Recherche

De l’inégalité parmi les savants

Philosophe

Face à la colère qui secoue l’enseignement supérieur et la recherche, le PDG du CNRS, Antoine Petit, s’est cru obligé de recourir à la métaphore sportive pour justifier la compétitivité croissante de la recherche qu’il entend encourager. Cette analogie en dit long de la banalisation des inégalités entre chercheurs au nom du radieux avenir néolibéral que les décideurs nous promettent : il y aura les gagnants, et puis le reste.

On sait que l’université et la recherche française sont en ébullition depuis deux mois, après la publication de rapports sur la nouvelle loi d’aménagement de la recherche en préparation dite LPPR (et en vote ce printemps), et surtout les déclarations subséquentes d’Emmanuel Macron et du PDG du CNRS Antoine Petit au sujet de la nécessité d’une « loi inégalitaire » dans la recherche.

Pétitions, tribunes et actions symboliques plus ou moins inédites – comme une candidature de 500 personnes à l’agence nationale de l’évaluation de l’ESR – se sont succédées régulièrement depuis le 1er décembre. Contraint de dissiper des malentendus et de se défendre d’accusations plus ou moins graves dont celle de « darwinisme social », Antoine Petit a livré dans un entretien certains éléments essentiels de cette pensée du management qui entend réformer ou dynamiser la recherche et l’université (ESR pour les intimes). Il s’agit pour moi ici de déplier, à partir d’une réflexion sur une telle invocation de l’inégalité, la contradiction fondamentale entre le management dominant du monde universitaire et la nature de la recherche scientifique[1].

Car le terme clé, ici, est bien « inégalitaire ». Antoine Petit a raison d’y revenir, c’est bien là qu’est l’enjeu majeur de cette contestation. Bien entendu, notre PDG revendique pour lui l’éclat du bon sens, en multipliant les métaphores sportives. La recherche, comme le sport de haut niveau, est évidemment inégalitaire, dit-il. Au tennis, au football en effet certains gagnent et d’autres perdent, donc tout le monde ne gagne pas – on n’y est plus égal à l’issue d’une épreuve ou d’un tournoi, vous savez bien : au contraire on crée de l’inégalité par les matches. Les scientifiques, eux, envoient leurs articles à des revues académiques – c’est la base du métier –, et certains sont publiés, d’autres pas.

L’apparente évidence des propos d’Antoine Petit cache un sophisme majeur qu’il est crucial de déconstruire.

Ici encore, peu nombreux sont les élus (le taux de rejet peut avoisiner les 90 %), et cela semble autoriser un parallèle entre les deux domaines. À partir de là, donc, l’égalité apparaît aussi incongrue en science qu’au foot : suite aux tournois comme aux jugements des referees des journaux scientifiques (les évaluateurs, en anglais, et c’est aussi le mot pour dire « arbitre »), certains toucheront plus d’argent que d’autres, s’empareront de meilleurs postes que d’autres – puisqu’un scientifique postule à des postes sur la base de son CV, lequel liste ses articles publiés – recevront davantage pour mener leurs recherches, etc.

Le raisonnement semble aller de soi : qui voudrait proclamer vainqueurs les 64 participants de Roland Garros ? Il faudrait donc dire la même chose des savants : certains gagnent, beaucoup perdent. Mais l’apparente évidence du propos cache un sophisme majeur qu’il est crucial de déconstruire, ce que je vais faire à l’instant car il en va ici de bien davantage que du confort ou de la vie de quelques savants.

Reste que le lecteur attentif aura déjà remarqué que si le critère de la victoire au football est bien le nombre de buts, il est bien plus indirect de parler de « victoire » en science, puisqu’on pourrait logiquement concevoir que tous publient leurs résultats, alors que le football est par définition un jeu à somme nulle : si l’un gagne alors les autres perdent. Ceci rend déjà discutable l’idée même d’assimiler « publier » à « gagner ». De plus, assigner pour but du jeu à la science la « publication » n’est pas une évidence : certaines idées ont circulé sans publication, qu’il s’agisse de l’Éthique de Spinoza il y a fort longtemps ou, plus récemment, des conceptions du mathématicien génial Grigori Perelman. La référence petitesque à la compétition et à l’empire de l’inégalité était donc trop rapide.

