Hommage

L’art critique de Jean Starobinski

Critique littéraire

En guise d’esquisse d’un portrait pour rendre hommage à Jean Starobinski, qui vient de disparaître, et afin d’éviter la forme de la nécrologie académique : deux thèmes que l’on n’a pas fini de développer et d’approfondir, tant ils sont au centre névralgique, à l’articulation de toute l’œuvre starobinskienne : la critique d’abord, en majesté, puis, plus brièvement, la mélancolie.

« Artiste et interprète. » C’est par ces mots que Gérard Macé désigne Jean Starobinski en annexe d’un important livre d’entretiens dont le titre, emprunté à Montaigne, résume la démarche de l’artiste en question : La parole est à moitié à celuy qui parle

Par ces mots, puis par cette citation, la nature et la qualité de l’œuvre sont soulignées. Certes, ce n’est ni un mensonge ni un rabaissement de qualifier Starobinski de critique, ou, plus largement d’essayiste. Mais il manque alors quelque chose.

Une distance s’établit, que l’on voudrait dire scientifique. Cela au détriment d’un élément essentiel, difficile à cerner et à qualifier mais qui innerve la méthode et toute l’œuvre de Starobinski. Le même Gérard Macé, dans Des livres mouillés par la mer, Pensées simples III, met en parallèle le refus, ou le retrait, au profit de l’activité analytique, de la création littéraire chez Lévi-Strauss et chez Starobinski : repli déçu et attristé pour le premier, serein et déterminé pour le second, « trop porté à l’autocritique », et qui « se retire sur la pointe des pieds, sans amertume ni jalousie ». À la fin de la préface de son grand Montaigne en mouvement, Starobinski cite ces mots de l’essayiste (difficile, là, d’éviter ce terme…) : « Il y a plus à faire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre subject : nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires… »

Je choisirai deux thèmes, qui courent dans toute l’œuvre, à des niveaux divers, à la fois et solidairement comme objets d’étude et motifs d’une profonde interrogation, d’un retour réflexif sur soi. Étant entendu que ce retour ne se situe pas, comme c’est si souvent le cas, sur le terrain de l’introspection narcissique. Afin d’esquisser ce portrait, un peu à l’image de celui que Starobinski fit de « l’artiste en saltimbanque » et d’éviter un hommage en forme de nécrologie académique, je mettrai en avant deux thèmes que l’on n’a pas fini de développer et d’approfondir, tant ils sont au centre névralgique, à l’articulation de toute l’œuvre starobinskienne : la critique d’abord, en majesté, puis, plus brièvement, la mélancolie. Sur chacun, je ne prétends évidemment pas dire le fin mot. Prétention qui serait d’ailleurs contraire à l’esprit de l’auteur, de l’écrivain dont nous parlons, toujours en manœuvre d’approche, en situation de tâtonnement quant à l’objet désiré, poursuivi, attendu.

La critique

Le sujet est évidemment très vaste. Ce mot, pourvu qu’on lui donne de l’air et de l’espace, de la dignité aussi, qu’on l’entende autant comme point de départ que comme horizon, définit la vocation intellectuelle de Jean Starobinski. C’est le terrain qu’il creuse, exploite, et qu’il ne cesse en même temps de mesurer, d’arpenter, dessinant ses contours et sa géographie. Sur cette vocation, il est souvent revenu, non pas en la survolant ou en la réduisant à quelques anecdotes, encore moins à un discours d’autorité, mais comme interrogation centrale, sur la littérature bien sûr, mais plus largement sur le commerce de la parole, lue et entendue, échangée, commentée…

De Maurice Blanchot, il disait par exemple : il « m’a fait comprendre, inoubliablement, qu’on n’a pas vraiment accompli la tâche critique tant que l’on n’en a pas fait un travail d’écriture aventurée, sans autre guide que le désir de parler au plus juste ». Cette « écriture aventurée » a des limites impératives, à la fois méthodologiques et éthiques. Elle n’est pas, ne doit jamais devenir une écriture livrée à elle-même, comme celle que peut pleinement revendiquer le romancier ou le poète. Ainsi, jamais ne doivent être oubliés ou minimisés l’œuvre et l’auteur considérés par le critique au profit d’une échappée, d’une pure création qui ne dirait rien de sa dette.

Toute la bibliographie de Starobinski, y compris les grands essais sur Montaigne, Rousseau, Diderot ou même Baudelaire, et aussi les études sur l’art, ou encore les derniers livres, comme notamment Action et Réaction, peut être convoquée ici. Mais pour ce qui est de la méthode et de la réflexion sur le geste critique lui-même, il faut surtout mettre en avant deux livres : La Relation critique et Les Approches du sens qui rassemblent un grand nombre d’études sur et autour de la critique, rédigées à partir de 1959 et sur près d’un demi-siècle.

