Cinéma

Les mystères de l’engagement au FN – à propos de La Cravate d’Étienne Chaillou et Mathias Théry

Critique

Avec un art virtuose du montage, Étienne Chaillou et Mathias Théry interrogent dans La Cravate le jeune Bastien, vingt ans, militant FN depuis qu’il en a quinze. Le documentaire mêle ainsi récit d’une vie et regard introspectif de son principal protagoniste, invité, auprès des spectateurs et vis-à-vis d’eux, à contempler ses choix et à leur donner sens. S’il y a bien du cinéma dans ce documentaire, c’est précisément parce qu’il offre à son spectateur, mais aussi à son protagoniste, la possibilité de penser.

Dans un large fauteuil en cuir blanc, encadré par une lampe et une table basse, un jeune homme au physique massif et aux cheveux ras, vêtu d’un polo, s’assoit. Bastien a vingt ans, un visage encore poupin, des yeux presque bridés et une expression incertaine. Pourquoi sommes-nous immédiatement mal à l’aise, dérangés, suspicieux à l’égard du jeune homme comme de nos propres préjugés ?

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Parce que le jeune picard est un militant d’extrême droite, actif au Front National depuis ses quinze ans. Besoin de s’identifier à une autorité idéologique, quête de respectabilité, moyen d’oublier son passé : les raisons qui ont poussé Bastien à s’engager au FN, à tenter d’y gravir les échelons, à y revenir malgré les désillusions, sont multiples. C’est le récit de sa propre histoire, articulant vie intime et tentative de carrière politique, que le jeune homme s’apprête à lire, un manuscrit entre les mains. Celle que les réalisateurs Étienne Chaillou et Mathias Théry ont écrite à partir de leurs rencontres avec le jeune homme, essentiellement durant l’année de la campagne électorale de 2017.

C’est un film perturbant, constamment sur le fil, oscillant entre colère et empathie vis-à-vis de Bastien, nous obligeant sans cesse à revoir notre jugement sur celui-ci. Est-il détestable ? Est-il victime ? Si oui, de quoi exactement ? Est-il « quelqu’un de bien » ou bien « un connard » comme il formule lui-même l’alternative à la fin du film ? Tout le mérite du film, de son habile montage, de son regard nuancé et sensible, à la fois extrêmement respectueux de Bastien sans être bienveillant à son égard, est de nous installer dans un inconfort fascinant – s’il n’était pas, au fond, tragique.

La Cravate produit deux impressions principales : la lucidité – quant à un environnement socio-économique et un passé qui, sans jamais excuser, permettent de comprendre, peut-être, comment s’enrayent certaines trajectoires – et la violence. Celle, radicale, que l’on éprouve pour un parti qui promeut la haine, aussi « dédiabolisé » tente-t-il d’apparaître, et pour Bastien qui semble en être le ventriloque.

On perçoit intensément la curiosité profonde des réalisateurs pour Bastien : comme s’il y avait un « scandale », une antinomie entre jeunesse et FN.

Que se passe-t-il dans la tête d’un jeune de vingt ans pour qu’il choisisse un tel camp, au point de placarder au-dessus de son lit un poster de Marine Le Pen (quand ce n’est pas le drapeau royaliste) ? Comment le parti d’extrême droite français capture-t-il le désir d’un jeune homme « normal » (enfant de la classe moyenne, amateur de Laser Quest, sociable, travailleur et débrouillard) pour polariser celui-ci sur des valeurs identitaires, nationalistes, et à hurler, dans un stade, au milieu d’autres âmes perdues par le ressentiment, « on est chez nous » ?

Pas besoin d’un discours, des images suffisent, pour rendre compte de ces terreaux géographiques où le FN essaime : des régions déshéritées, comme la Somme et l’Aisne, où Bastien habite, évolue, et milite, où les magasins ferment à mesure que le sentiment de déclassement de ses habitants monte, où l’horizon semble plat comme un champ de betterave. On perçoit intensément la curiosité profonde des réalisateurs pour Bastien : comme s’il y avait un « scandale », une antinomie entre jeunesse et FN – on pense à d’autres « héros » comme Lacombe Lucien – ces êtres dont l’âge rend l’engagement encore plus incompréhensible, cruel et fascinant.

