céline « première manière », qui a lu aussi son abondante descendance parmi les auteurs de polars français, où une espèce de verve aphoristique, réécriture très travaillée des parlers populaires, s’est exprimée sans doute plus qu’en aucun autre genre.

Leurs enfants après eux associe l’ébriété contrôlée d’un style post-célinien au calcul hyper-scénarisé du polar.

Mathieu, dont c’est le deuxième roman, a du reste commencé par un polar, Aux animaux la guerre, qui racontait déjà une fermeture d’usine, et dont on notera qu’il fut également publié par Actes Sud, maison d’édition qui s’est positionnée, si on veut l’écrire ainsi, comme une sorte de havre possible pour une manière de « nouvelle qualité française », en publiant – entre autres – des écrivains affichant volontiers une érudition ouvertement livresque pour traiter de problématiques contemporaines (Jérôme Ferrari, Mathias Énard, d’une certaine façon Éric Vuillard… trois Prix Goncourt, ce qui n’est peut-être pas fortuit).

Leurs enfants après eux associe, pour l’essentiel, l’ébriété contrôlée, presque sur-écrite parfois, mais toujours réjouissante d’invention, d’un style post-célinien, au calcul hyper-scénarisé d’une intrigue empruntant au polar ses effets d’attente et d’ellipses, qui vous retiennent dans un espace narratif habilement confondu à une sorte d’enclos socio-géographique, dont le motif est presque en soi un topos littéraire : une vallée. Les noms sont modifiés, mais on reconnaît bien le décor : Heillange pour Hayange, et pour horizon quasi mythologique une « Fensch Vallée » engloutie avec l’ancien monde, dont les jeunes de la région sont définitivement dégoûtés.

À partir de là, le roman avance par grandes scènes, dans l’ivresse parfois du pur morceau de bravoure, où se reconnaît encore Céline corrigeant Zola : une réception de notables qui tourne à la catastrophe du fait de l’orage et du champagne, un enterrement qui déborde d’un café pour se transformer en cavalcade alcoolisée, une fête de 14 juillet qui s’achève dans une voiture trop petite, etc. On n’est pas si loin de l’esthétique de L’Assommoir, en somme, emportés aussi par cette espèce de suspens d’un déterminisme dont on devine que les meilleures volontés ne parviendront pas à le briser : c’est ici un monde de classes, où la pauvreté change avec le décor qui se transforme, tandis que les zones commerciales s’étendent, mais n’autorise guère de salut. C’est aussi ce qui fait la force de la fresque, qu’on ne lâche pas, avec la peur presque naïve du lecteur happé par le cours du récit, qui voudrait tant que l’issue soit heureuse, mais devine qu’aucune fin ne saurait échapper à des lois générales, extra-littéraires, dont nulle révolution ne semble devoir bouleverser l’application.

C’est le tableau qui se veut vrai d’une réalité strictement datée, dont on devine que l’auteur l’a connue de près.

Et c’est là encore que se devine une histoire plus récente du roman français, qui a vu – précisément dans les années 90 – apparaître une sorte de nouveau régisseur de la comédie humaine, réinventant à sa façon, placide et cruelle, une forme de réalisme littéraire : Mathieu a forcément lu Houellebecq, et il semble qu’il l’ait plutôt bien assimilé, pour intégrer à son roman des espèces de ponctuations post-balzaciennes, généralisantes, qui mettent en perspective les destins individuels. Son récit cite les marques, n’élude aucun repère, nom d’entreprise, déroulé de carrière, brutalité des chiffres : c’est le tableau qui se veut vrai d’une réalité strictement datée, dont on devine que l’auteur l’a connue de près.

