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Il était une fois la rock critic – à propos d’ Encore plus de bruit de Maud Berthomier

Journaliste

Peter Guralnick, Greil Marcus, Lester Bangs, Jon Landau, Nick Tosches, Dave Marsh, Richard Meltzer, Jaan Uhelszki, Lenny Kaye, Richard Goldstein, Nik Cohn… Pour qui chérit la critique rock, ces noms forment un panthéon. Maud Berthomier les a tous interviewés et en tire un ouvrage aussi vivant qu’érudit.

“J’étais l’un des meilleurs écrivains américains de mon époque alors que je n’ai écrit que des critiques de disques” clamait en son temps Lester Bangs (décédé en 1982). “Pourquoi une critique de disque géniale en 500 mots ne pourrait pas être de la grande littérature” renchérit des années plus tard son biographe, Jim DeRogatis. Dans les années soixante/soixante-dix a fleuri aux Etats-Unis ce qu’on a appelé la “rock critic”, portée par une dizaine de signatures devenues plus tard légendaires et dont l’impact a rayonné bien au-delà du rock.

Ils ont (ou avaient) pour nom Peter Guralnick, Greil Marcus, Lester Bangs, Jon Landau, Nick Tosches, Dave Marsh, Richard Meltzer, Jaan Uhelszki, Lenny Kaye, Richard Goldstein ou encore Nik Cohn (le plus précoce de la bande et… le seul Anglais, quoiqu’il ait vécu ensuite la plus grande partie de sa vie aux Etats-Unis). Tous se retrouvent dans l’ouvrage que leur consacre l’universitaire française Maud Berthomier (en qui nous croyons reconnaitre la sœur de Camille Berthomier alias Jehnny Beth, actrice et chanteuse du groupe punk féminin Savages). Plutôt que rédiger un texte à partir de ses rencontres avec ces hommes (et cette femme) remarquables, l’auteure a choisi de s’effacer derrière leur parole, préférant “écrire entre les lignes” comme le soleil passe entre les lamelles d’un store, livrant chaque chapitre sous forme d’un entretien classique Q&R, se limitant à rédiger pour chacun un chapô présentant l’auteur puis une petite coda précisant les circonstances de l’interview. Outre la finesse de ses petits textes de contextualisation, Maud Berthomier fait ainsi preuve d’une modestie intelligente, ou d’une humilité pertinente, ou d’une pudeur admirable, laissant l’essentiel des pages de son livre au déploiement de la pensée et de la parole de ceux qui ont vécu cette aventure mouvementée de l’intérieur.

Pour reprendre une typologie ancienne établie par Robert Christgau (rock critic historique du Village Voice), il y avait deux genres de critique dans cette génération pionnière : les profs et les braillards. Parmi les premiers se rangeaient des gens comme Jon Landau, Greil Marcus ou Peter Guralnick, qui étaient un peu plus âgés, avaient fait des études supérieures et dont le style était “sérieux”. Parmi les seconds, on trouvait plutôt Lester Bangs, Richard Meltzer, Nick Tosches ou Dave Marsh, plumes plus débridées, extraverties, fleuries, guidées par un esprit plus libertaire et briseur d’académismes. Tous étaient mus par la passion du rock et contaminés par l’atmosphère des années soixante, quand on a cru l’espace de quelques mois ou quelques années que le capitalisme pourrait être renversé et qu’un autre modèle de société était possible.

Tous se connaissaient et se sont croisés professionnellement dans les rédactions de Crawdaddy, Rolling Stone ou Creem, liés par des rapports hiérarchiques, ou les uns succédant parfois aux autres au même poste. Mais chacun était singulier et a dessiné un parcours différent. Pour Peter Guralnick par exemple, l’essentiel était la rencontre avec les musiciens qu’il admirait. Il n’a jamais écrit de critiques de disque, ne s’est jamais considéré comme un rock critique, préférant se consacrer à de long portraits fouillés en immersion. Une écriture empathique, humaniste, chaleureuse, où l’auteur s’efface devant son sujet (à l’instar de Maud Berthomier). Guralnick est plus célèbre pour ses livres (sur le blues, la soul, la country, Elvis…) que pour ses articles et il est également l’auteur de plusieurs romans.

