Cinéma

Alors, dansez, maintenant ! La comédie musicale revient

Critique

L’exposition Comédies musicales à la Philharmonie de Paris est l’occasion de revenir sur ce qui s’impose comme un revival : plus seulement cantonnées aux sempiternelles rediffusions lors des soirées d’hiver, les musicals sont à nouveau au cœur de l’industrie cinématographique. Assisterait-on à un nouvel âge d’or de la comédie musicale ?

Depuis son ouverture mi-octobre, l’exposition Comédies musicales, la joie de vivre du cinéma, à la Philharmonie de Paris, ne désemplit pas : 1500 visiteurs s’y pressent le week-end, dont des enfants invités à se déguiser dès l’entrée en puisant dans un stock de costumes, et environ la moitié les jours de semaine, recommandés pour avoir davantage loisir d’y brancher son casque sur les écouteurs mis à disposition sur les moniteurs où des extraits de films commentés et des versions alternatives invitent à explorer la fabrication des films.

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« Sans le succès de La La Land, confie son commissaire, le critique et universitaire N.T. Binh, cette exposition n’aurait pu voir le jour » : c’est ce film de Damien Chazelle qui, en remportant le pari risqué d’un retour au genre dans une production ambitieuse, a lancé un véritable revival. En France, seul l’amour de la jeunesse pour Les Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy ne s’était pas tari de génération en génération depuis 1967, confirmé par l’affluence d’une exposition consacrée au cinéaste à la Cinémathèque française en 2013, « Le monde enchanté de Jacques Demy », et la prolifération de séances karaoké et de flashmobs sur les chorégraphies du film.

Avec La La Land, sorti en France en janvier 2017 et dont le réalisateur américain d’origine française dit s’inspirer autant du musical hollywoodien que de Demy, les amateurs français de comédie musicale ont enfin pu sortir du bois. Auparavant, ils  pratiquaient leur culte comme un péché mignon ; ils revoyaient comme tout le monde Chantons sous la pluie à la télévision à Noël mais sentaient bien qu’aux yeux des cyniques, seule la fête leur valait une indulgence envers la célébration hystérisée de l’entertainment sous la forme d’un feu d’artifice d’effets – hors d’une période de féerie balisée, comment tolérer le ballet « Broadway Melody » de Stanley Donen et Gene Kelly, avec ses paires de jambes sans tête levées en cadence et déployées comme un éventail et sa chanson à l’impératif lancé par un jeune qui « monte » à New York pour frapper à la porte des imprésarios en chantant : « Gotta dance ! » – que l’on peut traduire à la fois par « Faut qu’je danse ! » et par un plus général « Faut danser ! » ?

Gotta dance !

Ce mot d’ordre repris par un chœur puis par les clients d’un cabaret chic, traversant les décors et les classes sociales dans Chantons sous la pluie, est un mantra qui définit la comédie musicale comme le genre le plus réflexif du cinéma : non seulement ses scénarios consistent souvent en l’élaboration d’un spectacle musical ou d’un film, mais ses chansons ne cessent de rappeler la nécessité de chanter et de danser, en ce qui n’est qu’apparemment une redondance mais qui relève d’une capacité jusque-là inédite du cinéma à s’autoreprésenter. « If you feel like singing, sing ! » (Si tu as envie de chanter, chante !), chante Judy Garland sous la douche à qui veut bien l’entendre (donc seulement au spectateur), au début du délicieux La Jolie fermière de Charles Walters (1950).

Or la France, ces dernières années, semble avoir entendu l’impératif de chanter et de danser : les cours, stages et même écoles de « comédie musicale » prolifèrent, les claquettes ont leur festival, les amateurs de théâtre comme les cinéphiles ont plébiscité des spectacles de Broadway qui jusque-là semblaient peu goûtés par les scènes françaises : Un Américain à Paris, West Side Story, et même l’adaptation pour les planches de ce qui ne fut jamais une pièce musicale mais directement un film, Chantons sous la pluie (1952). Jacques Demy, « rétrospectivé » en coffret DVD il y a dix ans, a aussi été porté sur scène, d’abord par les récitals de Michel Legrand, son compositeur privilégié, avec la soprano Nathalie Dessay, puis par Peau d’âne au théâtre Marigny, réorchestration par Legrand de ses compositions pour le film de 1970.