Zola, Balzac, Céline, Houellebecq… on dira que cela fait bien du monde, pour un second roman qu’on aurait tort d’écraser sous les références, en faisant peser sur lui cette généalogie très française, et plutôt noire. Pourtant, qu’on prenne une page presque au hasard de Leurs enfants après eux, où Steph, la fille de médecin qui fait battre le cœur de l’enfant prolétaire, évoque les patients fréquentant le cabinet de son père, et l’on ne peut s’empêcher d’être frappé par une histoire qui se prolonge là, terriblement, dans la prose et le propos :

« Ces gens-là, qu’on croisait en ville, n’étaient plus seulement du folklore, quelques paumés, des grosses têtes en goguette. Il se construisait pour eux des logements, des Aldi, des centres de soins, une économie minimale vouée à la gestion du dénuement, à l’extinction d’une espèce. Fantomatiques, on les voyait errer de la CAF à la ZUP, du bistrot au canal, des sacs en plastique au bout des bras, munis d’enfants et de poussettes, les jambes comme des poteaux, des bides anormaux, une trogne pas croyable. De temps en temps, une fille naissait là-dedans, qui était particulièrement belle. On imaginait alors des choses, des promiscuités, des violences. Elle était chanceuse pourtant. Ce physique lui servirait peut-être de laissez-passer pour un monde meilleur. Ces familles donnaient aussi naissance à des teigneux formidables, qui ne se résoudraient pas à leur sort et rendraient les coups. Ils feraient de brèves carrières déviantes et finiraient morts, ou en prison. Il n’existait pas de statistiques pour mesurer l’ampleur de cet effondrement, mais les Restos du Cœur annonçaient une activité exponentielle et les services sociaux croulaient. On se demandait tout de même quelle vie pouvaient mener ces gens, dans leurs médiocres logis, à manger gras, s’intoxiquant de jeux et de feuilletons, faisant à longueur de temps des gosses et du malheur, éperdus, rageux, résiduels. Il valait mieux éviter de se poser la question, de les dénombrer, de spéculer sur leur espérance de vie ou leur taux de fertilité. Cette engeance marinait sous les seuils, saupoudrée d’allocs, vouée à finir et à faire peur. »

Leurs enfants après eux, sous l’enseigne fataliste de son titre biblique, reste un formidable roman de l’adolescence.

Pour autant, Nicolas Mathieu n’est pas un simple Destouches post-industriel, fidèle au malaise de ses maîtres, à leur pessimisme passablement anti-humaniste : il invente, ou réinvente un espace propre qui vaut aussi, surtout, par ses lignes de fuite. Leurs enfants après eux, sous l’enseigne fataliste de son titre biblique, et sous l’égide presque trop évidente de Kurt Cobain (le premier chapitre s’intitule « Smells Like Teen Spirit »), reste un formidable roman de l’adolescence : du trouble que l’on éprouve dans la jeunesse quand se frottent les codes sociaux et l’autre loi des corps, où les découvertes ne sont pas toujours – ou pas encore – d’entières désillusions. Le roman, tout occupé de la mélancolie possible du vieillissement, suit ainsi la ligne de son « héros », Anthony, dans une sorte d’apprentissage, sensuel, du désir et de la pure dépense, dans des moments de défoulement simple, à moto, dans l’amour, dans l’été surtout qui donne son unité spéciale au récit. Il y a du sexe, pas mal de violence également, une brutalité un peu trop théâtralisée parfois, la basse continue de la drogue fumée massivement par tous les adolescents, énormément d’alcool enfin, vaste mirage liquide et répétitif où semblera littéralement se noyer l’extraordinaire personnage du père d’Anthony, figure de vaincu, complexe, tourmenté, foutu.

On aurait envie de dire, en cédant au cliché, qu’il y a là de la vie, une énergie de l’écriture qui retrouve l’élan de fuite, presque alors de sur-vie de la jeunesse, sur fond de musique, à fond. Et c’est par cette saisie d’une sorte d’adolescence essentielle, prise dans le réseau de ses déterminations sociales, la grille si française d’une histoire nationale ironiquement épinglée (« … tout le monde s’accordait sur tout d’ailleurs, pourvu que Zidane reste debout. Il y avait eu le baptême de Clovis, Marignan, la bataille de la Somme. Et là, France-Croatie. Un peuple avait rendez-vous avec son histoire. C’était cool »), que le livre lui-même parvient fugitivement à s’échapper du constat qui est le sien : dans l’absurde universel des existences, la fulgurance demeure possible, évadée de toute signification, d’un geste de liberté – celui qu’a réalisé à sa façon l’écrivain, hors de son monde et l’habitant pourtant, par la fiction. On imagine alors, un peu bêtement, que Nicolas Mathieu a dû être parfois furieusement heureux d’écrire un tel roman. Si sombre soit-il, on l’est souvent en le lisant.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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