Société

Le ré-encastrement du social : mesure, conversion et accroissement des inégalités

Politiste

Prenant à rebours les processus classiques de division du travail et d’autonomisation des sphères d’activités, les évolutions récentes de nos sociétés procèdent, à la faveur d’une généralisation des mesures en tout genre, d’un ré-encastrement du social. Il devient ainsi plus facile de convertir différents types de capitaux, ce qui produit une aggravation spectaculaire des inégalités.

On peut caractériser la période actuelle comme un point de retournement par rapport au processus de différenciation des champs sociaux tel qu’il a été décrit dans la sociologie classique sous différents termes : « division du travail social » (Durkheim), « sphères d’activité » (Weber) ou « champs » (Bourdieu). Un « ré-encastrement » est en cours par les mesures qui unifient progressivement des mondes jusque-là distingués par leurs enjeux, leurs pratiques, leurs valeurs.

L’entreprise commerciale, la recherche, la médecine, le sport, le monde de l’art sont désormais régis par les mêmes règles de rentabilité et de calcul des performances. L’esprit scientifique cède devant les logiques d’expertise, la formation du droit implique toujours plus les intérêts économiques, l’éducation supérieure est d’abord un marché.

L’une des caractéristiques de la modernité est le développement universel de mesures (quantification, enregistrement, classement), qui produisent une mise en ordre du monde naturel et social. La capacité à objectiver par la mesure des ressources matérielles, intellectuelles, corporelles est au principe même de la constitution de différentes espèces de capitaux. L’économie, la guerre, le sport, la politique ont peu à peu été conquis par cette obsession. Le capitalisme industriel du XIXe siècle ne se conçoit pas sans la multiplication de savoirs (statistique, démographie, économie), qui sont aussi des modes de gouvernement. Par ailleurs, ce processus a une dimension universalisante car les indicateurs permettent de classer des personnes et des choses en postulant leur identité de nature : un avocat turc vaut un avocat américain, les universités sont hiérarchisables à l’aide de critères universels, la corruption se calcule partout de la même façon, etc. L’effet performatif de ces classements ne doit pas être sous-estimé : dans le champ universitaire, le classement de Shanghai a eu des conséquences très concrètes sur les politiques des établissements et leur réputation.

Jusqu’à la fin du XXe siècle, les comportements ont été traités statistiquement, en général de façon anonyme. Le développement d’Internet, des réseaux sociaux et du traitement mathématique des données ont permis d’arriver à des mesures beaucoup plus individuelles. La nature même de la mesure a changé avec l’introduction des algorithmes et de l’intelligence artificielle. La multiplication des notations (des services, mais aussi des clients) transforme les relations sociales et construit une histoire publique des comportements. L’objectivation porte maintenant sur des domaines jusque-là considérés comme privés ou non quantifiables. Facebook peut ainsi être compris comme une entreprise d’objectivation, d’accumulation et de commercialisation du capital social. La mesure des comportements, souvent produite par des notations et un classement publics, comporte une forte valeur de compétition.

La commercialisation de ces données forme la base d’une bio-économie en plein développement.

Le corps lui-même voit ses performances évaluées par des institutions qui travaillent dans le champ de la santé, de la sécurité, des assurances et de la banque. L’implantation sous-cutanée de micro-puces qui s’industrialise rapidement ouvre la possibilité d’une production automatique de mesures que réalisent aujourd’hui les appareils connectés. La commercialisation de ces données forme la base d’une bio-économie en plein développement. Certaines entreprises américaines établissent des plans de santé avec des objectifs chiffrés (cholestérol, pression artérielle, etc.) et pénalisent les employés qui échouent. Certaines entreprises américaines demandent à leurs employés de fournir différentes mesures médicales (taux de sucre dans le sang, pression artérielle, cholestérol, etc.) ou de payer un surcoût pour leur assurance.

Cette objectivation des comportements touche tous les aspects de la vie (professionnelle, sexuelle, sportive, amicale) et l’utilisation d’un indice dans un autre domaine que celui où il a été construit multiplie les possibilités. Par exemple, la note de crédit peut prendre en compte votre capital social tel qu’il apparaît sur Facebook. Un service de rencontres en ligne peut utiliser votre note de crédit comme critère de sélection des partenaires potentiels. De même, la moitié des employeurs américains regardent les notes de crédit de leurs employés avant d’embaucher ou de décider d’une promotion.

De plus, des indices synthétiques sont utilisables comme modalités d’un contrôle social et politique. Par exemple, les autorités chinoises mettent en place des notes de « crédit social » calculés en fonction des données collectées par des applications, souvent sur un portable.

