Cinéma

Virginie Efira rouge sang – sur Sibyl, de Justine Triet

Critique

Ce que Justine Triet s’efforce de faire avec Sybil, son troisième film, tient à un fil. On y trouve autant d’idées, d’ambition, de générosité et d’allant que dans La Bataille de Solférino mais le propos y apparaît serti dans une forme plus unifiée. Demeurent pourtant toujours des aspérités, et c’est tant mieux car comme le disait Truffaut « un film sans défaut est irrespirable ».

publicité

Cette année, il y avait pas moins de sept films français en compétition en Sélection officielle au festival de Cannes. Si trois d’entre eux ont été récompensés (les films de Sciamma, Diop et Ly), le nouveau film de Justine Triet, peut-être le plus achevé à ce jour, est malheureusement reparti les mains vides.

Sibyl (Virginie Efira) veut cesser de pratiquer son métier de psychanalyste pour se consacrer à l’écriture qu’elle avait abandonnée. Son conjoint (Paul Hamy) y semble peu favorable, circonspect. Mais une jeune femme prénommée Margot (Adèle Exarchopoulos) l’appelle pour consulter, et dans le désespoir que celle-ci manifeste, elle décèle un possible sujet de roman. S’ensuivent les séances de psychanalyse de Margot, qui s’avère être une actrice dont la relation amoureuse avec Igor (Gaspard Ulliel) empoisonne l’existence, d’autant qu’elle attend un enfant de lui et hésite à le garder tant il pourrait ruiner leurs carrières. Car lui aussi est acteur, et ils s’apprêtent à tourner dans le même film… dont la réalisatrice n’est autre que sa femme. Sibyl va donc s’inspirer de leur histoire pour son roman, allant jusqu’à enregistrer les séances de psychanalyse – sans l’autorisation de Margot bien sûr. Au terme d’un pénible harcèlement téléphonique, Sibyl va finir par accepter de rejoindre Margot sur le tournage qui se déroule à Stromboli.

Tout au long du récit, le passé va refaire surface sous forme de flash-backs de durées diverses – cela peut prendre parfois la forme d’un montage alterné entre les deux temporalités montrées alors pendant quelques secondes seulement. C’est que Sibyl n’a pu oublier sa relation avec un homme (Niels Schneider) avec lequel elle vivait une passion subitement interrompue par celui-ci. Or, la rencontre et les séances de psychanalyse avec Margot vont faire ressurgir ce passé douloureux. Le passé, c’est aussi la mort des parents de Sibyl dans un accident de voiture, alors que sa mère conduisait en état d’ivresse. Sa sœur (Laure Calamy, toujours impeccable) ne supporte pas l’absence de leur mère, qui semble avoir contribué à ce qu’elle nomme un manque de construction dans sa vie, elle qui à 36 ans est toujours célibataire, sans propriété et sans véritable métier – elle n’a jamais pu achever sa thèse. Comme le déplorait aussi Cesare Pavese, elle n’est pas parvenue à « se planter dans le monde ». Pour autant, Sibyl est-elle plus heureuse ? Le film va s’employer à exhumer la faille qui loge au fond d’elle, et à effriter sa confiance en soi, souveraine, que sa sœur croit déceler. Mais peut-être, comme l’a dit quelque part Judd Apatow, les gens qui affichent une telle confiance font-ils seulement semblant, donnent-ils le change.

À l’inverse de sa sœur, Sibyl affirme ne pas regretter la mort de leur mère, dont elle pense qu’elle a hérité l’alcoolisme. C’est notamment dans ce rapport douloureux au passé que Margot va figurer une sorte de miroir inversé pour elle. Ce drame familial et ce tropisme pour l’alcool trouvent leur pendant dans le dégoût qu’exprime Margot vis-à-vis du milieu dont elle est issue. Lorsque Margot se plaint de ses origines sociales dont elle voudrait s’arracher (« y’a quelque chose de sale en moi », « on sort pas de la merde d’où on vient »), on ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser au rôle le plus célèbre d’Adèle Exarchopoulos, La Vie d’Adèlechapitres 1 et 2 (Abdellatif Kechiche, 2013) qui lui avait valu une « mini » palme d’or et l’avait fait connaître. En effet, elle y incarnait une jeune femme d’origine populaire qui a marqué – et marquera à jamais – sa persona et donc sa carrière d’actrice. Certes, contrairement au film de Kechiche dans lequel elle ne reniait pas ses origines, loin s’en faut, marquée qu’elle était par une certaine conscience de classe, elle y voit ici une tare. Mais son inclination aux larmes n’est pas sans rappeler l’Adèle du chapitre 2, où la rupture avec Emma l’entraînait à montrer cette façon de pleurer avec une certaine prodigalité. On retrouve chez Margot cette promptitude et cette idiosyncrasie lacrymale – ces hoquets si particuliers. Du reste, le prénom choisi par Triet (et son co-scénariste Arthur Harari) n’est sans doute pas fortuit à cet égard. S’il y a survivance du passé, c’est donc aussi celui du cinéma.

