Littérature

Agnès Desarthe ou l’art romanesque de l’exil

Journaliste

Dans La Chance de leur vie, Agnès Desarthe campe une famille française expatriée en Caroline du Nord et propose comme nœud central de son roman un hommage rendu aux États-Unis aux victimes des attentats du 13 novembre. Comme toujours, la romancière française trouve une manière formelle originale de mettre en scène des personnes déplacées.

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C’est une scène qui débute à la page 161. Soit pratiquement au centre du livre. Nous sommes à l’automne 2015, Sylvie et son mari Hector viennent d’arriver aux États-Unis où Hector, professeur de philosophie, a obtenu un poste dans une université de Caroline du nord. Alors qu’ils tentent de s’acclimater à leur nouvelle vie avec leur fils adolescent, Lester, la France est touchée par le terrorisme à travers les attentats du 13 novembre. Le doyen de l’Université propose de réunir les francophones du campus pour une minute de silence. Sylvie et Hector sont, bien entendu, conviés.

Comme toujours chez Agnès Desarthe, la scène peut paraître anodine et elle est primordiale.

D’abord parce qu’elle concentre plusieurs thématiques présentes dans toute son œuvre. Desarthe a publié en vingt-cinq ans plus d’une dizaine de romans et a obtenu plusieurs prix importants, comme le Prix du Livre Inter pour Un secret sans importance en 1996, le Renaudot des lycéens pour Dans la nuit brune en 2010 ou le prix littéraire du Monde pour son avant-dernier roman, Ce cœur changeant en 2015. Elle a écrit un recueil de nouvelles Ce qui est arrivé aux Kempinski (2014), deux essais autobiographiques, Le remplaçant (2009) et surtout le passionnant Comment j’ai appris à lire (2013). Elle est aussi traductrice d’autrices anglaises et américaines, entre autres Cynthia Ozick et Virginia Woolf, et écrit de la littérature jeunesse. Son œuvre de romancière, prolifique, profondément originale et difficile à classer dans la production française actuelle, brasse depuis toujours les thèmes du déplacement, du déracinement, mais aussi celui de la relation à la langue française, des thèmes tour à tour explorés, triturés, retournés comme autant d’obsessions qui hantent son imaginaire.

Dans les romans de Desarthe, il y a souvent une scène qui peut ainsi échapper au lecteur distrait. Elle arrive en général après maintes péripéties qui ont occupé les personnages, dans une construction romanesque toute en méandres et en interrogations. Après coup, on se rend compte que consciemment ou non, le livre a été construit tout autour de cette scène.

Une minute de silence sur un campus américain, donc, pour rendre hommage aux victimes des attentats du  13 novembre 2015 en France.

Chaque détail de la scène est à observer. « Hector a précisé à Sylvie qu’ils se trouvaient dans les locaux de la faculté de théologie ». A la réunion a été conviée « la communauté des francophiles, des francophones, des professeurs, des étudiants, des expatriés ». « Debout, mains le long du corps, dans le dos, ou bras croisés, on regarde de préférence ses pieds, parfois le dos de la personne installée devant soi. Lorsque La Marseillaise a retenti, certains ont chanté, d’autres ont posé une main sur leur poitrine ». Le doyen se satisfait peut-être en secret de présider une telle cérémonie, observe Sylvie : « Il n’est plus le directeur d’une université américaine moyennement prestigieuse. Il est propulsé au rang de grand homme. Les efforts qu’il produit pour exprimer sa contrition, son empathie, la petitesse de son être face à l’immensité de la tragédie le font enfler ». Quant à Sylvie, elle découvre les visages des consœurs de son mari et se demande quelles sont celles qui ont couché avec lui. Elle suppose fugitivement que les aventures extraconjugales de son mari pourraient être à l’origine du regard plein de compassion dont l’enveloppent certaines de ces Américaines, bien plus que les attentats horribles que son pays a subis.