Greil Marcus a aussi écrit des livres importants mais en adoptant une démarche quasi-inverse : plutôt adepte de l’analyse en profondeur que de l’entretien, Marcus a pour spécialité de tartiner des dizaines de feuillets sur l’effet que produit sur lui une chanson, un couplet, un fragment de refrain ou de mélodie. Il est capable d’amener le détail d’un disque vers des dimensions océaniques, de raconter l’histoire de l’Amérique à partir d’un morceau de Sly Stone ou de Randy Newman, d’écrire un livre entier sur le seul Like a rolling stone de Dylan.

Nick Tosches fait lui partie des iconoclastes. Dans Héros oubliés du rock’n’roll, il développe la thèse selon laquelle le rock est mort en 54 avec l’avènement d’Elvis – l’envers absolu de la doxa historique qui considère au contraire cette date comme la naissance du rock. Selon Tosches, le rock existait depuis les années trente-quarante, mais était ségrégué, car chanté par des musiciens noirs pour des auditeurs noirs, des radios noires, des clubs noirs, séparés du grand public blanc de façon quasi-étanche. Et quand Elvis est apparu, le rock est soudain devenu mainstream, accessible à l’Amérique majoritaire : de musique sauvage et artisanale réservée aux Noirs (et à quelques Blancs un peu plus curieux et aventureux), le rock est devenu une industrie.

L’écriture de Tosches est fondée sur une immense érudition, des recherches maousses, un style “hard-boiled” dur et froid, de l’humour pince-sans-rire et un peu d’exagération – Marcus estime que les musiciens noirs pré-Elvis célébrés par Tosches n’étaient pas si bons que ça. Tosches a aussi écrit une biographie culte de Jerry Lee Lewis (Hellfire) où il sonde la dialectique entre le profane et le sacré, puis des romans. Il passe aujourd’hui ses journées à écrire encore un peu et à lire les grecs anciens.

De son côté, Dave Marsh était le plus politisé de la bande. Enfant de la classe ouvrière et de Pontiac, il a commencé à écrire dans la presse de Detroit par l’intermédiaire de John Sinclair, poète et leader du White Panther Party. Marsh fréquentait les groupes d’extrême-gauche, le MC5, les Stooges, et s’est fait un nom en devenant un pilier de Creem, magazine rock de Detroit dont le ton humoristique et furibard tranchait avec le côté plus sérieux de Rolling Stone. Pour Marsh, le rock a toujours été lié à une dimension politique, prolétaire, voire révolutionnaire, même s’il est bien conscient que la révolution a échoué, même s’il est devenu un rock critique institutionnel quand il a écrit la biographie à succès de Bruce Springsteen.

Le voisin de bureau de Dave Marsh à Creem était Lester Bangs, le plus furieux, déjanté, drôle et baroque d’entre tous. Sa prose était torrentielle, stylisée, rythmée, électrique, habitée, comme si le rock avait trouvé son exact équivalent littéraire. A travers ce style vibratile, pulsionnel, carburant souvent à la mauvaise foi, Bangs était en quête d’honnêteté, de vérité, d’un idéal absolu du rock comme outre-monde, contre-culture, contre-société qui serait l’envers du capitalisme et de son cynisme marchand. Comme tous les grands idéalistes, il était aussi fragile, se gavait de travail, de drogues et d’alcool, au point d’en mourir à 32 ans, avant d’avoir eu le temps d’écrire le roman dont des bribes et brouillons encombraient ses tiroirs.

Autre “braillard” célèbre de la rock critique américaine, Richard Meltzer, auteur du célèbre Aesthetics of rock, ouvrage dont il était fier qu’il soit considéré comme “illisible”. Côté “profs”, ne pas oublier Jon Landau, grand aîné de cette génération et que beaucoup des intervenants considèrent comme leur modèle ou leur parrain dans le métier. Landau était érudit, musicien lui-même, et pour ces raisons, ses analyses minutieuses de la musique faisaient autorité. Après avoir été rédacteur-en-chef des pages disques de Rolling Stone de 1970 à 75, Landau a progressivement quitté le journalisme rock pour produire un album du MC5 (Back in the USA) puis devenir producteur-manager à plein temps de Bruce Springsteen. C’est lui qui avait écrit cette phrase célèbre suite à un concert du Boss en 74, quand celui-ci était peu connu : “j’ai vu le futur du rock’n’roll et son nom est Bruce Sprinsgteen”.

La rock critique, comme le rock, était largement un truc de mecs, mais Maud Berthomier a quand même retenu une femme dans son livre : Jaan Uhelszki, qui écrivait à Creem et dont la postérité est largement moindre que celle de ses collègues – signe de la domination masculine régnant longtemps dans le rock et la critique. Uhelszki s’était rendue célèbre pour être montée sur scène avec le groupe Kiss, grimée comme les membres du groupe, pour un compte-rendu en immersion. Un papier qui s’inspirait d’un article célèbre de Bangs pour lequel il avait partagé la scène avec le J Geils Band, tapant son article en direct, effaçant symboliquement la frontière invisible entre les artistes et la critique.

Le livre se conclue avec l’interview de Nik Cohn, outsider paradoxal de cette génération. “Outsider” parce qu’il était Anglais, “paradoxal” parce qu’il est le tout premier à avoir publié un livre sur le rock (Awopbopaloobop Alopbamboom : l’âge dor du rock) et a ainsi influencé tous les critiques américains figurant dans ce panorama. Nik Cohn a été marqué par les pionniers du rock, la sauvagerie pulsionnelle des singles de 3 minutes. Selon lui, Dylan, les concept albums des Beatles, c’était la mort du rock, quand le cri originel s’est transformé en art, en culture, en une forme consciente d’elle-même. Nik Cohn aime le mouvement, la spontanéité, l’authenticité, et ne tient pas en place : il a quitté l’Angleterre pour vivre aux Etats-Unis, est devenu riche avec son article sur la fièvre du samedi soir (qu’il a vendu très cher aux studios hollywoodiens et qui a abouti au carton cinématographique et musical que l’on sait. Il a avoué bien plus tard avoir inventé et fabriqué ce reportage de toutes pièces !), puis a tout perdu en drogues et consommations diverses. Aujourd’hui, il ne veut plus entendre parler de rock, de rock critique, ni même de son livre séminal qu’il démonetise. Il écoute du rap, de la musique africaine ou tropicale, et s’intéresse toujours à la culture de la rue.

Ces entretiens ont tous été menés par Maud Berthomier séparément, en des lieux et des dates parfois éloignées. Et pourtant, de multiples résonances et croisement les relient, sans qu’ils soient concertés. D’abord, ces rock critiques pionniers se connaissaient quasiment tous, ont travaillé parfois ensemble, ont noué entre eux amitiés, rivalités, inimitiés – car tout ne fut pas toujours idyllique. Le plus virulent, ou le plus punk, c’est Richard Meltzer : à 75 ans et des poussières, il crache des flammes contre les magazines qui l’ont employé, débine le fanzine Crawdaddy qui fut une pépinière de la critique rock, considère Rolling Stone comme le pire magazine où il ait écrit, charge Lester Bangs comme un redac’chef épouvantable et brutal, Jon Landau comme un corrompu vendu aux maisons de disques, ou le vénérable Paul Williams (boss de Crawdaddy) comme un nigaud. Un ton étonnamment grincheux, amer, qui gâche un peu l’image de brillant esprit fulgurant et drolatique qui était celle de sa jeunesse.

