(Ré)écouter au temps du confinement

Tue le temps ou c’est lui qui te tuera – à propos des Basement Tapes de Bob Dylan

Journaliste

Six mois durant, dans une baraque rose de West Saugerties, Bob Dylan et les musiciens qui l’accompagnent s’isolent et en sous-sol donnent naissance aux Basement Tapes. Dans les entrailles de Big Pink se joue alors une fabuleuse odyssée souterraine, occasion pour Dylan, tout en tuant le temps, de se réinventer en puisant dans l’American Folk Music – c’est l’Americana, et l’immunité pour tous ceux pour qui « survivre est déjà un triomphe ».

La question de l’existence en milieu confiné c’est aussi, peut être avant tout, savoir comment tuer le temps. Comme le chante Bob Marley dans une version émancipée du Like A Rolling Stone de l’autre grand Bob de la chanson, Dylan : « le temps est un scorpion qui vous tue sans crier gare ».

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Face à cet impératif, tuer le temps avant qu’il ne vous tue, le même Bob Dylan se retrouva un beau jour de février 1967 à West Saugerties, peinarde bourgade rurale de l’état de New York, non loin de Woodstock, dans une maison au bardage rose, d’où son surnom de Big Pink. Pendant les 6 mois qui suivirent, Dylan et les musiciens qui l’avaient accompagné dans l’exténuante tournée mondiale de 1966, s’isolèrent dans le sous-sol de la bicoque pour farcir l’équivalent de 9 bandes magnétiques quart de pouce avec une centaine de chansons, originales ou non, achevées ou pas.

A l’époque l’ensemble plutôt rustique d’émigrés canadiens qui lui donne la réplique – Garth Hudson à l’orgue, Robbie Robertson à la guitare, Rick Danko à la basse, Richard Manuel au piano, bientôt rejoint par le batteur natif de l’Arkansas Levon Helm – ne s’appelle déjà plus The Hawks, et pas encore The Band. Mais personne ne maîtrise aussi bien les ressources, inconscient compris, de la musique populaire américaine. Ainsi vont naître les Basement Tapes, ces fameuses « bandes du sous-sol », longtemps, diffusées parcimonieusement sous le manteau sous forme de disques pirates, tenant ainsi en haleine les « dylanologistes » les plus forcenés, avant d’être rassemblées en recueil et coffret. Le plus important dans l’affaire étant que ces merveilleux incunables auront entre-temps complètement redéfini, et de manière radicale, tout l’éthos de cette même musique américaine.

Tuer le temps fut donc le premier objectif de ces petites réunions, qui ont d’abord pour cadre la Red Room, pièce dédiée aux joies de l’impromptu musical dans la maison que loue non loin de là Dylan – et qui n’a de « rouge » que le nom vu qu’à peine arrivé il en a changé la couleur – avant de migrer dans les soubassements de Big Pink. Garth Hudson, le seul à avoir suivi des cours d’électronique à l’université, a été chargé d’y brancher un petit studio artisanal avec les moyens du bord et des éléments éparses, quelques micros récupérés chez le trio folk Peter, Paul & Mary, leurs voisins, une table de mixage et un magnétophone prêtés par Albert Grossman, ci-devant manager de Dylan.

En quelques jours, le terrier voué un temps à de savoureux goûters rythmés se transforme en bateau ivre.

Tout commence donc un après-midi pluvieux de début mars par une chanson intitulée comme de bien entendu : « On A Rainy Afternoon ». Et de là, dans une ambiance festive, voire bachique, le démiurge et ses suppôts se mettent à dévider une pelote de refrains, de couplets, de thèmes où le nouveau et l’ancien se jaugent avec un respect teinté de défi. Dans sa République Invisible, Greil Marcus, exégète dylanien en chef, nous dépeint en termes théâtraux cette folle et recluse farandole : « Assises face à face, la Comédie et la Tragédie disputaient d’interminables parties de bras de fer sous les acclamations d’une meute de poivrots qui prenaient des paris. »

En quelques jours, le terrier voué un temps à de savoureux goûters rythmés se transforme en bateau ivre, son capitaine, contrefaçon beatnick de l’Achab de Melville, cinglant au doigt mouillé sur les flots impavides ou tempétueux de l’inspiration, ne sachant jamais tout à fait si le but de cette odyssée souterraine est de ramener l’ambre et les fanons d’une baleine blanche ou simplement de se distraire entre amis et de tuer le putain de temps. Pourtant, le souvenir de Garth Hudson, seul survivant avec Robertson du Band, restitue plutôt l’image saisissante d’un Dylan en transe attablé dans la cuisine, tapant fébrilement sur les touches de nacre d’une vieille Remington, avant de redescendre en trombe les escaliers pour donner corps à une nouvelle chanson. Preuve que l’affaire était quand même prise très au sérieux. Rarement vouloir tuer le temps ne l’a rendu aussi intensément vivant.