Reprenons donc. Les manuscrits soumis par des chercheurs à des revues ne sont pas égaux, certes, et les « referees » sont là pour établir en quelque sorte comment ils sont inégaux. Mais, si on tient à la nommer ainsi, cette « inégalité » procède d’au moins une norme : la vérité[2]. Au-delà même de la pratique d’évaluation des articles, le cours de la science procèdera à un tri entre les hypothèses fausses et celles qui sont sinon vraies, du moins corroborées. Ce tri suppose que la vérité [3] soit la norme commune au nom de laquelle on rejette ou garde les hypothèses.

Il y a certes des normes supplémentaires pour les articles scientifiques, car il ne suffit pas de publier un article vrai, il faut aussi qu’il soit intéressant, et on supposera en outre qu’il soit neuf. Valider cette seconde norme est encore plus complexe et ce n’est pas mon propos. Mais déjà, le fait de la norme suppose que les chercheurs sont égaux par rapport à elle : en principe, il n’y en a pas un dont on va décider en raison de sa religion, de sa couleur de cheveux ou de son nom, qu’il satisfait a priori la norme davantage que les autres. On voit ainsi que l’inégalité dont parlent les managers de la recherche – ce tri que réalisent à échelle courte les referees d’articles, et à échelle longue le cours de la science entière – suppose une certaine égalité des participants.

L’analogie sportive tient donc à demi : la vérité n’est pas la norme du sport. Néanmoins on pourrait tout à fait dire qu’au football il y a des normes du jeu, lesquelles font par exemple qu’un maximum de ballons entrés dans les filets adverses constitue une victoire. Dire que la recherche scientifique est une pratique inégalitaire reviendrait alors à cette banalité de dire qu’elle est normée, comme la plupart des sports – sauf qu’ici la norme cardinale est bien la vérité. Mais précisément, qu’en est-il du supposé égal accès de tous à la vérité ?

La concurrence non libre et faussée est plutôt la norme – au sens statistique – que l’exception.

L’exemple du football s’impose ici de nouveau. Si, en droit, chaque équipe a autant de chances que l’autre de gagner – de satisfaire les normes d’un match remporté –, dans les faits on sait bien qu’il n’en est nullement ainsi. En France, le budget du PSG est par exemple plusieurs fois supérieur à celui de ses dauphins, Marseille, Lyon ou Monaco. Or dans ces conditions financières d’exception, marquer des buts devient plus probable puisqu’on peut s’acheter les meilleurs attaquants du monde, et immanquablement le PSG domine le championnat français depuis l’ère qatarie. Mais il s’agit là d’une autre inégalité que la première, celle dont nous parlait le PDG du CNRS, à savoir le fait que certains gagnent et d’autres perdent.

Car ici, l’accès à la victoire de la compétition est inégal. Nous ne sommes pas, diraient les économistes, dans une situation de « concurrence libre et non faussée », laquelle définit le « marché » selon les modèles mathématiques de l’économie néoclassique. Ou encore, la concurrence non libre et faussée est plutôt la norme – au sens statistique – que l’exception. On s’aperçoit alors que la recherche scientifique ne diffère pas totalement du football[4].

Ici aussi, en pratique, les équipes de recherche n’ont pas les mêmes moyens, aussi bien financiers, que matériels et humains, et cette différence joue un grand rôle dans la course à la publication qui fait le quotidien des laboratoires modernes. Il suffit de regarder les statistiques des publications de Harvard ou Stanford d’un côté, et celles de laboratoires d’universités européennes de l’autre, pour s’en convaincre. L’inégalité en quelque sorte légitime, celle du moins qui nous semble naturelle dans les propos d’Antoine Petit, et qui découle de la compétition – l’inégalité entre vainqueur et vaincu, entre Nadal et Gaël Monfils – repose finalement sur une autre inégalité, dont le ressort n’est pas nécessairement légitime, si l’on entend par « légitime » : fondé sur les supposées compétences footballistiques ou scientifiques intrinsèques des uns et des autres.

Toutefois, la manière dont cette inégalité sous-jacente s’exprime est régulée d’une manière qui, contrairement aux apparences, n’a rien de naturel. Le fait de traiter également le PSG et l’Olympique de Lyon, aux budgets différant parfois d’un facteur 10, n’est en effet pas une pure nécessité logique. On pourrait aussi bien poser que la mesure des performances est proportionnée aux dotations des compétiteurs, en considérant que l’effort pour gagner un match est moins difficile pour une équipe fortunée que pour une équipe pauvre. L’inégalité constituée par le résultat de la compétition serait alors, au final, bien différente de ce que nous voyons.

Il existe ainsi multiples mesures possibles pour évaluer une même performance – par exemple, la mesure (J) : trois buts du PSG valent un but de l’OL. Chacune de ces mesures compensera plus, ou moins, les inégalités de départ. La mesure (I) qu’on applique dans notre monde et qui nous semble si naturelle – un but du PSG vaut un but d’OL – suppose en réalité une décision implicite, socialement construite et partagée, sur l’inégalité acceptable ou inacceptable : à savoir, la décision d’écarter la mesure (J) et toutes celles qui lui ressemblent.

Pour résumer, même si on accepte d’associer compétition et inégalité au motif que de toute compétition résulte une inégalité, il existe toutefois en sciences comme en sport ce qu’on pourrait appeler des « métanormes », soit des normes régulant l’application des normes de la compétition, telles que nos mesures (I) et (J) (et toutes les autres concevables). Pareilles métanormes peuvent instancier plus ou moins d’égalité entre les joueurs. En gros, plus les métanormes compensent les inégalités de fait, initiales, comme (J), plus elles réalisent d’égalité entre les joueurs, même si le résultat de ce qu’on appellera avec Luc Boltanski et Laurent Thévenot des « épreuves » (jouer des matchs, soumettre des articles à des revues, etc.) différenciera toujours ces joueurs.

Néanmoins, dira-t-on, une hypothèse scientifique est vraie ou fausse indépendamment de la fortune de qui l’énonce – que ce soit en argent, en réputation, en prestige de chercheurs, en rang dans un classement quelconque – ! Pourquoi devrait-on regarder les moyens des uns et des autres ?

Il faut donc préciser le parallèle avec le sport que je développe ici. Il ne concerne pas le résultat – une preuve de théorème, une découverte empirique donnée – mais la manière dont les hypothèses corroborées, ou les articles publiés, sont comptés dans une mesure générale de la « grandeur » des chercheurs ou des laboratoires. Pour dire vite, les articles et les brevets sont dans le système actuel l’unité de décompte pour la compétition entre chercheurs et entre unités de recherches[5]. Ces articles sont alors en sciences l’équivalent des buts marqués dans un match ; dans une évaluation qui correspondrait à notre mesure (J) des succès footballistiques, leur « valeur » serait pondérée par des coefficients qui compensent l’initiale inégalité financière ou autre.

Cette description vaut des sciences comme du football, à supposer qu’on accepte que la science a pour but de produire un maximum de connaissances sur le monde, comme le footballeur vise à marquer le plus de buts possibles – ce qui n’est en réalité pas une prémisse triviale. Au lieu de cela, on pourrait en effet décider que la science tend à des connaissances ayant un certain intérêt, que ce soit pour la vie, pour la sagesse, pour l’environnement, pour notre sens esthétique, ou le tout ensemble, sans chercher à les accumuler… En revanche l’objectif du footballeur semble, lui, plus évident. Sans cette prémisse forte concernant le « but » de la science, si évidente pour nous et nos managers qu’on ne la relève pas, tout le parallèle entre sport et recherche s’écroule.

Il ne s’agissait pas ici de proposer une nouvelle méthode d’évaluation de la recherche scientifique, car cette question est aussi abyssale que complexe et les débats à son sujet font rage ; mais simplement d’indiquer que, même en assignant – comme on le fait – à la science l’objectif de maximiser le savoir, toute compétition suppose des métanormes socialement décidées ou construites qui pourront être plus ou moins égalitaires.

Dans la recherche scientifique, comme dans le sport et comme dans beaucoup d’autres domaines, les plus riches deviennent plus facilement plus riches que les plus pauvres.

Cependant, la question de l’inégalité ne s’arrête pas là. Jusqu’ici je considérais une sorte d’inégalité « statique », soit la confrontation de différents joueurs – laboratoires ou chercheurs. Il existe toutefois un aspect « dynamique » de cette question, à savoir, la manière dont les joueurs s’enrichissent, financièrement ou symboliquement au cours de la compétition, et donc la manière dont l’inégalité évolue.

Dans la recherche scientifique, comme dans le sport et comme dans beaucoup d’autres domaines, les plus riches deviennent plus facilement plus riches que les plus pauvres (on appelle « attachement préférentiel » un mécanisme de ce type : la richesse préfère aller aux plus riches). Pour le cas de la science, l’affaire est simple : l’individu – institution ou chercheur – qui publie obtient des crédits : plus il en a, plus il pourra publier, et à partir de là, augmenter son crédit bien plus vite que les autres.

La circularité est ici patente et mène, on le sait, à des distributions de financements de recherche – et donc, indirectement, de réputation – de type « invariant d’échelle » : très, très peu ont vraiment beaucoup, quelques-uns ont beaucoup, la grande masse a très peu, parce que l’attachement préférentiel produit pour des raisons mathématiques une distribution invariante d’échelle[6].

Le système actuel d’évaluation de la recherche présente toutefois une particularité qui le rend bien plus inégalitaire que cette circularité qu’on évite très rarement dans les institutions sociales. Il s’agit de la loterie induite par les très gros financements résultant d’appels à projets. Imaginons deux projets de « qualité » identique, soumis par des chercheurs à CV équivalents (si tant est qu’on puisse évaluer la qualité ; mais quel que soit le critère choisi le raisonnement reste valide). Puisque les financements sont rares, donc la compétition intense, l’un des postulants va en bénéficier et pas l’autre.

Le premier chercheur aura donc des moyens pour faire de la « bonne » recherche, continuer d’engranger des financements, et sur cette base, de développer une carrière de chercheur « excellent », comme on aime dire de nos jours. Et si le premier projet était légèrement supérieur au second, ou le CV du premier chercheur un peu meilleur que celui du second, de sorte qu’on ne trouve pas injuste qu’un seul des deux soit financé, la dynamique générale des financements implique que cette petite différence, à terme, se transformera en une énorme différence entre les deux chercheurs, puisque le premier cumulera les possibilités de chercher et donc les succès potentiels, tandis que le second trimera pour soumettre à nouveau son projet malheureux ou en concevoir d’autres.

J’ajoute : la situation est d’autant plus dramatique que ce qui fait souvent la différence entre les deux projets quasi-identiques en intérêt seront les capacités de communication, le caractère attractif des présentateurs etc, c’est-à-dire des qualités étrangères au contenu de la science. La plupart des chercheurs un peu expérimentés reconnaissent que pour les grandes agences de financement (ANR en France, NSF aux USA, ERC en Europe, etc.) comme pour les concours de recrutement (CNRS, etc.) l’art de la mise en scène de soi a de fait pris une importance démesurée.

Pour résumer, même si on accepte que la compétition pour financement de projets est inégalitaire, la dynamique de l’évaluation et des financements est telle que l’inégalité se redoublera d’une autre inégalité, indépendante des qualités scientifiques des chercheurs et des projets, et s’amplifiera. Cette amplification n’est pas le simple fait de la compétition en tant qu’activité de recherche menant à des manuscrits soumis à évaluation, mais plutôt l’effet du système actuel de financement de la recherche scientifique, un système dont ce genre d’effets collatéraux seraient légion. Elle n’est donc pas intrinsèque à l’activité scientifique comme telle, elle est plutôt profondément politique ; en d’autres termes, elle n’est pas scientifiquement nécessaire[7].

Pareille inégalité dynamique est un objet majeur de protestation de la part des chercheurs – lesquels n’ont en principe rien contre l’évaluation, à laquelle ils se soumettent bien davantage que leurs managers quand elle est faite par les pairs – ni contre la compétition, entendue du moins comme l’importance du système de peer-reviewing dans les revues.

La plupart des protestataires dans l’ESR revendiquent l’affinité de leur combat avec celui qui se mène aujourd’hui contre la réforme des retraites. Dans les deux cas, il s’agit de contester une réforme dont on ne connaît pas encore la forme exacte mais dont on sait, par les déclarations préliminaires qui les décrivent, qu’elles vont atteindre et abîmer quelque chose d’essentiel à l’État social français. Je ne rentre pas dans le détail. Des philosophes comme Barbara Stiegler ont récemment indiqué comment, fondamentalement, réforme des retraites et réforme de la recherche visaient à intensifier l’orbe de la compétition, à inclure dans le champ de la concurrence généralisée de tous contre tous les temps de la skholè, ce « loisir méditatif » que requiert la vie académique, comme de l’apaisement après le temps du labeur.

Mon propos est ici moins profond, touche la sémantique davantage que l’essence des choses : je remarque que dans le cas des retraites, la phraséologie de l’égalité occupe aussi le devant de la scène – certes, en inversé. Les nouvelles modalités de retraite – nous dit-on – seront plus égalitaires, puisque les régimes spéciaux devraient disparaître. Mais ici aussi, l’appel à l’évidence d’une inégalité dans le traitement actuel ne résiste pas à l’analyse. Les sociologues et les économistes n’ont pas eu de mal à montrer qu’une égalité des retraites suppose une égalité des classes sociales, et même des professions, devant l’espérance de vie – chose qui n’est nullement réalisée.

Retraites, ESR – des supposées évidences sur l’égalité et l’inégalité nous sont offertes comme arguments de vente de réformes qui, très profondément, visent à organiser et produire un type neuf d’inégalité, celui qui relève de l’ordre néolibéral de la concurrence de tous contre tous : compétition sans fin de chercheurs pour des postes et des financements toujours plus courts, précaires, raréfiés ; compétition généralisée des citoyens pour des « points » de retraite dont la quête s’étendra sur la vie tout entière.

Mais surtout comme je viens de le montrer (même si les modalités, pour ce qui concerne la retraite, sont sûrement distinctes) compétition bien différente de cette concurrence « libre et non faussée » par laquelle les libéraux classiques pouvaient envisager qu’une « main invisible » gouvernât harmonieusement la société : une compétition dont l’effet agrégé serait plutôt l’affrontement des 0,1 % et 99,9 % que récemment les mouvements d’Indignés ou d’Occupy ont imposé dans le débat public.

Ce qui apparaît comme le terminus ad quem de la recherche dans tous les discours des managers sur le sujet, c’est, sous divers aspects, la compétition économique internationale.

Certes, distinguer minutieusement les sens du mot « égalité » semble byzantin, et relever d’un désir de nuances peu compatible avec l’urgence qui sied à l’homme d’action. C’est l’activité de ce qu’Antoine Petit dans une tribune censée répondre à la levée de boucliers provoquée chez les chercheurs par son appel à une « loi inégalitaire », nommait, avec un mélange d’admiration et de condescendance, des « esprits savants », auxquels on opposera implicitement des esprits réalistes et pragmatiques. De fait, pragmatique, au sens étymologique où le pragma, la chose, s’oppose au mot, le manager de la recherche l’est exemplairement.

Il se fiche des affaires de mot : un jour il dit que la recherche doit être darwinienne, le lendemain, après que des « esprits savants » lui ont prouvé que « darwinisme » ici n’a aucun sens, il abandonne le vocable, « s’il ne vous plaît pas mettons-le de côté, peu importent les mots par lesquels nous nommons ce que nous faisons. » Gageons qu’assez vite le manager donnera ensuite congé à « égalité » et le remplacera par un autre terme.

Pragmatisme du néo-manager : l’essentiel est la chose, pas le mot ; mais qu’est-ce que la chose justement ? Elle est le fait des gens sérieux, qui s’occupent de la réalité et pas des discours, des mots, cette réalité étant au fond la guerre économique – « compétition internationale difficile et exigeante », dont parle Petit dans une tribune publiée par Le Monde en décembre dernier. Car ce qui apparaît comme le terminus ad quem de la recherche dans tous les discours des managers sur le sujet, quel que soit leur niveau dans l’échelle hiérarchique qui va d’un haut responsable universitaire au président de la République, c’est, sous divers aspects, la compétition économique internationale : ne pas se laisser battre ou distancer par la Chine, rester aussi innovant que les autres ou davantage – l’innovation technologique étant l’aliment de cette croissance, et la résultante du progrès scientifique (du moins en sciences dures).

Ici encore, il y a deux sens de « compétition » : celle que jouerait le chercheur, si on accepte de parler de compétition, est normée par la vérité ; celle dont il s’agit entre la France et l’Allemagne, ou l’EU et la Chine, a pour règle la croissance économique. Elles diffèrent, et rien n’indique qu’elles soient compatibles. De cette différence, il s’ensuit que toute justification, sur la base de la compétition économique, de la compétition entre chercheurs, ou plutôt du rôle croissant de cette compétition et de l’inégalité qui en découle – dont on a vu qu’elle peut être plus ou moins égalitaire –, est un contresens logique.

Pire encore, au fond, ces deux sens de « compétition » ne sont pas conciliables ; si les sciences – écologie, géosciences, géochimie, climatologie, biologie de la conservation, sociologie, etc. – depuis deux décennies nous délivrent un message clair, c’est précisément celui-ci : la forme du développement de nos sociétés post-industrielles s’avère catastrophique pour les écosystèmes existants. Autrement dit, la croissance économique n’est pas un bon idéal, du point de vue des écosystèmes que nous habitons, comme de la population humaine en général. Vouloir que la science serve la croissance économique – via l’innovation et le développement – revient donc à contredire le message récurrent de cette même science.

Par des glissements de sens, entre compétition et compétition, entre inégalité et inégalité, le manager de la recherche entend nous convaincre que la science est naturellement alignée sur la compétition économique avec les dragons de l’Asie, et que sa forme doit subséquemment se calquer sur le modèle de l’économie des start-ups. Mais ces glissements sont frauduleux, ils viennent recouvrir l’antinomie profonde entre ce que sont et disent les sciences d’aujourd’hui, et les objectifs que le management veut lui assigner. C’est pourquoi tout rêve de conciliation s’avèrera ici profondément illusoire.

 

L’auteur remercie Alice Lebreton Mansuy et Hervé Perdry pour leurs précieux commentaires et critiques.


[1] Un tel management est ces jours-ci représenté par la figure contingente d’Antoine Petit, mais ses représentants sont nombreux et pourraient être sans problème remplacés les uns par les autres dans mon argument, comme ils le seront probablement dans les mois qui viennent.

[2] Sur la vérité comme norme, on consultera Pascal Engel, Les vices du savoir, Agone, 2019.

[3] Au sens simple de correspondance avec le réel. Il existe des variantes de cette norme, et les philosophes des sciences professionnels en disputent sans fin, mais ces subtilités ne sont pas ici de mise. L’argument proposé, concernant égalité et inégalité, resterait valable dans tous les cas.

[4] Dans le contexte présent François Marchal (CNRS) a développé une analyse des limites de l’analogie avec le foot utilisée par les managers de la recherche, centrée sur le caractère ultralibéral du football actuel (bien distinct ici des autres sports).

[5] Yves Gingras, « Les transformations de la production du savoir : de l’unité de connaissance à l’unité comptable », Zilsel, 2018/2 (N° 4), pp. 139-152.

[6] Sur ce rapport classique entre processus et distribution on peut lire Réka Albert et Albert-László Barabási, « Statistical mechanics of complex networks », Reviews of Modern Physics, p. 47–97.

[7] Par exemple, elle disparaîtrait si on posait une mise initiale conséquente d’argent pour tous les labos, ce dont on a montré par un modèle mathématique que très probablement, le résultat en termes de qualité de la science produite ne serait pas pire que ce qui se passe aujourd’hui.

Philippe Huneman

Philosophe, Directeur de recherche à l’IHPST (CNRS/Paris-I)

Notes

[1] Un tel management est ces jours-ci représenté par la figure contingente d’Antoine Petit, mais ses représentants sont nombreux et pourraient être sans problème remplacés les uns par les autres dans mon argument, comme ils le seront probablement dans les mois qui viennent.

[2] Sur la vérité comme norme, on consultera Pascal Engel, Les vices du savoir, Agone, 2019.

[3] Au sens simple de correspondance avec le réel. Il existe des variantes de cette norme, et les philosophes des sciences professionnels en disputent sans fin, mais ces subtilités ne sont pas ici de mise. L’argument proposé, concernant égalité et inégalité, resterait valable dans tous les cas.

[4] Dans le contexte présent François Marchal (CNRS) a développé une analyse des limites de l’analogie avec le foot utilisée par les managers de la recherche, centrée sur le caractère ultralibéral du football actuel (bien distinct ici des autres sports).

[5] Yves Gingras, « Les transformations de la production du savoir : de l’unité de connaissance à l’unité comptable », Zilsel, 2018/2 (N° 4), pp. 139-152.

[6] Sur ce rapport classique entre processus et distribution on peut lire Réka Albert et Albert-László Barabási, « Statistical mechanics of complex networks », Reviews of Modern Physics, p. 47–97.

[7] Par exemple, elle disparaîtrait si on posait une mise initiale conséquente d’argent pour tous les labos, ce dont on a montré par un modèle mathématique que très probablement, le résultat en termes de qualité de la science produite ne serait pas pire que ce qui se passe aujourd’hui.