Les héros de Desarthe ou leurs parents sont toujours, d’une manière ou d’une autre, des personnes déplacées, expatriées, immigrées, exilées.

Tentons, dans le désordre, de dresser une liste non exhaustive de la multitude de sujets que cette scène aborde : le lien que l’on garde, ou pas, avec son pays d’origine lorsqu’on vit à l’étranger. La difficulté qu’on peut avoir à compatir et partager de l’émotion, à une distance de plusieurs milliers de kilomètres, à propos des drames qui peuvent s’y dérouler. La difficulté, dans le pays d’accueil, à former une communauté homogène avec les autres personnes originaires du même pays que vous, et à ressentir une empathie ou une connivence avec eux. La difficulté à définir précisément ce qu’est une communauté, et qui peut en faire partie ou non. L’agacement qu’on peut ressentir face au pays d’accueil dans sa façon de regarder cette communauté. La distance qui s’installe en soi, face au pays d’accueil en tant qu’étranger, face au pays d’origine en tant qu’émigré. Et la façon dont, malgré l’horreur, malgré l’intérêt qu’on porte à son pays d’origine et aux drames qui s’y déroulent, la façon dont notre vie privée, avec ses tracas conjugaux et ses mille petits et grands malheurs, prend le dessus au milieu d’un deuil collectif.

Autant de thèmes qui sont là depuis le début du travail de Desarthe. Ses héros ou leurs parents sont toujours, d’une manière ou d’une autre, des personnes déplacées, expatriées, immigrées, exilées. Ils sont toujours aussi dans une sorte de décalage par rapport à la réalité, comme si cette thématique de l’étranger et de l’étrangeté se déclinait à plusieurs niveaux, et transparaissait dans cette façon qu’a la romancière de jeter dans une réalité incompréhensible des personnages démunis. Mais ces thèmes sont toujours disséminés comme par inadvertance, car c’est ainsi que travaille cette autrice dont la fiction est un mode de narration, et non un outil au service d’une thèse. La construction du récit chez Desarthe nous semble toujours déroutante. Contrairement aux livres programmatiques composés minutieusement avec une logique implacable, et parfois assommante, Desarthe s’autorise les chemins de traverse, jalonnant sa fiction de courts instants décisifs, et de secrets dévoilés qui colorent le roman et nous éclairent sur l’histoire des personnages. Un enfant abandonné avec Dans la nuit brune et ici, on ne vous dira pas où, une petite fille décédée dont le minuscule fantôme va hanter les pages.

Mais ce sont moins des secrets que des non secrets qui habitent les livres de Desarthe. C’est-à-dire qu’il n’est pas tant question de choses que l’on cache que de choses dont on ne parle pas. Elles sont là, dans l’esprit des personnages, conditionnent leurs gestes et leur attitude face à la vie, ils n’en font pas mystère mais n’en parlent jamais. Ainsi cette enfant disparue à tout jamais.

Comme dans plusieurs des précédents romans de Desarthe : l’amour, le couple, et ce que traverse une femme dans sa vie.

Derrière toutes ces questions, le grand sujet qui court tout le long du livre est la relation qu’entretiennent les personnages avec langue française. Ce qui était une donnée presque naturelle devient une sorte d’étrangeté pour cette famille francophone soudain entourée d’anglophones. La question est présente à d’autres niveaux dans ce livre, notamment avec certains protagonistes secondaires que Sylvie croise sur le campus ou à l’Alliance française. Pour toutes sortes de raisons, parfois très personnelles, ils choisissent de parler français. Sylvie les écoute et souligne la façon dont chacun s’empare, avec plus ou moins d’originalité et de rigueur, de cet idiome commun, en le transformant à l’infini.

