Littérature

À la périphérie de l’âme – à propos d’Encre sympathique de Patrick Modiano

Critique Littéraire

L’histoire d’Encre sympathique ressemble aux phrases de son auteur : en apparence limpide et courte, elle est mystérieuse. Et ce nouveau roman de Patrick Modiano s’avère merveilleux parce qu’il raconte par touches un début dans la vie, celui d’un futur écrivain dont le temps et ses satellites – l’oubli, la mélancolie –, seront la grande affaire.

Encre sympathique, c’est un titre et une signature. Car que recherchent les vingt-neuf romans de Patrick Modiano, si ce n’est le surgissement, depuis le néant, d’une trace partiellement effacée, d’un monde enseveli sous les décombres ? Dans le cas de l’encre sympathique, fabriquée avec du jus de citron, il faut chauffer le papier pour permettre aux mots d’apparaître sur la page blanche. Chez Proust, c’est un pavé vénitien décalé par rapport au reste de la chaussée qui fait émerger un morceau du passé. Chez Modiano, un as de la mémoire, lui aussi, le déclic est moins abrupt, plus dilué.

C’est sous la forme d’un fondu enchaîné que reviennent un visage, un nom, une situation, qui même restaurés demeurent enveloppés de brume, à l’image de son élocution hésitante. Ce manque de netteté participe de la politesse de Patrick Modiano, qui ne nous assène rien, ne nous écrase pas sous les interprétations. L’incertitude est son élégance. Encre sympathique est aussi la signature d’une œuvre dans la mesure, où, pour ceux qui aiment Modiano, la magie opère à chaque livre de ce grand écrivain timide. C’est vrai, les mêmes motifs reviennent d’un roman à l’autre – le souvenir, l’identité, le flottement entre différentes époques, la dérive urbaine, les affaires troubles. Mais chaque texte agence ces éléments autrement que le précédent, et lorsqu’arrive une répétition, on ne boude pas le plaisir de la reconnaissance. Au contraire, la familiarité que l’on éprouve avec l’imaginaire de l’un de nos écrivains préférés nous rend heureux.

L’histoire d’Encre sympathique ressemble aux phrases de Patrick Modiano : en apparence limpide et courte, elle est mystérieuse. L’écrivain Jean Eyben se souvient d’une mission que lui avait confiée un détective nommé Hutte. Cet homme, déjà présent dans Rue des boutiques obscures, avait embauché Eyben « à l’essai » en le chargeant d’élucider la disparition d’une certaine Noëlle Lefebvre : « On n’était même pas sûrs de sa véritable identité », évidemment.

Eyben était alors âgé d’une vingtaine d’années. Il se rappelle avoir rendu visite à ceux qui avaient pu côtoyer Noëlle Lefebvre avant son évaporation. Les dernières pages du roman révèlent le vrai nom de cette femme et un pan de sa biographie. Modiano donne à ses anciennes fréquentations des noms fabuleux à la consonance à la fois terriblement française, parfumée au fumet des années sombres, et étrangère. Ainsi en va-t-il avec Gérard Mourade, qui évoque autant, pour l’habitué de Modiano, les embrouilles du marché noir sous l’Occupation, qu’un patronyme maghrébin lié à une autre France, à une autre sale époque. L’enquête conduit le héros à Annecy, à Rome, et dans quelques quartiers parisiens : la rue de la Convention, les abords de l’Opéra, l’avenue Victor Hugo, la rue de Vaugirard, artère déserte assimilée à un terrain vague : revoici la ville modianesque, précise et irréelle car silencieuse et sans âme qui vive. Elle est à la fois désirable et hostile. Rien ne s’approche moins de la dolce vita que la géographie romaine présentée à la fin d’Encre sympathique : « Rome était une ville qui avait le pouvoir d’effacer le temps, et aussi votre passé, comme la Légion étrangère. » Comme usine à rêves, il y a mieux que la Légion étrangère.

Ecrivain désormais confirmé, semble-t-il, Jean Eyben se souvient de l’apprenti enquêteur maladroit qu’il fut à vingt ans, mélange d’Antoine Doisnel et d’inspecteur gadget, gauche dans ses coups de bluff au moment des interrogatoires qu’il mène, malchanceux et patient. Il attend des heures et récolte de maigres informations. Comme tous les romans de Patrick Modiano, Encre sympathique est un faux polar. C’est aussi un faux roman de formation dans lequel le narrateur compare l’homme qu’il est devenu au jeune adulte qu’il était, sans attache familiale ni amoureuse, et réceptif aux conseils de ceux qui lui inspiraient confiance.