L’enfance de Bastien semble paisible mais l’adolescence est blafarde, dans une petite ville « périphérique » de l’Aisne. Famille d’accueil à treize ans, enrôlement chez les skinheads… se dessine le portrait d’un jeune homme cumulant lose sur lose. Pour raconter l’histoire de Bastien, les réalisateurs ont imaginé un dispositif romanesque, à rebours d’un naturalisme sociologisant. Dans leur précédent long-métrage, La sociologue et l’ourson, les deux réalisateurs utilisaient des peluches pour évoquer le mariage pour tous ; ici c’est le recours à une forme très littéraire, balzacienne (passé simple, troisième personne) qui donne à la vie de Bastien des airs de fiction : un détour littéraire qui, à son tour, génère un effet de distance qui désamorce notre jugement quant au jeune homme, et par lequel les réalisateurs évitent toute position de surplomb.

Avec un art virtuose du montage, le film entremêle deux récits : d’une part, le récit de la vie de Bastien, au style « indirect libre », qui permet une plongée dans l’intimité de ce dernier. Une voix-off lit son histoire sur des images souvent muettes. Elles montrent le jeune homme en mouvement, dans sa vie de tous les jours, en train de tracter sur un marché, devant les usines Whirlpool, au comptoir de l’entrepôt de Laser Quest dans lequel il travaille, en train de se brosser les dents. La réalité de Bastien nous parvient à travers son récit rétrospectif, plutôt que dans la précipitation des faits (à la façon d’un « reportage journalistique ») : un mode de narration qui force à une saisie globale du jeune homme, plutôt qu’à une approche fragmentaire de celui-ci. À l’image de ce vêtement qui enserre autant qu’il étouffe, La Cravate restitue toute l’ambivalence de Bastien, et cultive celle de notre jugement.

Séquencé en chapitres, le film raconte les différentes étapes de sa découverte politique : sa progression, alors qu’il est pressenti pour s’occuper de la communication Youtube de Florian Philippot ; le temps des désillusions, lorsqu’il se heurte à l’opportunisme du milieu politique, et constate qu’il n’en maîtrise pas les codes. Car Bastien est intelligent mais pas rusé, à la différence de son supérieur hiérarchique, un insupportable jeune loup de la politique par lequel s’exprime toute une manière contemporaine de faire de la politique, un art extrêmement maîtrisé de l’image et de la communication ; le retour au Parti, entre renoncement aux rêves de grandeur et raffermissement de son engagement.

S’il y a bien du cinéma dans ce documentaire, c’est précisément en tant qu’il offre à son spectateur, mais aussi à son protagoniste, la possibilité de penser.

L’autre récit développé par le film est celui du « regard » de Bastien sur sa propre existence : en offrant au jeune homme la possibilité d’interpréter les (ses) faits, son engagement, les réalisateurs l’invitent à l’introspection, à l’auto-évaluation critique. Cette démarche est cinématographiquement intéressante car elle tisse deux films en un, et cristallise en outre un enjeu moral et politique fort. On perçoit d’ailleurs, chez Bastien, une soif de paroles, un profond besoin d’échanger, aussi certain soit-il quant à ses convictions.

On connaît le célèbre adage de Godard à propos de la télévision et du cinéma : pour regarder l’une il faut baisser les yeux, tandis que pour regarder l’autre, il s’agit de les lever – vers des hauteurs qui sont aussi celles de l’esprit. S’il y a bien du cinéma dans ce documentaire, c’est précisément en tant qu’il offre à son spectateur, mais aussi à son protagoniste, la possibilité de penser.

Or précisément, si le malaise s’insinue, c’est d’abord relativement à une certaine inconséquence du jeune homme, qui semble assez peu capable de réfléchir, profondément, à la valeur de ses actes (en dépit de la démarche qui est la sienne en acceptant ce film). Le trouble naît – et parfois la colère, ainsi que la voix d’un des deux réalisateurs en atteste, perdant son sang-froid – face à ce qui semble être l’incapacité de Bastien de prendre la mesure de la mécanique de haine à laquelle il participe. À l’image de cette scène remarquable et dérangeante, où, dans la cellule du parti, une journaliste cherche à interviewer des sympathisants sur les raisons de leur engagement : aucun volontaire, mais un silence lourd, pesant, pour toutes réponses. Certes, le chef de section veille. Mais quand bien même : chacun maîtrise-t-il les raisons de sa présence ? On constate à travers le film, et une fois de plus, qu’il n’y a pas besoin d’être un salaud pour être le rouage d’une logique discriminatoire.