À son encontre, beaucoup rendent la monnaie de leur dette aux grands anciens, reconnaissant le livre de Nik Cohn comme la première pierre de touche sérieuse de la rock critique, ou Jon Landau comme une sorte de parrain du métier pour l’influence de ses textes ou pour leur avoir mis le pied à l’étrier. Tous avaient la musique chevillée au corps, mais certains ont considéré la critique rock comme un point de départ pour écrire sur tous les sujets (Tosches, Meltzer, Cohn…) quand d’autres ont toujours considéré le rock comme le moteur central de leur activité d’écrivain (Bangs, Marcus, Marsh…). Certains ne connaissaient que la musique quand d’autres étaient influencés par l’histoire, la politique, la philosophie ou même la critique cinéma : Lenny Kaye compare cette génération d’écrivains rock aux critiques des Cahiers du cinéma, au sens où, avec leur culot et leur talent, ils ont pris un pouvoir que personne n’était disposé à leur offrir, à l’instar de leurs aînés parisiens. Jon Landau cite comme influence majeure le critique de cinéma Andrew Sarris, Greil Marcus évoque Pauline Kael…

On découvre ainsi qu’il existait une sorte de fraternité critique par-delà les frontières (de pays ou de rubrique), comme si le geste critique était un pays en soi, indépendamment des nationalités ou des disciplines artistiques. La rock critique a été pour eux tous une école littéraire. Ils ont fini par écrire des livres, sur la musique ou sur d’autres sujets, de fiction ou non-fiction. La rock critique fut aussi pour eux tous une école de la liberté et de l’invention de soi, ces deux piliers de la psyché américaine. Tous évoquent non sans une pointe de nostalgie une époque ouverte, mutante, bouillonnante, où le nouveau monde, le leur, bousculait le vieux monde capitaliste et familialiste de l’Amérique d’Eisenhower et ouvrait des brèches, des perspectives, des champs d’action à investir, des possibilités de s’éclater et de s’épanouir. Une époque où la presse, comme d’autres domaines, devenait un terrain à occuper et à défricher.

Vers la fin de l’ouvrage, Jim DeRogatis raconte une anecdote significative : “dans ma biographie de Lester Bangs, il y a une scène dans laquelle Lester, Meltzer et Tosches sont assis dans le bar The Bells of Hell, où ils aperçoivent un nouveau magazine qui s’appelle People, et ils se disent : “bon, voilà, on y est, ça, c’est la mort du journalisme”.” Greil Marcus décrit un épisode similaire quand vers les années 75-76, le magazine Rolling Stone a remplacé le rock par la télévision comme axe central de ses couves et sommaires. Au mitan des seventies dans la presse magazine, la pipolisation et le chiffre d’affaire publicitaire ont pris la suite de la passion, des enquêtes et analyses fouillées, des styles d’écriture sauvages. Cette évolution n’a pas cessé de s’accentuer depuis, transformant une large partie du journalisme culturel en simple auxiliaire publicitaire et branche communication du show-business.

Certes, la rock critique bouge encore une oreille aujourd’hui mais la flamboyance, la liberté et l’impact littéraire et social qu’elle revêtait au tournant des sixties et seventies a totalement disparu. Encore plus de bruit édifie le mausolée de ce monde aussi magique qu’éphémère tout autant qu’il suscite le désir de le voir revivre. Car les textes existent toujours (beaucoup sont édités en France par Allia, ou par Tristram), et comme pour n’importe quel écrivain ou roman du passé, il leur suffit juste d’être lus pour qu’ils se remettent à vibrer.

Maud Berthomier, Encore plus de bruit – L’âge d’or du journalisme rock en Amérique par ceux qui l’ont inventé, Tristram, 301 pages.

 


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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