Cinéma

Eaux profondes – sur Dark Waters de Todd Haynes

Journaliste

Avec Dark waters, Todd Haynes offre un récit inspiré de faits réels, celui de la mobilisation de citoyens contre DuPont, géant américain de l’industrie chimique accusé de polluer les eaux. Par son propos politique beaucoup plus marqué que dans ses précédentes œuvres, Dark waters constitue une véritable novation dans la carrière du cinéaste, sans renoncer à l’esthétique ciselée par laquelle il se distingue, qui vient, ici encore, souligner la finesse de son regard sur la complexité de nos sociétés.

Un parking souterrain désert, néons blafards, pas qui résonnent, caméra posée comme en positon de guet, ou de surveillance… L’avocat Robert Bilott (Mark Ruffalo) entre dans sa voiture, met la clé de contact, hésite à la tourner. Le véhicule risque-t-il d’exploser ? Cut.

Cette scène qui intervient aux deux-tiers de Dark waters, on l’a vue mille fois dans des polars, films noirs, films-dossiers, films-enquêtes, films-mafia. C’est une figure iconique du cinéma américain de la paranoïa des années 70 et on est légèrement surpris de la retrouver chez Todd Haynes. Mais à vrai dire, c’est tout le film qui marque, non pas un virage radical, mais une novation, un décalage, un nouvel équilibre entre esthétisme et propos politique dans la filmographie de l’auteur de Loin du paradis ou Carol.

Jusqu’à présent, Todd Haynes était le cinéaste de l’intime et du fétichisme des beautés du passé, beautés qui concernaient des pop stars et leur musique (Karen Carpenter, David Bowie, Bob Dylan), des cinéastes et genres chéris (les mélodrames de Douglas Sirk ou Vincente Minelli, le cinéma muet), des lumières et décors enluminés (grâce au fidèle complice, le grand chef opérateur Ed Lachman), des actrices minutieusement remodelées comme des stars hollywoodiennes des années cinquante (Julianne Moore, Cate Blanchett, Rooney Mara).

Une préciosité de cinéaste cinéphile qui n’empêchait pas de dire deux ou trois choses critiques sur la société et la politique américaines, plutôt versant sociétal que social : ainsi de la violence du show business dans Superstar : the Karen Carpenter story, de la réinvention de soi au-delà des normes admises dans Velvet Goldmine, de l’amour dépassant les barrières sociales et raciales dans Loin du Paradis, ou genrées dans Carol.

Dans Safe, histoire d’une femme qui finissait par s’enfermer dans une maison-mausolée, Haynes avait abordé la question de la pollution industrielle, mais plutôt par le biais d’une paranoïa individuelle que sous l’angle politique. Dans Dark waters, il renverse les perspectives et les dosages de son cinéma : le corset de l’élégance formelle absolue est un peu desserré pour mieux plonger dans les eaux du récit, du suspens et d’une portée politique globale.

L’histoire est inspirée de faits réels, soit la procédure qui a opposé un groupe de citoyens au conglomérat DuPont De Nemours à propos d’un composant chimique cancérigène entrant dans la composition du téflon.

Tous les ingrédients qui font la force du cinéma politique à l’américaine sont là : la lutte du pot de terre contre le pot de fer, des individus désemparés face à des groupes puissants, des hommes seuls contre un système sans foi ni loi, les idéaux de la démocratie et du bien commun face à la réalité des intérêts économiques de quelques-uns, une affaire de pollution industrielle qui résonne fortement avec les urgences écologiques actuelles.

Le nom de Trump n’est jamais prononcé dans le film mais on comprend bien que Dark waters pointe sa caméra vers les dangers de l’ultralibéralisme et de multinationales qui deviennent plus puissantes que les états démocratiques censés garantir l’intérêt général et protéger les citoyens.