Cette fragilité (pas moins coupable qu’une volonté réfléchie) de Bastien, les réalisateurs la soulignent à travers une assiette de biscuits, posée à côté du jeune homme à l’occasion de sa lecture. Cruel et pertinent punctum de l’image, ces biscuits renvoient Bastien, qui n’y touche pourtant pas, à toute la part d’enfance qui l’occupe ou lui manque. Celle dont il semble avoir été privé trop tôt (une expérience traumatisante dans un collège local, un massacre au fusil évité et le début de l’engrenage) ; celle qui le rend maladroit, influençable, et simpliste dans ses conceptions.

C’est cette maladresse existentielle sans doute qui le rend perméable au FN (qui convertit le désarroi existentiel en haine). C’est paradoxalement aussi elle – cette gaucherie, absence de capital culturel – qui l’empêchera d’y faire carrière. Les réalisateurs la restituent à travers des scènes éloquentes, jamais démonstratives : lors d’une pause-déjeuner, alors que Bastien déjeune dans un Kebab avec son supérieur, il ricane et le prend à témoin « c’est bien qu’ils [les réalisateurs] nous filment en train de manger un Kebab, comme ça ils voient qu’on n’est pas racistes ».

Les réalisateurs accueillent la parole de Bastien avec respect, sans bienveillance pour autant.

Sans doute Bastien ne maîtrise-t-il pas suffisamment les mots qui lui permettraient de bien dénoter les choses, les nuances lexicales qui permettraient les distinctions conceptuelles. On pense aux analyses de Bourdieu lorsqu’il attribuait à la classe bourgeoise la propriété de pouvoir « exister deux fois » : dans les faits d’une part, mais aussi dans le langage qui les redouble.

Il y a quelque chose de mystérieux dans cet engagement du jeune homme : électron libre, Bastien est entré au parti « par lui-même » (sa famille, dont les réalisateurs précisent qu’elle ne souhaite pas être associée au film, n’apparaît jamais). Ses amis, étrangers à la politique, semblent curieux vis-à-vis de son choix. Le film dérange, dans sa manière de brouiller les causalités, et d’installer le spectateur dans une impasse vis-à-vis du jeune homme : car ou bien celui-ci est au FN « par accident » (« victime » de déterminations sociales, d’une adolescence en foyer et de mauvaises rencontres) ; ou bien Bastien y milite substantiellement, par sympathie idéologique. Ce qu’on peut supposer, lorsqu’il évoque, sans l’ombre d’une remise en question, les insultes racistes proférées à l’égard de clients avec lesquels il eut un différent. Ses idées détestables, alors, ne nous inspirent plus que répulsion.

Les réalisateurs accueillent la parole de Bastien avec respect, sans bienveillance pour autant. Cette dualité, perceptible tout au long du film, est moralement admirable. À travers le jeune homme, c’est l’éternelle alternative trop théorique entre déterminisme et liberté qui s’incarne. D’où une oscillation constante entre empathie et distance, qui s’exprime notamment dans ces plans où la caméra scrute le visage de Bastien : comme si celle-ci se maintenait à l’affût du moindre sursaut, à même de la peau, dans ce moment où les impressions sont immédiatement converties en expressions, par lequel le jeune homme fissurerait ses convictions, s’ouvrant à l’épiphanie d’une remise en question politique. Aimantée à son visage, c’est sous les traits du jeune homme, dans ses inflexions ou tremblement de paupières, que la caméra semble rechercher une potentielle rupture, l’apparition d’un étonnement réflexif chez Bastien : « comment et pourquoi en suis-je arrivé là ? »

Finalement : pourquoi avoir accepté, de la part de Bastien, de faire ce film (dont les « révélations » le mettent en difficulté vis-à-vis du FN, dont les engagements suscitent l’hostilité chez un large commun des mortels) ? On devine que c’est par désir – universel – d’animer une vie, sa vie, de l’enrichir en en comblant les vides éventuels, de substituer un projet et du sens à une existence qui, peut-être, en manque. Or c’est cette place vacante que capture tragiquement le FN.

 

Étienne Chaillou et Mathias Théry, La Cravate, sortie le 5 février 2020.