L’excellent documentaire de Laetitia Carton Le Grand Bal, sur le festival de bal traditionnel du même nom qui se tient chaque année dans l’Allier, a quant à lui bénéficié d’un plan de distribution original faisant appel à l’envie du public de réfléchir sur le cinéma “avec les pieds” : avant et après sa sortie nationale fin octobre, des centaines de séances ont été suivies d’un bal, dans ou devant les cinémas, avec toutes sortes de formations musicales, le plus souvent modestes, invitant les non-initiés à partager l’élan collectif de ce film à la première personne.

À Hollywood, La La Land a redonné aux investisseurs le goût d’un genre qui à Broadway n’avait pas décliné mais qui à l’écran faisait plutôt figure de box office poison. Si Mary Poppins peut revenir à Noël 2018 sous les traits d’Emily Blunt, c’est que ce revival a pris des proportions industrielles, encouragées par les succès télévisuels de Glee et, pour un public moindre, de Crazy Ex-Girlfriend, séries qui puisent dans la culture populaire des comédies musicales de Broadway et du cinéma.

Les mille renaissances du musical

À vrai dire, la comédie musicale n’a cessé de mourir et de renaître à Hollywood, comme le montre bien la partie historique de l’exposition de la Philharmonie : si la généralisation du cinéma sonore en 1929 crée une demande de « contenu » qui entraîne force adaptations des succès musicaux de la scène, dès le début des années 1930, le public n’en peut plus. De cette saturation naît la première génération de comédies musicales filmées véritablement cinématographiques : non plus des suites de numéros captées sur pellicule mais une mise en scène qui allie les potentialités chorégraphiques du music hall à celles propres aux techniques du cinéma.

Le premier génie en la matière s’appelle Busby Berkeley. Ce chorégraphe qui réalise parfois ses films quand il ne chorégraphie pas ceux des autres, occupe une place de choix dans le montage d’extraits projeté sur les trois écrans juxtaposés au centre de l’exposition Comédies musicales. Selon l’expression américaine, « size matters » (la taille importe) : le grand écran est nécessaire pour ressentir le choc artistique devant les extraits de films majeurs comme Prologues (1933) et son numéro « By a Waterfall ». La folle minutie avec laquelle Berkeley compose des féeries optiques et aquatiques lui a valu à tort d’être comparé à Leni Riefenstahl. Les danseuses qu’il filme ne sont pas mécanisées mais métamorphosées par l’effet conjoint de la chorégraphie et d’une caméra détachée de la perspective théâtrale frontale : les plongées (au sens sous-marin comme au sens d’angle de caméra pris de très haut) sont le signe d’une « danse » de l’outil pensée dans la perspective du montage.

Même les immenses salles de théâtre, comme celle du New York Hippodrome, voient leurs limites spatiales éclater. Quant au corps humain, mesure de toute chose à la scène, le voici transformé en atome, en cellule, en fleur qui s’ouvre et se ferme. Berkeley mêle de manière inédite l’érotisme d’un gros plan osé – le crotch shot, sur l’entrejambe de la danseuse – et l’abstraction assumée, mi-scientifique mi-Art déco. Certes, ce grouillement savamment orchestré tend un miroir embellissant à la masse du public américain. Indéniablement, la perfection technique du musical relève d’une excitation qui s’ancre dans les débuts forains du cinéma : il y a dans ces splendeurs une somme de travail que l’on jubile en même temps de deviner et de ne pas voir.

Une perfection trompeuse ?

Ce masquage est l’objet d’un deuxième âge de la comédie musicale, âge d’or que La La Land tente de ressusciter alors qu’un impératif financier (employer des vedettes pour trouver des fonds) a à l’évidence conduit Damien Chazelle à faire chanter et danser des acteurs qui n’ont pas été formés pour, Ryan Gosling et Emma Stone. Les années 1930 à 1950 à Hollywood ont produit des chefs-d’œuvre parce que les grands studios s’étaient organisés comme  une industrie qui permettait l’excellence à chaque poste technique, garantie par l’existence d’écoles en interne (la MGM, le studio le plus prestigieux, avait la sienne) et d’une division du travail parfois heureusement tempérée par des cinéastes polyvalents (Vincente Minnelli, peintre de formation et décorateur à Broadway ; Gene Kelly et Stanley Donen, également chorégraphes et danseurs…).