Il y a toujours des aspérités, et peut-être un tropisme pour ceux-ci ; comme le disait Truffaut « un film sans défaut est irrespirable ».

Ce que Justine Triet s’efforce de faire tient à un fil. Funambule, elle parvient in extremis à ne pas tomber, mais non sans frayeurs. Ce troisième film est le plus maîtrisé, le plus tenu, assez loin de son premier long-métrage, La Bataille de Solférino, qui était certes très audacieux et galvanisant dans son mélange de fiction et de documentaire, mais se prenait parfois les pieds dans son foutraque charmant. On trouve ici toujours autant d’idées, d’ambition, de générosité, d’allant, mais le propos est serti dans une forme plus unifiée. Ce n’est pas pour autant un film « parfait », qui aspirerait à une manière de « grande forme » ou de monumental. Il y a toujours des aspérités, et peut-être un tropisme pour celles-ci ; comme le disait Truffaut « un film sans défaut est irrespirable ». Or on respire ici, de l’air certes empreint de névroses, mais moins étouffant. Et avec le sentiment d’assister à la progression d’une cinéaste décidément parmi les plus doués de cette nouvelle génération, du « jeune cinéma français » comme certains l’ont appelé – comprenant Peretjatko, Brac ou encore Carrénard.

Sibyl est difficilement réductible à un genre cinématographique, si ce n’est à celui du « portrait de femme » – qui n’en est pas vraiment un. Le drame bien sûr, mais aussi le métafilm (tournage et petite satire du milieu du cinéma, Triet revendiquant l’influence de Quinze jours ailleurs de Minnelli et The Player d’Altman), le thriller (ces longs travellings sur d’angoissantes notes au piano), le film érotique (trois belles scènes de sexe) et la comédie. Le film commence justement de façon humoristique, marchant sur les pas du long-métrage précédent de Triet, le très réjouissant Victoria. Si la cinéaste reconduit le cocasse de l’écrivain Aurélien Bellanger, on ne peut dénier son efficace : débit-mitraillette pour un flux de paroles érudites et inénarrables, disert là en physique quantique, ici en lettres, flux auquel Virginie Efira ne peut rien faire, ne sait que dire, situation que rehausse l’impérialité du plan-séquence. Mais contrairement à ce qui se passait dans Victoria, vient s’y greffer une drôlerie un peu vache : Bellanger est éditeur, qui lui instille le doute, malgré lui apparemment, de son choix de revenir à l’écriture, en une litanie de raisons pour lesquelles écrire relève du cauchemar. Cependant, si l’humour ne cessera pas d’être présent tout au long du film, c’est sur un mode plus mineur et discret. Il rejaillira surtout dans la seconde partie du film, avec Sandra Hüller (actrice de théâtre reconnue en Allemagne qu’on avait pu découvrir avec Toni Erdmann de Maren Ade), assez hilarante en réalisatrice à la fois passive-agressive et désespérée.

Mais le drame (psychologique disons) est tout de même la dominante, dont il faut souligner la force de la mise en scène. Elle repose notamment sur trois éléments : les images muettes ou privées de son (athorybes), les travellings avant souvent assez longs qui vont atomiser l’espace et amener à un gros plan ou un plan rapproché (mouvement qui peut se faire circulaire également, en direction de Sibyl, comme pour tenter de saisir les méandres de sa psyché) et surtout une dramaturgie chromatique qui fait jouer une dialectique bleu–rouge dans une petite dizaine de scènes. Le bleu renvoie ici une forme de paix ou de sérénité, le rouge à la violence, la passion, peut-être la névrose. Souvent, le bleu domine l’économie chromatique des plans, troué néanmoins par des percées de rouge, inoculées par petites touches.

Le deuxième plan amorce cette dramaturgie de la couleur, programmatique qu’il est : sur un décor très bleu, tranche la veste rouge que porte Sibyl-Efira. La tension chromatique se poursuit avec le premier appel téléphonique de Margot, puis avec le chemisier bleu et rouge de cette dernière. C’est ensuite lors d’une scène de restaurant que des poissons rouges vont se détacher sur la dominance bleue. Trois autres occurrences suivront sur le même mode, avant que l’arrivée de Sibyl sur Stromboli ne vienne bouleverser la donne. Le rouge, encore en vestige sur la chemise d’Igor semble se dissoudre et être remplacé par le blanc, puis le vert. Ainsi de la chemise verte de Sibyl lorsqu’elle joue à être Margot alors qu’elle écrit son roman. Mais un flash-back sur une scène de sexe avec Niels Schneider nous révèle le « piège » tendu : la couleur, portée également par ce personnage, n’est ici que le refoulé fallacieux de la passion. Refoulé qui ne manque pas de faire retour à ce moment-là, éclatant sur une plage nocturne et filmé comme l’acmé d’un thriller – qu’une lumière intermittente ménageait en douceur, suggérant les vacillements d’une psyché, les tourments d’une âme. Aussi le rouge refera-t-il surface. À son retour chez elle, Sibyl est entourée de cette couleur, dont l’omniprésence pourrait être oppressante sans la semi-obscurité qui en dissipe l’éclat.