Un algorithme convertit des comportements (crédit bancaire, amendes routières, volontariat associatif etc.) en points, dont l’accumulation facilite, par exemple, la location d’une chambre d’hôtel ou, à l’inverse, interdit l’achat d’un billet de train. Couplé à des systèmes de surveillance, notamment par reconnaissance faciale, la capacité de contrôle paraît à peu près infinie. Tous les habitants de Beijing devraient être noté d’ici la fin 2020 et différents systèmes du même type devraient progressivement couvrir l’ensemble de la population chinoise. La systématisation de ces procédures permet l’émergence d’un « capitalisme de surveillance ». On peut s’inquiéter par exemple de savoir que la police britannique teste actuellement un programme prédictif des comportements criminels, où certains indicateurs de comportements déclencheraient de façon préventive l’intervention des services de l’État.

Cette généralisation des mesures et la désautonomisation des champs qui s’ensuit a également pour conséquence un accroissement des inégalités. En premier lieu, les notations se forment à partir des comportements passés avec de moins en moins de possibilité d’oubli ou de rectification (les algorithmes sont des secrets commerciaux). Par exemple, les familles favorisées construisent les notes de crédit de leurs enfants dès l’adolescence, ce qui permet ensuite d’avoir de meilleurs taux d’emprunt. La numérisation de l’enseignement permet la collecte de données, pas nécessairement anonymisées, et la construction d’algorithmes d’apprentissage utilisables pour la sélection scolaire si l’on dispose de l’histoire éducative d’un enfant décrite par ses interactions avec des programmes d’enseignement automatisés.

Les catégories morales enfouies dans les algorithmes structurent les notations économiques.

La plupart des mesures présentent des biais contre les catégories dominées. Par exemple, le calcul de la note de crédit étant fait en fonction des dépenses, si la femme dans le couple prend en charge les achats ménagers (ce qui est fréquent), son crédit est moins bon que celui de son mari à revenus constants. On voit ici concrètement le passage d’une forme de répartition sexuelle des tâches à un crédit bancaire et comment les catégories morales enfouies dans les algorithmes structurent les notations économiques. Par ailleurs, le fonctionnement des assurances (sauf si une législation l’interdit) fait que les données individuelles collectées permettent de faire payer les coûts anticipés. Pour prendre un exemple extrême, la recherche en épigénétique montre que les traumatismes majeurs d’une génération (famine, génocide) laissent des traces chez les descendants, ce qui ouvre la possibilité d’une discrimination.

En second lieu, le ré-encastrement produit une fluidité croissante dans la conversion des capitaux, comme le montre la transition actuelle de l’enseignement supérieur français. Alors que le capital culturel des parents était jusque-là l’élément déterminant de la reproduction scolaire, le capital économique s’ajoute désormais comme condition d’accès à un nombre croissant de formations d’élite. Le développement des universités privées et des établissements à statut dérogatoire marque une étape vers la marchandisation des diplômes les plus rentables. Les droits d’inscription connaissent une dérive en partie liée à la baisse des financements publics et à l’alignement sur les prix internationaux. Ainsi, les Masters des grandes écoles coûtent généralement entre 5 et 10 000 euros par an ; le prix de la scolarité dans les écoles de commerce a augmenté brutalement ces dernières années. Reflétant une tendance générale, le prix d’un diplôme à HEC est passé de 27 000 euros en 2009 à 45 000 euros en 2017. Or, dans ce cas, les prix ne varient pas en fonction des revenus des parents (avec pour seule exception les bourses d’études, peu nombreuses et d’un montant insuffisant). De plus, les prix de l’immobilier et la tendance de long terme à la ségrégation spatiale avantagent les familles riches en raison de la concentration des meilleures écoles dans les quartiers bourgeois.

La privatisation de l’enseignement supérieur français est maintenant bien engagée : « Sur 310 000 nouveaux étudiants en quinze ans, 160 000 se sont dirigés vers une formation privée. En 2014, les formations privées représentent la totalité des écoles de commerce et de management. Elles accueillent environ un tiers des effectifs des écoles d’ingénieurs et de STS, 14 % des étudiants en CPGE ». La privatisation touche donc les secteurs stratégiques, les plus rentables pour les institutions d’enseignement, ceux où les familles solvables sont susceptibles d’envoyer leurs enfants. Les filières d’excellence sont de plus en plus des business schools, socialement très élitistes qui concurrencent les grandes écoles traditionnelles. D’un point de vue anecdotique mais parlant, le nombre de députés élus en 2017 ayant fait une école de commerce (31) est le double du nombre d’énarques (16), dont la disparition annonce tout sauf une démocratisation du recrutement des élites. Nous allons vers une société où les positions dominantes dans le champ économique seront, de facto, réservées à des héritiers dont les familles auront été en mesure de payer des études hors de prix. Dans un contexte de forte demande pour les travailleurs très qualifiés, la marchandisation de l’enseignement a des effets particulièrement importants sur les inégalités.

Ce processus de ré-encastrement, qui est au cœur des politiques néolibérales, est probablement commun à toutes les sociétés, mais il comporte une dimension juridique et politique qui explique des variations significatives d’un pays à l’autre. Le rôle de l’État comme protecteur de l’autonomie des champs est donc la question centrale et, probablement, la solution aux dysfonctionnements actuels.


Gilles Dorronsoro

Politiste, Professeur de science politique à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre senior de l'IUF