Dans le premier livre cité, Starobinski souligne que le discours critique n’a pas vocation « à accéder à la généralité », ni à une illusoire objectivité, comme celle défendue par la critique académique d’un Gustave Lanson. Si c’était le cas, « il deviendrait l’équivalent d’une science » et « le tumulte disparaîtrait sous les concepts qui rendraient calmement compte ». C’est ce « tumulte » qu’il importe donc d’entendre, avec attention et constance. Sans violence, avec une voix aussi ferme que bienveillante, il ajoute : « je répèterai que la compréhension critique ne vise pas à l’assimilation du dissemblable. Elle ne serait pas compréhension si elle ne comprenait pas le divers en sa différence et si elle n’étendait pas cette compréhension à elle-même et à sa relation aux œuvres. » Ce second stade de la « compréhension » importe autant que le premier ; il lui est même essentiel.

Quelques années plus tard, en 1974, dans sa contribution à un ouvrage collectif, intitulée « Le texte et l’interprète » (repris dans Les Approches du sens et aussi dans La Beauté du monde),  Jean Starobinski souligne la « dualité nécessaire » qui doit commander toute approche critique. D’une manière décisive, en se démarquant de la pensée de Georges Poulet – ce qui n’annule en rien sa proximité avec lui – à propos de la critique d’identification, Starobinski définit, en une série de paradoxes, ce qu’il nomme à bon droit, « l’œuvre critique ». Elle « se constitue, précise-t-il selon sa nécessité propre, à son niveau d’accomplissement, docile à son objet, mais indépendante par sa visée ». « L’objet à interpréter et le discours interprétant, s’ils sont adéquats, se lient pour ne plus se quitter. » Mais pour que ce lien soit valide, il faut qu’il concerne deux esprits distincts, deux consciences qui ne cherchent pas à se confondre, l’une prenant possession de l’autre.

Ce n’est pas au titre d’un discours savant qui dirait le fin mot de l’œuvre que cette rencontre a lieu, mais à celui de cet « être nouveau composé d’une double substance ». Être d’inquiétude et d’interrogation qui semble réfléchir et tenter de se constituer en parlant, en écrivant. Cette pensée qui avance et gagne sa liberté créatrice à partir d’un discours déjà constitué, donne à l’acte critique une dignité. Celle qui lui est si souvent et si grossièrement déniée. Mais c’est moins une stature sociale ou culturelle qui est ainsi accordée au critique qu’un être à part entière. Un être, un pouvoir de « sympathie » critique déjà évoqués à propos de Montaigne.

La mélancolie

Ce thème, on le sait, relie étroitement l’activité et les études médicales à l’autre terrain d’action et de réflexion de Jean Starobinski : la littérature. Dans la préface à L’Encre de la mélancolie qui reprend sa thèse de 1960 sur l’Histoire du traitement de la mélancolie, accompagnée d’une vingtaine de textes ultérieurs, il écrit : « Je suis souvent considéré comme un médecin défroqué, passé à la critique et à l’histoire littéraire. À la vérité, mes travaux furent entremêlés ». Au-delà de ce parcours personnel, la notion de mélancolie interroge profondément l’existence même. Elle est aussi l’un des fils qui conduit l’auteur de Montaigne à Rousseau et Stendhal. Son emblème, précisera-t-il dans ses entretiens déjà cités avec Gérard Macé, est « l’œuvre interrompue ou inachevée ».

Avant ce livre tardif qui rassemble des travaux divers, il y avait eu le magnifique essai, Trois fureurs sur « L’épée d’Ajax », « Le combat de Légion » (à partir du chapitre V de l’évangile selon saint Marc) et enfin « la vision de la Dormeuse » à propos d’un tableau célèbre de Füssli, Le Cauchemar. Les épreuves décrites dans ces trois situations extrêmes ont pour point commun, précise Starobinski, l’émergence, effrayante ou douloureuse, d’une « conscience accrue, d’une nouvelle naissance du sujet ». Ainsi, la mélancolie n’est pas seulement, ou d’abord, le nom d’une pathologie, mais celui d’un « labyrinthe dont on trouve difficilement l’issue ».

Puis, durant l’hiver 1987-1988, Jean Starobinski donna huit leçons au Collège de France sur l’histoire et la poétique de la mélancolie. Il reprit en un petit volume la partie de son cours sur Baudelaire. Il faut lire ces considérations – toujours données pour provisoires et fragmentaires – sur « la ruse » de Baudelaire qui consiste à faire du mal supposé, la mélancolie, un remède, une source vive et noire d’inspiration. Tout cela au miroir du poème. « Sans doute n’avons-nous pas quitté l’empire de la mélancolie, mais la pesanteur néfaste a été supplantée par la fluidité sonore, comme si, dans la coulée du souffle et du son, les breuvages de vie reparaissaient. »

Yves Bonnefoy, grand lecteur de Starobinski (et réciproquement), dans la préface de ce cours sur Baudelaire, parle de la « tranquille assurance » de son ami. Il évoque aussi « l’acte de raison » qui s’applique à comprendre ce qui renverse les limites de la raison. « Ce qui n’aimait que la nuit devient le moyen de la connaissance. Ce qui décomposait, celui de la recomposition. » Et c’est dans ce renversement que Bonnefoy repère « l’essence de la critique ». Ce qui est parfaitement conforme à l’esprit et à l’œuvre, elle aussi forcément « inachevée », de Jean Starobinski. Un esprit que ses lecteurs auront donc toute latitude et bénéfice à continuer.


Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain