Littérature

Un grand individuel – à propos d’Un écrivain aux aguets de Pierre Pachet

Écrivain

En 2016 disparaissait l’écrivain Pierre Pachet, laissant derrière lui une œuvre marquante et singulière. Bel écho au livre-hommage de sa fille Yaël, Le Peuple de mon père, paru en 2019, la publication de ce recueil d’Œuvres choisies salue la plume fascinante, parfois « inquiétante », d’un auteur résolument engagé, qui savait mieux que personne entremêler quête de soi et plongée dans l’Histoire.

Il y a quelque chose d’assez réjouissant à voir réunis neuf des livres de Pierre Pachet sous une couverture rouge et l’appellation d’Un écrivain aux aguets, qui rassemble des Œuvres choisies par sa fille Yaël, dont on a aimé le récent et très beau Peuple de mon père (Fayard, 2019). Réjouissant, car voici un épais « livre rouge » qui donne à retrouver la voix d’un écrivain fort singulier.

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Pierre Pachet fut d’abord un grand professeur, un essayiste original, puis cette espèce de prosateur de l’intime qui dans ses essais sembla toujours interroger plutôt qu’affirmer, quelles que fussent ses positions, parfois tranchées, souvent redoutables, voire inquiétantes si l’on en croit la superbe postface de Martin Rueff initialement parue à la mort de l’écrivain (en juin 2016) sur le site d’En attendant Nadeau, prolongement de la Quinzaine littéraire dont Pachet fut l’une des plumes majeures : « Quant à moi, je me répète cette phrase de Rousseau parce que, finalement, je trouve qu’elle lui va bien : « vivant ou mort, il les inquiétera toujours » (c’est dans le troisième des Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques). Cette manière d’inquiéter, elle faisait partie de Pachet. Elle fait partie de Pachet. »

Parmi les positions plus ou moins « inquiétantes » de Pachet, il y a ce qu’il est sans doute réducteur d’appeler son anticommunisme, mais qui a à voir avec une forme très personnelle de réflexion sur l’Histoire, et consiste d’abord à honnir l’esprit de système. On en trouve l’expression particulièrement vive dans l’un des ouvrages peut-être les moins connus parmi ceux recueillis dans ce « livre rouge » : Bêtise de l’intelligence, initialement publié en 1995.

Il y a en tout cas chez Pachet une manière de s’approcher soi-même, explicitement.

Le point de départ en est une sculpture réalisée par Jean-Louis Faure, artiste ami de Pachet, qui met littéralement en scène le refus de Sartre et Beauvoir – présentés (et moqués) comme un seul corps à deux têtes – de serrer la main d’Arthur Koestler, l’auteur du Zéro et l’infini. La sculpture en question (dont on n’est pas obligé de goûter l’outrance démonstrative, dans sa manière ouvertement bricoleuse de jouer du grotesque) sert à Pachet de scène et de schème, si l’on peut dire, pour donner à penser ce qu’il définit comme une forme d’indignité : celle d’abord de l’État français à la fin des années trente, qui enferma les émigrés antifascistes dans des camps (« cette France de Vichy, c’est sans doute aujourd’hui encore une partie de la France, et pas seulement une partie de son passé ») ; celle surtout des intellectuels communistes de l’après-guerre, dans leur refus de considérer les effets réels du totalitarisme soviétique.

Sa critique porte sur les préjugés des bourgeois staliniens que sont en somme pour lui Sartre et Beauvoir, auxquels est opposée la figure libre et complexe d’Arthur Koestler, incarnation d’un individualisme qui constitue pour Pachet une qualité fondamentale (que l’on songe par exemple au titre de son essai de 1993 sur Michaux, Naipaul, Rushdie : Un à un, de l’individualisme en littérature, non repris ici mais dont Martin Rueff signale à quel point c’est aussi un grand livre politique).

La charge est violente, presque méchante à l’encontre surtout de Simone de Beauvoir, et il y a quelque chose d’un peu malaisé à lire certains passages du texte, même si l’on admet sans peine la pertinence générale du propos. C’est que pointe ici, de façon indirecte, une interrogation qui parcourt nombre des textes d’Un écrivain aux aguets : celle du rapport au couple, aux femmes, à la question du genre, si l’on veut, que ce soit dans le livre du père (Autobiographie de mon père, 1984), de la mère (Devant ma mère, 2007), du couple défait par la mort de sa femme Soizic (Adieu, 2001), des femmes retrouvées, interrogées, désirables, vieillissantes (L’Amour dans le temps, 2005 et Sans amour, 2011, deux essais moins convaincants, en raison peut-être d’une pointe de coquetterie, sinon de complaisance à se reconnaître scrutateur et séducteur)…

Il y a en tout cas chez Pachet une manière de s’approcher soi-même, explicitement, comme homme – fils, mari, amant et père lui-même – dans une acception qui interroge son temps (qu’est-ce que signifie être un homme de sa « génération » ?) et donne à penser pour soi la tension du préjugé (masculin) et de l’universel (humain).

Le préjugé, voilà justement la grande affaire de Pachet, et sa volonté sans cesse réaffirmée est d’en déjouer les pièges, de les dénoncer même, par exemple dans les postures du couple Sartre-Beauvoir dont il raille l’incapacité à revenir sur soi, à reconsidérer le passé, à revisiter les parcours de sa propre pensée, lorsqu’elle a failli. Pachet n’aime rien tant que la souplesse des retours, et son écriture en porte la marque mouvante, qui se donne à lire à chaque fois comme une expérience, une sorte de récit de voyage où l’on tiendrait une conversation avec soi-même comme avec les autres, et dont le terme n’est pas à l’avance connu. Tout le contraire donc de la rhétorique – fût-elle brillante – démonstrative, parfois tonitruante, des écrivains sans émotion.

L’un des textes de son essai L’Œuvre des jours, véritable chef d’œuvre de poétique appliquée, issu de conférences données en 1995 à la Villa Gillet et qui peut servir de vade-mecum à tout apprenti écrivain, revient ainsi, à travers la question essentielle de l’émotion, sur la figure de Sartre comme contre-modèle problématique, pour définir en conclusion une sorte d’esthétique rêvée du surgissement, de la surprise :

« Le travail d’un artiste peut consister à savoir guetter en lui-même ou dans les alentours de sa pensée la survenue de la nouveauté qui vient imposer ses exigences, la forme qui lui convient. Il y a des notations dans le Journal de Virginia Woolf, où elle enregistre avec espoir et terreur les signes d’une approche (comme l’aileron d’un requin qui rôde, dit-elle). À elle de savoir ensuite faire place à ce qui approche, lui prêter ses forces et son talent, respecter cette naissance presque monstrueuse qui non seulement réclame le passage, mais veut frayer ses propres voies. Ce n’est pas un convoi officiel auquel des motards en gants blancs assurent la priorité sur les grand’routes. C’est une chose sauvage, déchirante, avide du plaisir et du savoir qu’elle donnera peut-être. La poétique la meilleure sera celle qui gênera le moins sa naissance. »

Cette exigence de vérité, nécessité vitale autant qu’intellectuelle, se retrouve, au risque avoué de l’erreur ou de l’errance, dans tous les livres de Pachet.

Ces lignes, assez extraordinaires de beauté, closent un essai qui s’ouvrait sur une forme d’aveu, définissant un certain allant des livres de lecteur que sont aussi, toujours, les ouvrages de Pachet : « La littérature est pour moi liée aux idées, à la capacité d’avoir des idées, et non au langage, à la langue (…) L’idée, prise en ce sens, est un projet, un pré-projet, qui n’a pas encore été mis à l’épreuve de la réalité (réalité du langage, réalité des choses, réalité de la pensée). C’est justement en tant qu’elle n’est pas développée, qu’elle est pleinement idée… ».

Cette absolue nécessité d’une mise à l’épreuve, on la retrouve dans ce qui est peut-être le livre le plus fort de Pachet, celui en tout cas que je trouve le plus beau, Conversations à Jassy, qui raconte sur le mode de l’enquête quelque chose comme un retour vers le centre vif de l’Europe, le cœur absent d’une histoire de famille. En 1996, à la faveur d’un voyage universitaire, l’auteur se rend en Roumanie, dans la province de Moldavie, à la recherche d’une sorte de « pays fantôme », comme l’écrit sa fille Yaël dans sa remarquable introduction au texte, celui des Juifs de Bucovine et de Bessarabie, qui est un monde englouti, détruit par la Seconde Guerre mondiale, mais aussi le lieu d’enfance et de jeunesse du père de Pachet, Simkha Apatchevski.

De ce père, auquel le fils prêtera sa voix dans Autobiographie de mon père, un livre est resté comme en héritage : Kaputt de Malaparte, objet de fascination partagé, qui évoque le pogrom organisé à Iasi en juin 1941, rendu plus réel encore par l’espèce de faux témoignage d’un écrivain de génie… Conversations à Jassy fait ainsi se croiser l’interrogation sur les pouvoirs de la littérature et la possible vérité de l’histoire, à travers l’expression singulière, presque modeste, du moins sans effets apparents, d’un je qui avance vers l’ élucidation rêvée de sa propre énigme, son identité rapportée au destin de sa famille, comme à la tragédie collective des Juifs d’Europe centrale.

C’est proprement bouleversant : à la fois fragile et assuré, dans un même mouvement, celui de la pensée accordée à l’écriture, à la recherche d’un vrai qui les dépasse. Cette exigence de vérité n’est jamais une posture, mais une manière de nécessité vitale autant qu’intellectuelle, et se retrouve, au risque avoué de l’erreur ou de l’errance, dans tous les livres de Pachet : leur beauté possible tient à cette quête toujours sincère de soi, instable et magnifique, d’autant belle du fait de cette instabilité même, et qui dessine en définitive le fil dansant, infiniment vivant, d’une œuvre majeure.

Pierre Pachet, Un écrivain singulier. Œuvres choisies, Pauvert, 2020, 960 pages


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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