Et le rouge, fatalement, de s’insinuer dans l’image, jusqu’à y jouxter, presque à égalité, le bleu de la sérénité.

Dix mois plus tard, le centripète chromatique se dissout en quelque sorte dans le centrifuge. Ce qui dominait vers les extrémités et dans l’encadrement vient s’exténuer pour s’arrimer à un seul point du plan : un ballon volant. Dans le rouge duquel, dissocié qu’il est des autres couleurs, ainsi isolé pour mieux sourdre, on ne saurait pas ne pas lire comme le symptôme d’un passé qui ne passe pas. Derrière le ballon, bien sûr, Niels Schneider. L’objet du désir. Et le rouge, fatalement, de s’insinuer dans l’image, jusqu’à y jouxter, presque à égalité, le bleu de la sérénité lorsque Sibyl s’empare inopinément du micro sur la scène des festivités pour la sortie du film. On ne s’étonnera guère, partant, que l’une des dernières scènes rende Efira au rouge de son habillement. Sur la banquette d’un taxi, elle discute de son livre (qui vient de sortir) avec Margot, en avouant à demi-mots, subrepticement, l’inspiration, le « vol » pourrait-on dire de sa personne.

La mise en scène, par cet élément chromatique et en regard du premier plan du film comportant du rouge (qui se trouvait sur sa veste) dit moins en vérité le retour d’une violence qui ferait effraction – une fois suffit – que le drapé d’un être au monde, une vérité douloureuse mais peut-être inéluctable. « Quelque part ça me flatte » répond Margot à l’aveu de Sibyl. Il ne faut pourtant pas s’en étonner : Margot n’est-elle pas une actrice dont la vie et la fiction frictionnent jusqu’à une sorte d’indémêlable ? Dans cet entrelacs possiblement vertigineux, l’être-fiction de Margot s’inscrit allègrement, s’épanouit. C’est également de cette façon qu’on pourrait comprendre la phrase prononcée par Efira en voix off, quelques minutes plus tard : « J’ai compris une chose : ma vie est une fiction », célébrant par là même les noces fructueuses, fussent-elles douloureuses, de son existence et de son activité d’écrivain. Mais la mise en scène ne circonvient-elle pas cette hypothèse par trop limpide ? Obstinément, le rouge bave.

Dans La Vie d’Adèle, Exarchopoulos était comme phagocytée par l’emprise du pinceau de sa compagne Emma-Seydoux (une des marques de sa subreptice domination de classe), la représentation faisant écran et prenant surtout le pas sur le réel. Chez Triet, c’est en quelque sorte l’inverse, puisqu’à la vampirisation se substitue l’épanouissement de la « muse » Margot-Exarchopoulos, rayonnante de ce que le créateur en fasse sa créature. Mais surtout, la cinéaste s’intéresse avant tout au vampire. Sibyl, prise à son propre jeu, est finalement moins triomphante que victime en l’occurrence : alors que Margot n’était que larmes au début du récit, une contagion semble s’être opérée, puis un déplacement, Sibyl s’effondrant dans un premier temps à Stromboli, puis dans la salle de cinéma à l’avant-première du film, et enfin dans la dernière séquence du film, bouleversante, qui prend un tour quasi-mélodramatique.

On y voit la vampire Sibyl-Efira percée à jour par sa fille, on comprend que du sang est resté sur ses lèvres. Et que si sa violence et sa névrose sont insolubles, c’est dans une étreinte plutôt que dans des mots que se démêlera l’écheveau de son drame existentiel. Pour être écrivaine, et donc articulée par le langage et dévorante (en l’occurrence, une des modalités de l’éthos romancier) pour son entourage, elle n’en est pas moins humaine. Une fin à la fois terrible et lumineuse pour cette femme aux multiples facettes. Car peut-on se déprendre de sa faille existentielle, de sa béance, de sa fêlure, ou faut-il apprendre à vivre avec, surtout lorsque son enfant en charriera toujours la marque ?

Nos derniers mots, trop laconiques, iront à Virginie Efira, dont il aurait fallu écrire un article entier – que ne l’ai-je pas fait ! – pour louer son talent, être à la hauteur de sa puissance de jeu (d’auteure ?). Renversante, sublime, belle comme laide (Desplechin dirait que sur un visage au cinéma, ça produit deux fois plus de vérité), incarnant aussi bien la magnanimité que l’immoralité de Sibyl, parfaite bourrée (Triet, malicieuse, aurait-elle fait mal jouer l’ivresse par Exarchopoulos, en regard ?), moins parfaite comme chanteuse mais non moins juste pour le personnage – là c’est évident : Triet a choisi de faire chanter après elle une piètre chanteuse, grandiloquente et fausse au possible, pour déclarer sa flamme à son actrice qui trouve ici sans doute son plus grand rôle. Pas de prix d’interprétation à Cannes, on le regrette, mais souhaitons à cette dernière et à Justine Triet de poursuivre sur cette lancée. Et on espère voir un jour une troisième collaboration entre les deux femmes.


Aurélien Gras

Critique, Doctorant en études cinématographiques

Rayonnages

CultureCinéma