Dans Comment j’ai appris à lire, Agnès Desarthe s’est expliquée sur sa relation à la littérature et à la langue française. Ce livre est essentiel pour qui veut décrypter ses romans, et appréhender plus largement cette question chez des auteurs français nés dans des familles venues d’ailleurs. Dans cet essai autobiographique, Desarthe parlait de son grand-père maternel né en Russie, immigré en France et mort en déportation, de sa grand-mère paternelle analphabète, venue de Libye. Ces langues autres, non comprises par l’autrice enfant, mais présentes dans son environnement proche, semblent avoir marqué son imaginaire de romancière et son travail d’écrivaine. Tout comme les histoires qui l’ont précédée dans sa famille, histoires d’exils et d’horreurs innommables, habitent depuis toujours son univers littéraire.

Dans ce même essai autobiographique, elle confiait aussi une curieuse, et émouvante,  anecdote. Dans un des romans pour enfants qu’elle a publiés, une petite fille avouait en chuchotant : « Je lis en cachette de moi-même ». Desarthe dit que cette phrase, invariablement, la fait pleurer. Sans qu’elle puisse expliquer pourquoi.

C’est peut-être à l’aune de cette anecdote qu’il faut lire aujourd’hui La chance de leur vie. Qu’est-ce qui est dit, ou caché, dans ce livre ? C’est ainsi que se construit depuis vingt-cinq ans un remarquable travail romanesque.

Enfin, une autre thématique est présente dans ce livre, comme dans plusieurs des précédents romans de Desarthe : l’amour, le couple, et ce que traverse une femme dans sa vie. On s’attache très vite à Sylvie. Au début du roman, elle ne se définit que comme étant la femme d’Hector. Elle ne fait rien, ne travaille pas mais n’est pas non plus une femme au foyer, et vit dans une sorte d’inexplicable immobilisme. Sylvie fait ce qu’on attend d’elle, suit son mari, se tait, ne se demande pas si elle est malheureuse ou heureuse, elle lit méthodiquement tous les ouvrages de la bibliothèque de son mari, et c’est dans cet état d’esprit que la décrit Desarthe. Sylvie semble anesthésiée et tout droit sortie d’un poème de Sylvia Plath. Comme souvent chez Desarthe, les personnages font ce qu’ils peuvent pour s’en sortir, ne sont pas parfaits, et souvent vivent avec des douleurs qui ne sont pas forcément les leurs, mais celles de leurs ancêtres, tel un héritage déposé en eux à leur insu.

Ce livre est peut-être le premier où Desarthe ne remonte pas tellement dans l’enfance et l’histoire familiale de ses personnages, comme si elle avait voulu les détacher non seulement de leur pays mais de leur généalogie. On ne vous dira pas ce qui va arriver à Sylvie et Hector. Plusieurs événements vont les obliger à sortir de leur zone de confort, et en premier lieu leur fils, Lester, d’une manière qui va les surprendre l’un et l’autre. Il y aurait beaucoup à dire sur un tel personnage d’adolescent. Lester se fait appeler Absalom Absalom, c’est un ado surdoué et mystérieux qui désarçonne les adultes et surtout va semer le trouble dans cette Amérique qui l’accueille. L’étrangeté de son attitude apporte au roman un léger vent de folie. Ainsi, à la fatalité de l’héritage, Desarthe confronte la liberté que réserve l’avenir, incarné par Lester.

Bien entendu, on peut aussi avoir mille autres lectures de ce livre. Remarquer qu’il parle de la France des attentats et de l’Amérique à la veille de l’ère Trump. Constater les différences culturelles entre Sylvie et les Américains qu’elle côtoie. Analyser la façon dont sont mis en scène les représentants des différentes communautés présentes sur le campus. Admirer la façon dont un couple, et même un vieux couple puisque Hector et Sylvie sont mariés depuis de longues années, survit aux catastrophes. Et c’est bien l’intérêt de la littérature selon Desarthe, qui permet, dans chaque roman, de multiplier les lectures et les interprétations.

Agnès Desarthe, La Chance de leur vie (Editions de L’Olivier, 304 pages)


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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