Cet enfouissement volontaire dans les entrailles de Big Pink ne répondait en rien à l’urgence que nous connaissons aujourd’hui. Pas de menace nucléaire, même si la paranoïa d’un conflit entre blocs tapissait l’esprit du temps. Pas de virus non plus. Mais un vague pressentiment apocalyptique. Pour beaucoup, 1967 c’est l’année des hippies, du « summer of love », de Monterey Pop. On en oublierait presque que ce fut aussi l’année où les Etats-Unis connurent 159 émeutes raciales, avec des villes comme Detroit et Newark en état de guerre (respectivement 43 et 26 morts). C’est aussi l’enlisement au Vietnam et un pourrissement de la chose publique qui désagrège jusqu’aux fondations de la Maison Blanche.

Prophète folk, puis ange exterminateur du rock, Dylan n’aspire qu’à reprendre le contrôle d’une identité qui lui échappe et d’un art qu’il cherche à réinventer.

Dans le premier volume de son autobiographie, Dylan voit l’Amérique revêtir « un manteau de colère » : « Les étudiants brisaient les vitres, cassaient les voitures. La guerre du Vietnam enfonçait le pays dans la dépression. Les villes brûlaient, les coups de matraque pleuvaient (…) Les étagères croulaient sous les bouquins. Le L.S.D. battait son plein, l’acide vous révélait la pose. Une nouvelle vision du monde secouait la société et ça allait vite – à toute berzingue. » Lui entend de toute urgence se soustraire à la saturation. Comme il entend s’évader de la penderie de personnages dont il a su avec goût endosser les costumes, avant de s’en sentir prisonnier, mal à l’aise avec la ville, le showbiz, la critique et surtout avec une notoriété qui poussent certains (l’inénarrable A.J. Weberman) à venir fouiller jusque dans ses poubelles.

Prophète folk, puis ange exterminateur du rock, il n’aspire qu’à reprendre le contrôle d’une identité qui lui échappe et d’un art qu’il cherche à réinventer. D’autres éléments, personnels, contribuent à accélérer la mue. En font partie un accident de moto survenu sur une route du comté (on dit que ça lui a coûté une vertèbre, quoique peu documenté l’événement reste sujet à caution s’agissant du plus grand menteur de l’histoire de la musique) et les naissances successives de Anna Lea et Samuel Dylan, second et troisième de la dynastie.

« Me voilà coupé du monde dans lequel je n’ai perdu que trop de temps / Il peut bien croire que je suis mort. (…) / Oui je suis mort au monde et à son tumulte et je repose dans un coin tranquille. Je vis solitaire dans mon ciel, dans mon amour, dans mon chant ». Dylan aurait pu ciseler avec ça (un poème de Freidrich Rückert, sublimement adapté par Gustav Mahler en 1901) une ode à la solitude, une ballade lancinante dont il a longtemps eut le secret, qui vous chavire l’âme comme une eau de vie. Et rejoindre en esprit ceux qui avaient choisis avant lui l’isolement rédempteur auquel il semble aspirer: le Tchékhov de Sakhaline, le Thoreau de Walden, le Jack London d’Alaska.

Quand Dylan se replie à Woodstock, il ne s’affranchit du monde que pour mieux s’enraciner dans une communauté, sa famille, ses musiciens.

Faire le mort, vivre dans une cabane en rondins près d’un étang, pêcher la loche et chasser l’opossum. Sans doute un rêve qu’il caresse secrètement, que trahissent certaines photos. Dans la série bucolique prise par l’objectif de John Landy à Woodstock, il pose devant un tas de bûches. Alors qu’il trinquait quelques mois plus tôt à la Factory avec Warhol, Nico et Edie Sedgwick, le voici garçon de ferme revenant de traire les vaches. Mais à la main ni hache, ni seau à lait. Juste une guitare acoustique Martin.

Dylan n’a jamais été le dernier à prendre la poudre d’escampette. Ses chansons d’adieux des débuts – « Long Time Gone », « Farewell », « Don’t Think Twice It’s All Right »- en témoignent. Hobo oui, vagabond certes, pierre qui roule assurément. Mais ermite ? Quand il se replie à Woodstock il vise autant l’isolement que le ressourcement, ne s’affranchit du monde que pour mieux s’enraciner dans une communauté, sa famille, ses musiciens. Le Band devient alors sa loge maçonnique et le parfait contre-exemple à tout ce qui fait tendance, le psychédélisme, son orgie de couleurs, de sons, ses mandalas, sa quête transcendantale… Le Band ressemble à une confrérie Amish et fait de la musique comme un syndicat d’arpenteurs spinozistes. Eux n’annoncent pas l’avènement de l’ère du Verseau, se tapent de l’utopie new age, fuient les solos de 25 minutes à la Jerry Garcia.

Quant au petit maître, rock star insaisissable, pourtant la plus adulée du moment, prophète folk d’une génération en révolte, qui hier encore annonçait que les temps allaient changer, que l’avenir leur appartenait, le voici qui subitement se tourne vers le passé et la musique jouée à la charnière des siècles par les pionniers, les trimardeurs, les rémouleurs de rengaines. Piochant sans vergogne dans le puits sans fond d’un répertoire mité comme de la vieille dentelle, duquel le musicologue Harry Smith a tiré en 1952 son inestimable anthologie. Tout se passe dans ce huis-clos de Big Pink avec pour témoins et complices sa fratrie de canadiens austères.

Les Basement Tapes sont plus ou moins toutes vouées à se (nous) prémunir contre l’absurdité d’un monde froid et cruel.

Robertson : « Bob jouait quelques mesures d’une vieille chanson et il disait : “Peut être qu’il y a une chanson nouvelle là dedans. » Syndrome de la matriochka, où il suffit d’ouvrir une poupée russe une pour qu’une autre apparaisse, un vieil air du temps de la Grande Dépression engendre une complainte en habits recyclés. Parlant de l’un de ces auteurs méconnus de l’anthologie Smith, un certain Bock Doggs, Marcus en définit ainsi le style : « Primitif moderniste. Primitif parce que c’est un assemblage de pièces de rebut comme il en traîne partout, mélodies archi éculées, débris de chansons anciennes et de ballades jouées sur des instrument achetés dans des brocantes ; moderniste parce qu’elles portent sur les choix qu’on devait faire dans un monde qu’un Dieu indifférent avait de toute évidence abandonné, un monde où on était condamné au repli sur soi, où seuls l’art et la révolution, manière de refaire le monde, permettait de s’évader de sa petite personne. »

Voilà bien l’esprit et l’esthétique des Basement Tapes, ce fatras de morceaux rock’n’roll pour bastringue pleurétique, de ballades aux fonds de culotte troués, de romances bancales, perchées, tordues, certaines comparables à une ruée d’ivrognes dans un saloon borgne, d’autres à des moments de pure grâce épiphanique. Plus ou moins toutes vouées à se (nous) prémunir contre l’absurdité d’un monde froid et cruel. Mine de rien, en loucedé, Dylan vient d’inventer là ce qui va procurer à la musique blanche ricaine son boulot pour les quarante prochaines années, l’Americana, sorte de contre-culture étanchée par la racine.

Quand en 1975, et de guerre lasse, Columbia consentira à sortir un double album avec une sélection de chansons du sous-sol, agrémentés d’inédits du Band, histoire de couper court définitivement à la production de pirates, on put enfin avoir accès à la mythique tanière et à son miel sardonique. De la ménagerie humaine de la fameuse pochette signée John Sheele, où se retrouvent confinés dans une vieille chaufferie acteurs musicaux (Robertson en costume Mao, Dylan en veste mexicaine), artistes de cirque et curiosités de foire, mais aussi personnages directement inspirés des chansons comme la voluptueuse Miss Henry et l’eskimo Quinn, le disque ouvrait alors la cage.

S’en échappèrent un cloaque de destins en roulotte, de vies que l’on devine estropiées, comme un flash back au Freaks de Todd Browning, comme une caravane de l’étrange avec sa procession d’impénitents, sa ribambelle de prédicateurs, d’hurluberlus ventriloques, de pèlerins sans refuge, de margoulins, de fuyards, de réprouvés. Toute une humanité pour qui « survivre est déjà un triomphe » comme l’écrit Harry Crews. Tout un monde dans lequel Dylan cherche peut être une trace ultime de solidarité, même si son sens du grotesque n’a jamais autant fait merveille, ni son art de subvertir tout ce qu’il touche autant performé.

« Dans ce monde de dingues, tout peut sortir d’une chanson, résume-t-il dans ses mémoires. Même Gutenberg, même la Joconde ». Certaines feront carrière, le plus souvent interprétées par d’autres : « This Wheels of Fire », « I Shall Be Released », « Quinn The Eskimo », « Tears of Rage ». Le reste, tel le sublime « I’m Not There », enseveli sous près d’un demi-siècle de poussière, devra attendre la parution en 2014 d’un coffret avec l’intégralité des titres et des prises. Bien assez, ces jours-ci, pour se faire une idée de ce que peut nous proposer de plus précieux un poète en temps de peste : l’immunité.

Bob Dylan, The Basement Tapes, 1975.


Francis Dordor

Journaliste, Critique musical

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