Modiano brouille les pistes : à vingt ans, écrit Jean, « Je n’avais pas l’habitude ni le goût de me tourner vers le passé », pratique qui constitue pourtant la marque de fabrique de l’auteur nobélisé en 2014 et dont le premier prénom était Jean, avant que ses parents n’ajoutent Patrick à son état civil. Jusqu’où Modiano pousse-t-il les clins d’œil et l’auto-parodie ? Ici comme dans L’Herbe des nuits, Accident nocturne, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier et d’autres romans encore, il mêle le vrai au faux. Faut-il tenir pour ironiques les remarques de Jean sur le comportement paternel de Hutte avec son jeune détective ? Ne pouvons-nous pas, au contraire, les lire comme le miroir du lien que Modiano, adolescent, avait tissé avec Raymond Queneau ? L’auteur de Zazie dans le métro l’invitait à déjeuner chez lui le samedi et l’encourageait à croire en sa plume, tandis qu’Albert Modiano, le père de l’auteur, s’acharnait à détruire son fils. Hutte est pour Jean Eyben un mentor et une planche de salut. A propos de l’affaire Noëlle Lefebvre, il lui glisse : « Je dois vous avouer que cette affaire ne me passionne pas outre mesure », ou encore : « Je vous confierai d’ici peu un dossier plus consistant. »

Modiano détient le pouvoir de faire rajeunir son lecteur et de réveiller en lui une tristesse archaïque.

« J’étais trop jeune à l’époque pour comprendre le sens de cette phrase. C’était une manière discrète et affectueuse de se retirer et de me laisser faire le chemin tout seul. Il me voulait du bien. Il m’avait donné quelques indices. A moi de poursuivre le travail. J’arrivais à l’âge où il faut prendre ses responsabilités. S’il me laissait le champ libre, c’est qu’il avait deviné que j’écrirais tout cela plus tard » : Modiano n’est peut-être pas, lui non plus, passionné outre mesure par le cas Noëlle Lefebvre. Nous non plus, d’ailleurs, mais peu importe : Encre sympathique est merveilleux parce qu’il raconte par touches un début dans la vie, celui d’un futur écrivain dont le temps et ses satellites – l’oubli, la mélancolie –, seront la grande affaire.

« Moi aussi j’ai eu une jeunesse difficile », confie Jean à Roger Béavioure, un garagiste au nom exquis qu’il interroge sur l’énigmatique Noëlle Lefebvre. Le cœur du lecteur se serre, comme il se serrait à la lecture de ce passage d’Un pedigree : « Drôles de gens. Drôle d’époque entre chien et loup. Et mes parents se rencontrent à cette époque-là, parmi ces gens qui leur ressemblent (…) Mais je n’y peux rien, c’est le terreau – ou le fumier – dont je suis issu. » Le charme de Modiano tient notamment à la sobriété avec laquelle il formule des remarques sur les grandes questions – la disparition, les silences de la mémoire. Ainsi, dans le discours qu’il avait prononcé en recevant le Prix Nobel à Stockholm, il avait dit qu’à la sortie de l’enfance, certains êtres de sa génération, dont la parole était brimée en famille, étaient devenus écrivains « pour que les adultes sachent enfin ce qu’ils avaient sur le cœur. » Il faut l’intelligente simplicité de Modiano pour que la banalité de cette expression s’efface au profit de sa profondeur. Nombreuses, dans Encre sympathique, sont les observations qui sous la plume d’un autre auteur seraient plates, alors qu’elles dégagent ici vérité et émotion. Modiano détient le pouvoir de faire rajeunir son lecteur et de réveiller en lui une tristesse archaïque.

La solitude est une autre constante du monde l’auteur de La Place de l’étoile. Le héros d’Encre sympathique n’a ni parents, ni amis, ni compagne. « Je ne comptais que sur moi-même et cela, loin de me décourager, me causait une certaine euphorie » : nous savons à quel point cet enthousiasme peut se retourner en son contraire, car l’assurance, celle de Jean Eyben comme la nôtre, est vacillante. Mais jamais le héros ne se noie dans la tristesse : le chagrin est présent mais estompé, à l’image de cette encre magique et sympathique. Le cafard flotte dans les limbes, pure région modianesque. Avant même d’être comme lui récompensé du Prix Nobel, Peter Handke était lié à Patrick Modiano parce qu’il avait traduit en allemand deux de ses romans, Une jeunesse et La petite bijou. L’Autrichien avait dit à propos de son confrère : « Il n’y a pas d’utopie chez Modiano. C’est comme si au départ il manquait absolument tout. Au départ, il est toujours en danger : on est à la périphérie de l’âme, avec les orphelins. Un soufi dit que la révélation appartient aux orphelins, et non à ceux qui ont des parents.»

 

Patrick Modiano, Encre sympathique, Gallimard, 144 pages.


Virginie Bloch-Lainé

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