Les standards élevés de qualité technique et artistique sont l’élément sine qua non de cet âge d’or, et ce jusqu’au moindre détail : un accessoire spécial permet par exemple, précise la costumière Deborah Landis dans le catalogue de l’exposition Comédies musicales, de masquer toute auréole de sueur sous les bras ! La perfection, et rien d’autre : on se souvient que Lina, la vedette arrogante à la voix de fausset de Chantons sous la pluie, se faisait doubler à l’apparition du parlant. Comme le montrent dans l’exposition les moniteurs où l’on entend Audrey Hepburn ou Delphine Seyrig chanter une chanson de My Fair Lady ou de Peau d’âne, puis les mêmes séquences doublées par de vraies chanteuses, il y a quelque chose de cruel dans la façon dont une voix peut être détachée d’un corps dans cette recherche de perfection.

Damien Chazelle l’a bien compris, qui a compensé son relatif manque de moyens par des dispositions drastiques (fonctionner comme un mini-studio en installant sa troupe dans le décor pour y répéter avant d’y tourner, par exemple). Il l’a même exploité, jouant par exemple de la voix légèrement enrouée d’Emma Stone dans la chanson « The Fools Who Dream », dans laquelle son personnage évoque la trajectoire d’une tante artiste par son mode de vie, par opposition à un professionnalisme qui entoure le couple du film (une actrice et un musicien tentant de percer à Los Angeles). La La Land n’est cependant qu’un demi-succès artistique : Gosling et Stone y fournissent des prestations acceptables mais sans comparaison avec la virtuosité de l’âge d’or – mieux vaut ne pas songer à Astaire, Kelly ou Judy Garland, que la mise en scène volontiers « citante » convoque malgré tout en filigrane. La La Land demeure un prototype : il s’est créé à une échelle industrielle mais sans pouvoir puiser dans un système rompu au genre. Malgré les références qui en font un jeu de piste cinéphile, un savoir-faire y manque. Quel serait le « secret perdu » de la comédie musicale ? La coordination entre un scénario, un ensemble de chansons, des chorégraphies, des acteurs et des décors – une fluidité rutilante dont les historiens ont bien noté qu’elle constituait le genre comme « escapiste », c’est-à-dire offrant un échappatoire à la Grande Dépression des années 1930.

Les cirés jaunes de Chantons sous la pluie (dont la chanson est justement apparue à l’écran en 1929 dans Hollywood Revue, Charles Reisner) expliqueraient donc le triomphe fait au chant et à la danse dans la France des gilets jaunes ? Seul un vrai retour aux films permet de faire échapper la comédie musicale à cette analyse dépréciative, et somme toute insultante pour son public. Une rétrospective à la Cinémathèque française jusqu’au 6 janvier permet aux cinéphiles de région parisienne d’y revenir. Elle souligne aussi que le genre se prolonge après le classicisme, dans des propositions qui déconstruisent les figures connues : l’écorché Que le spectacle commence de Bob Fosse (1979) anticipe l’esthétique du clip par son montage, tandis que Tap Dance de Nick Castle (1988) révèle la virtuosité d’un génie des claquettes afro-américain, Gregory Hines.

Mais les classiques eux-mêmes n’imposent nullement qu’on les traite en purs produits nostalgiques. Il suffit de tendre l’oreille et d’ouvrir l’œil devant l’inépuisable mine de jeux de mots et de mise à sac du décor que sont les numéros « Moses supposes » et « Make’Em Laugh » dans Chantons sous la pluie ou les époustouflants solos de batterie de Fred Astaire, « Nice Work if You Can Get It » (Une demoiselle en détresse de George Stevens, 1937) et « Drum Crazy » (Parade de Printemps, Charles Walters, 1948) pour dépasser le rétro. Astaire batteur, par exemple, révèle que les claquettes sont avant tout un instrument de musique, une percussion, ainsi que le souligne le claquettiste Fabien Ruiz, qui anime un cours de claquettes dans l’exposition Comédies musicales où les visiteurs, 10 minutes durant, apprennent les pas de base. Ce n’est pas le moindre enseignement de cette exposition que de ramener ce que l’on prenait pour une danse (tap dance) vers une pratique musicale, ou d’évoquer la filiation entre Fred Astaire et Michael Jackson. Les ponts entre le vingtième et le vingt-et-unième siècles, entre danse et musique mais aussi les tensions entre art et industrie, sont au cœur de la comédie musicale, dont la joie autoproclamée n’est pas un opium du peuple mais une requalification de l’énergie de travail en réinvention de soi. À chacun de transformer l’essai, pour qu’il ne se fige pas en mythologie piégeante.

 

 

Comédies musicales, la joie de vivre du cinéma à la Philharmonie de Paris jusqu’au 27 janvier
N. T. Binh, Comédies musicales. La joie de vivre du cinéma, Éditions de La Martinière, octobre 2018


Charlotte Garson

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