Alors, un film de plus opposant le gentil peuple aux méchants capitalistes et faisant plaisir aux convaincus d’avance (la majorité d’entre nous) ? Pas exactement, parce que Todd Haynes n’est pas Ken Loach ni François Ruffin, il est beaucoup plus fin, subtil, sensible aux complexités des sociétés et des êtres humains.

Prenons son personnage principal, Robert Bilott. Il travaille pour un important cabinet d’avocats d’affaires qui défend les grandes sociétés industrielles en général, et DuPont en particulier. C’est en voyant crever les vaches d’un fermier voisin de sa mère, que Bilott entame le processus qui lui fera prendre peu à peu conscience des dangers que DuPont fait courir aux gens et à la société.

Todd Haynes ne se paye pas de grands mots, de grandes idées, de grandes envolées lyriques, mais colle à la réalité de son sujet avec humilité, humanité et sens des nuances.

Bilott n’est pas un gauchiste enragé ni un écologiste exalté, mais un citoyen américain moyen, qui croit en un système capitaliste honnête et en les principes démocratiques de la Constitution américaine. Socio-professionnellement, en tant qu’avocat lambda dans un gros cabinet, il se situe à la croisée des classes sociales, un pied dans ses origines provinciales et modestes, un autre prêt à grimper dans la hiérarchie de l’élite du pays.

Quand il se rend compte que la grande industrie triche, et que le système politique protège les tricheurs plutôt que les principes constitutionnels, il change de perspective et décide de combattre férocement son ex-client (entraînant son cabinet avec lui), quitte à mettre en danger sa carrière, voire sa vie (le parking, la clé de contact). Haynes ne se contente pas de poser les bonnes victimes d’un côté du film et les méchants prédateurs de l’autre, il décrit un mouvement, un trajet moral et politique, un basculement d’un bord à l’autre, une prise de conscience.

Pour autant, cette prise de conscience ne se pare pas des atours très romantiques de la révolution ou de la destruction du « système », non : Bilott aspire plus modestement et pragmatiquement à ce que l’appareil politico-industriel américain se remette en phase avec les principes des Pères fondateurs, ce qui constitue déjà en soi un combat titanesque. Comme son (anti-)héros, Todd Haynes ne se paye pas de grands mots, de grandes idées, de grandes envolées lyriques, mais colle à la réalité de son sujet avec humilité, humanité et sens des nuances.

On l’a dit, stylistiquement, Dark waters n’est pas aussi frappant de méticulosité que Loin du paradis, Carol ou Le Musée des merveilles, mais demeure néanmoins extrêmement élégant, surtout si on le compare à des « fictions de gauche » comme celles de Ken Loach ou de Costa Gavras. Ed Lachman et Todd Haynes ont élaboré une palette à dominante tantôt bleue, qui figure la froideur d’un lieu de pouvoir tel qu’un cabinet d’affaires (avec ses vitres opaques incarnant les dessous non-transparents du big business), tantôt grises et verdâtres pour transmettre la sensation d’empoisonnement d’un paysage bucolique.

Plastiquement et dramaturgiquement, Dark waters s’inscrit davantage dans la lignée des fictions paranoïaques des années 70 (Sidney Lumet, Alan J. Pakula…) plutôt que dans les récits plus récents de héros ordinaires, solitaires et triomphants comme Révélations de Michael Mann ou Erin Brockovich de Steven Soderbergh. Car si Bilott gagne une bataille judiciaire, on ne sait s’il va gagner la guerre, et on en doute fortement.

À la fin de Dark waters, un carton nous informe que DuPont continue à fabriquer du téflon et a déjà contaminé 98% des habitants de la planète. On sort de ce film avec plus de questions inquiètes que de réponses rassurantes : pas de happy end, mais une incitation à poursuivre la lutte, car ces combats-là sont sans fin. Telle est la morale de cinéma de Todd Haynes, minoritaire mais admirable.

Dark waters, de Todd Haynes, en salles le 26 février 2020.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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